Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/9

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 148-158).


IX

EAU-FORTE

 
Septembre a de ces soirs pleins de mélancolie
Où les souffles d’été se font déjà moins lourds,
Humectés comme aux pleurs d’adieu de nos beaux jours,
Où le ciel constellé semble une panoplie
De cuirasses d’argent sur un fond de velours,
Par le Dieu des combats incessamment polie.

J’aime alors à rêver, tout seul, au bord des eaux ;
À mes pieds vient mourir la vague caressante ;
Des murmures plaintifs courent dans les roseaux ;
Les barques des pêcheurs, depuis l’aurore absentes,
Touchent terre, carguant leurs voiles frémissantes,
Avec les battements d’une bande d’oiseaux.


Les prés sont endormis. Entre les digues mornes,
Le fleuve se déroule à l’horizon sans bornes.
Surpris dans le repos qui se répand sur nous,
Vers le croissant des cieux, taillé comme leurs cornes,
Les taureaux mugissants lèvent leurs mufles roux,
Comme s’ils devenaient de la lune jaloux.

Dans un vague lointain estompé par la brume,
Sur les quais encombrés de piles de ballots,
Le long de la cité le rivage s’allume,
Et les reflets tremblants de ses rouges falots,
Avec les astres bleus confondus dans les flots,
Semblent comme le jet enflammé de l’enclume.

Par un de ces beaux soirs, sur la berge d’un pont,
Le Veloureux rêvait à jeun, le gousset vide,
Lorsqu’une voix de femme, au doux timbre, limpide,
L’ayant fait tressaillir, il releva le front.
Ce ne fut qu’un éclair. Dans un regard rapide,
Il reconnut la Guigne au bras du monsieur blond.

La Guigne ! Mais superbe, élégante, embellie,
Quoique gardant son air impudent de gamin.
Un costume brun clair, garni de nœuds carmin ;

Un chapeau tout petit, de paille d’Italie,
La plume et les rubans d’un rouge noir de lie ;
Des bottines d’étoffe, une ombrelle à la main.

Voilà, grosso modo, quelle était sa toilette.
Ses beaux cheveux de jais, trésor luxuriant
Où le soleil mettait une ombre violette,
Retombaient dans son col ; son œil était riant,
Mais étrange et railleur. Les jours, en s’enfuyant,
N’avaient guère changé la brune maigrelette.

Du reste avec aisance, un maintien sans défauts,
Des grâces de haut goût chez la demi-mondaine
Qui vont avec le musc et les diamants faux,
La Guigne supportait sa fortune soudaine,
Les huîtres, le champagne et les robes à traîne.
Il fallait s’en donner avant le coup de faux !
 
Disait-elle souvent. Elle était de parole.
Le luxe est le premier besoin de la beauté.
L’amour ne vient qu’après ; autant jouer le rôle,
Au lieu du sentiment offrir la volupté…
Chez la Guigne l’amant s’en était contenté.
Elle ne l’aimait pas, mais le trouvait très drôle.


Oui, très drôle en effet. Blond, fadasse et cagneux,
Vingt-deux ans et blasé sans avoir vécu ; chauve,
Le sang vicié, brûlé, le cerveau nul, les yeux
Préférant, comme ceux d’une chouette fauve,
L’ombre, le demi-jour. Il recherchait l’alcôve
Banale et les baisers flasques des mauvais lieux.

Si le maçon avait pu lire dans cette âme,
Peut-être depuis lors aurait-il oublié
Les six mois qui l’avaient à la Guigne lié,
N’aurait-il plus été jaloux de cet infâme,
Se serait-il senti honteux, humilié,
D’avoir été jamais l’amant de cette femme !

Mais il ne voyait, lui, ce soir, que le gandin,
Le monsieur comme il faut, qui laid est supportable,
À qui le linge blanc donne un air respectable,
Qui porte un chapeau noir, met des gants, boit à table
Le vin dans du cristal ; qui, voleur ou gredin,
Pour l’ouvrier professe un suprême dédain.

Et comme le cratère où la lave s’éveille,
Comme un vin fermenté qui travaille et qui bout
Jusqu’à faire voler en éclats la bouteille,

Le cœur du Veloureux, de patience à bout,
S’emplit, en les voyant, de rage sans pareille.
Pour assouvir sa haine il était prêt à tout.

« Gaston, venez, venez… disait la voix damnée…
Tu me dois un plaisir : je l’ai gagné ce soir
En soupant avec toi dans ce caboulot noir.
Quel cuisinier d’enfer ! je suis empoisonnée !
Si nous faisions un tour ? Près d’ici je crois voir
Une chaloupe… Viens, pour finir la journée ! »

— Comme tu veux. Mais qui ramera ? dit Gaston.
— Que m’importe ? fit-elle ; un batelier se trouve,
Et voici justement quelqu’un qui nous le prouve. »
C’était le Veloureux. « Mon brave homme, peut-on,
Lui dit-elle, montrant ses dents blanches de louve,
Se risquer là-dedans mieux que sur du carton ? »

Il était tant changé que la femme frivole
Ne pouvait le revoir dans cet homme barbu,
Maigre, voûté, défait, en sale camisole,
Et fleurant l’alcool brûlant qu’il avait bu.
Le jockey connaît-il le vieux cheval fourbu,
Son favori, traînant aujourd’hui la carriole ?


