Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/6

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 135-139).


VI

CARRARE

Non, tu ne l’aimais pas, maigre et rieuse fille,
Car c’est de volupté que ton œil sombre brille.
Malheur à qui prendrait pour le sublime amour
Ce caprice nerveux, si chaud au premier jour !
C’est ta chair seulement qui brûle et qui frétille.
Malheur à qui croirait que l’âme aura son tour !

Ô Guigne, ton désir s’arrête à l’épiderme,
Et ce matin d’hiver qui te surprend au lit,
Rêveuse, le regard vers le plafond sali,
Alors que du maçon l’œil doux encor se ferme,
Ne remarque-t-il pas que ton roman pâlit ?
Ne souhaiterais-tu d’en voir déjà le terme ?


Il dormait, le colosse ; il soufflait bruyamment.
L’ineffable bonté, la paix, la confiance,
Illuminaient son front de leur nimbe charmant.
Des femmes il n’avait pas encor la science :
Les froides Dalilas donnent l’expérience
Aux Samsons généreux, perdus en les aimant.

Ah ! si le Veloureux avait vu cette moue,
Ce rire dédaigneux qui contracte la joue,
De sa brune maîtresse aurait-il deviné
Que son amour allait le rendre infortuné,
Son cœur étant de ceux avec lesquels se joue
La femme sans tendresse à qui l’on s’est donné ?

Sur les sommets abrupts de la Jungfrau glacée,
Depuis le premier jour la neige est entassée.
Neige d’argent, blancheur, jamais un pied humain
N’a tracé dans ta plaine un profane chemin.
On la voit, au couchant, rougir embarrassée,
Comme monte au front pur un pudique carmin.

Elle vaut son doux nom de vierge au mont sévère.
Un chasseur de chamois, à ses heures trouvère,
Au Giesbach me conta l’histoire que voici,

Le mois où dans les prés pousse la primevère.
— Inutile au lecteur de froncer le sourcil,
Je jure que ce conte est utile au récit.

Le soleil, qui des monts détache l’avalanche,
Darde ses flèches d’or sur la montagne blanche.
C’est qu’il aime la neige ; il l’éclaire au matin,
Il la fait chatoyer ainsi que le satin
D’une robe de noce, ou celle que dimanche
À la madone met le dévot sacristain.

Il la couvre, à midi, d’or et de pierreries ;
L’œil ébloui ne peut en supporter l’éclat.
Les jeunes souverains de votre pays plat,
— Les montagnards ainsi désignent nos patries, —
Vos brillants officiers, votre premier prélat,
N’ont sur l’habit de cour autant de broderies.

La neige laisse faire et jamais ne s’émeut.
L’astre, pour être aimé, fera tout ce qu’il peut ;
Il veillera discret et caressant à l’aube.
Il boudera parfois, triste, les jours qu’il pleut.
Les beaux soirs recueillis avant qu’il se dérobe,
Avant que pour la nuit il nous cache son globe,


Comme Sardanapale, il aura son bûcher
Rouge de pourpre et d’or. Dans cette apothéose,
Aux couleurs d’arc-en-ciel que l’homme a beau chercher,
Mais que n’ont pu trouver ni les vers ni la prose,
Vaste tache de sang, il donne un reflet rose
À la blancheur. C’est tout : rien ne peut la toucher.

C’est en vain que la flamme aspire à correspondre
Avec ce blanc linceul, presque immatériel,
Qui semble la toison des étoiles du ciel
Que le Pasteur divin à chaque hiver fait tondre :
La neige sur le mont narguera le dégel.
Cette glace, ô soleil ! tu ne pourras la fondre !

Ainsi le printemps passe ; on arrive en juillet.
Un jour qu’impatient d’ardeur l’astre superbe
Sur sa tige flexible avait courbé l’œillet,
Fatigué l’arrosoir qui parfois le mouillait,
Tari la pauvre source et partout brûlé l’herbe ;
Alors que ses rayons d’aplomb lançaient leur gerbe,

Tout à coup sur la lande alpestre, en plein midi,
La neige, qui n’avait jamais senti l’atteinte
De ces chaleurs d’été, tressaillit sous l’étreinte,

Sous le baiser de feu du soleil ébaudi.
C’en était fait, la vierge austère était contrainte,
Et l’amant devenait de plus en plus hardi.

Son haleine de feu pénétrait la chair nue.
« Oh ! disait-il, je t’aime et tu seras à moi !
Viens, neige, goutte d’eau, remonte dans la nue ;
Sur un rayon puissant, sublime palefroi,
Je t’emporte… Il est temps de calmer ton émoi…
Ah ! tu m’as fait souffrir… Mais la grâce est venue. »

Mais la neige était prude et méchante, et, plutôt
Que de voler vers l’astre, elle sauta, rapide,
La pente du glacier, devint ruisseau limpide.
Les efforts du soleil, hélas ! gonflaient le flot,
Et le torrent braillard, impudent, au galop
Passant par là, surprit la cascade stupide,

L’emporta dans sa course et la fondit en lui.
Depuis lors, le soleil bien des étés a lui
Sur les sommets glacés. Ses rayons ont beau faire,
C’est toujours le torrent que la neige préfère
Que d’amants bien doués il est sur notre sphère
Dont la maîtresse avec un drôle s’est enfui !