Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/5

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 129-134).


V

SANGUINE

 
« Voilà bien des détails pour une parenthèse !
S’exclame le lecteur. À quand votre récit ?
C’est tenir à plaisir le public sur la braise,
Abuser de son temps, dont il vous fait crédit.
À la fin ces hors-d’œuvre émoussent l’appétit,
Monsieur, vous vous moquez de nous ! » — À Dieu ne plaise !

C’est que j’arrive au point délicat, périlleux.
Pour la quantième fois depuis qu’existe un monde,
Va-t-il falloir conter le roman aussi vieux
Que l’histoire d’Isis ou de Vénus la blonde ?
L’amour est éternel, et la terre est féconde :
Les enfants ont repris l’œuvre de leurs aïeux.


Ils marchaient en causant. La glace était fondue.
La Guigne regardait parfois le Veloureux,
Heureuse que celui qui l’avait défendue
Fût aussi beau garçon qu’il était vigoureux ;
Et lui, de son côté, n’était pas malheureux
De sentir à son bras cette fille pendue.

Il rougissait. Un trouble inconnu jusqu’alors
Faisait battre son cœur, vierge comme son corps ;
À ses lèvres brûlait une soif ignorée,
Et de sa chair, d’amour et de plaisir sevrée,
Les sens se réveillaient dans de vagues transports.
Ainsi montent les flots houleux de la marée.

La Guigne, — j’en conviens et je l’ai dit assez, —
N’avait point l’ignorance aimable des rosières
Portant de blancs bouquets dans leurs cheveux tressés ;
Et pourtant j’ai connu beaucoup de grimacières,
Collets montés veillant au langage, aux manières,
Qui lui rendraient des points, malgré leurs yeux baissés.

Elle eut vite aperçu le trouble du jeune homme ;
Peut-être le comprit-elle même avant lui.
Lorsque le père Adam a mordu dans la pomme,

Gourmandise que nous payons cher aujourd’hui,
Ève fut la première à deviner ce qui
Devait de nos beaux jours diminuer la somme.

Elle s’y connaissait : jamais, au carrefour,
Les jeunes ouvriers qui lui faisaient la cour
N’avaient du Veloureux la naïve éloquence.
Il disait plus et mieux en gardant le silence,
Ou, lorsqu’il lui parlait de tout, sauf de l’amour,
L’accent donnait le poids au mot sans conséquence.

Elle essayait de rire ; au fond, elle songeait,
Et son babil nerveux cachait mal sa pensée.
Le trouble se montrait dans sa gaîté forcée,
Il marchèrent longtemps, ignorant qu’il neigeait,
Que le soir approchait, qu’une heure était passée,
Et que pour revenir long serait le trajet.

Il fallut regagner enfin la pauvre rue
Et remonter à deux la route parcourue.
Ils ne déploraient pas la longueur du chemin.
Serrés l’un contre l’autre et la main dans la main,
Ils bravaient les flocons que déversait la nue,
Oubliant le passé comme le lendemain.


Malgré leurs petits pas et leur marche plus lente.
Et des arrêts fréquents, et de nombreux détours
Auxquels en tout pays les amants ont recours
Pour oublier du temps la marche pétulante,
Ils revirent trop tôt les murailles des cours
Que des bouges rayaient d’une lueur sanglante.

Et le bruit de la danse, et les archets grinçants,
Et les cuivres discords, ce bal doublé d’orgie,
Ces portes de l’enfer ouvertes par instants
Pour rafraîchir un air vicié de tabagie,
Et jeter, délirants ou pris de léthargie,
Des grappes de soulards sur les pavés glissants, —

Les surprit dans le songe où, sans oser le dire,
Ils s’étaient rencontrés en marchant tout le soir ;
Cet idéal de paix auquel le cœur aspire,
Le mirage qu’hélas ! on ne fait qu’entrevoir,
Et qui nous laisse après, tristes, sous le ciel noir,
Nous qui rêvions le mieux en présence du pire !

« À revoir ! lui dit-elle, à revoir, et merci !
— Mais nous ne pouvons pas nous séparer ainsi !
Murmura le jeune homme en doublant son étreinte.

Puis, d’abord… où vas-tu ? — Partout… là-bas… ici…
À la place où du froid on ressent moins l’atteinte.
Oh ! je trouverai bien un gîte… Sois sans crainte…

— Mais n’ai-je pas compris que tu n’avais plus rien,
Qu’aujourd’hui, par ce temps où je plaindrais un chien…
Des hommes, de sang-froid, t’avaient mise à la porte ?…
— C’était le jour du terme… Après tout, que t’importe ?
Qu’a de commun ton sort tranquille avec le mien ?…
Et maintenant surtout… je voudrais être morte !

— Écoute ! reprit-il, c’est bien vilain, la mort !
Je t’aime… Aimer, dit-on, augmente le courage.
Je suis seul, j’ai du pain, du bois et de l’ouvrage…
Je puis gagner pour deux… je puis t’offrir un sort…
Si tu voulais… un mot… et du vent qui fait rage…
Ensemble nous pourrons narguer le vain effort… »

Il l’avait entraînée avec lui dans l’impasse,
Au pied d’un escalier, sous une porte basse.
Il faisait froid dehors, à la bise des nuits…
Le jeune homme était bon ; il l’aimait bien… et puis
La faim la tiraillait ; elle était faible et lasse…
« Soit, lui dit-elle enfin, je t’aime et je te suis… »


N’en déplaise au lecteur, ces amours idylliques
S’éveillèrent l’hiver dans un pauvre grenier,
Sous les toits, à côté des moineaux faméliques,
Voisins des chats rôdant autour du pigeonnier.
Ce taudis était loin des bosquets de Chénier
Où le berger Tircis chante ses bucoliques.

Le vent du nord soufflait ; le fantasque Ariel
Pour quelque Prospero déchaînait sa tempête,
Et des brouillards neigeux cachaient l’étoile au ciel :
Vers l’aube, les rayons de la lune indiscrète
Pénétrèrent blafards dans l’obscure chambrette
Où nos amants rêvaient de la lune de miel.