« Madame peut entrer, » dit-il, rauque, enroué.
La Guigne tressaillit à cette voix usée,
« C’est un bateau très sûr, je l’ai souvent loué ;
Il a même affronté les flots du Zuyderzée ;
Il court plus vite à l’eau qu’en l’air une fusée ;
Puis sur ces bancs on est à peine secoué… »

Elle le regarda fixement… Ce front blême,
Ces yeux caves, pourtant ne la frappèrent pas.
« À quoi pensais-je donc ? » fit-elle en elle-même…
Puis tout haut : « Cher Gaston, jusque dans le trépas
Vous avez dit me suivre… Offrez-moi donc le bras…
Et sautons dans la barque… Ô Gaston ! je vous aime !

Hé ! l’homme ! Vous ramez, n’est-ce pas ? En avant ! »
Le Veloureux, suivant les ordres de la Guigne,
Détacha le cordeau. Sur le fleuve mouvant
Le bateau s’engagea, gracieux comme un cygne.
La Guigne applaudissait, ses beaux cheveux au vent.
Gaston cachait sa peur sous un mutisme digne.

« Mais j’y songe, il faudrait quelqu’un au gouvernail ! »
Elle y courut, faisant pencher la barque frêle.
« Ne te bouges pas tant ! » criait le blondin grêle.

Elle rit aux éclats, à pleines dents d’émail.
Le Veloureux ramait : c’était son seul travail
Depuis longtemps. Ce soir aussi c’était pour elle !

Il ramait en cadence et toujours loin du bord.
La nuit était splendide. Une lune d’opale
Sur la moire du fleuve agitait son front pâle.
L’eau mouillant l’aviron arpégeait un accord
En retombant dans l’onde, et les fanaux du port
Se faisaient plus petits après chaque intervalle.

La Guigne fredonnait de gaillardes chansons,
Et la barque glissait toujours sous les étoiles.
« Depuis quelques instants nous croisons moins de voiles,
Dit Gaston ; il est tard. — Qu’importe ? Dépassons
Les limites du port ; allons loin. Harassons
Les bras de ce rameur jusqu’au sang, jusqu’aux moelles. »

Puis elle gouvernait sans songer au retour.
Une femme jamais n’avait été si belle !
Le Veloureux suivait l’harmonieux contour
De ce corps ravissant aux membres de gazelle,
Cette taille, ce buse svelte de demoiselle
Se tordant sous la main avide de l’amour.


Oh ! s’il pouvait encor l’emporter sur sa couche !
Mais il était trop fort : le satyre effarouche
La sylphide ; la nymphe a peur des faunes roux ;
Mais le satyre brûle, et le faune est jaloux,
Surtout si quelque nuit, ô femme, sur ta bouche
Il assouvit la soif que tu mettais en nous !

Et le Veloureux pleure. On ignore qu’il souffre.
Près de lui cette Guigne au parler insolent,
Qui trouve qu’à ramer son bras devient trop lent,
Cette Guigne l’aimait ! Et des flammes de soufre
Passent devant ses yeux, et le reflet sanglant
De la lune lui dit que profond est le gouffre.

« Retournons, dit Gaston ; il fait frais, il est tard…
— Il est même trop tard ! lui répond le brave homme.
— Tiens, qu’a-t-il, celui-là, pour sortir de son somme ? »
Reprend le blond gandin. C’est égal, l’œil hagard
N’a rien de cet éclat que rassurant l’on nomme.
Et Gaston vaguement souhaite être autre part.

« Oui, que voulez-vous dire ? » intervient sa maîtresse ;
Et le ton de sa voix égratigne et caresse.
« Vous avez dit un mot que je n’ai pas compris. »

Ici, pour le rameur, le ton dit le mépris.
« Vous parlez de retour. Ma foi, rien ne nous presse…
Gaston, obéissez ; vous savez pour quel prix !… »

Pourtant le Veloureux s’est dressé. « Le prix, femme ! »
Rugit-il, et sa main a déposé la rame ;
« Le prix, nous le payons : c’est ma dette, le sang…
Allons, petit, à toi d’abord ! » Et Gaston sent
Sa gorge, où meurt le cri d’angoisse qu’il exclame,
Se fermer à coup sûr dans cet étau puissant.

La Guigne, il est trop tard, en effet, pour comprendre :
C’est un verdict de mort que vous venez d’entendre ;
Votre juge c’est lui, le martyr dédaigné.
As-tu songé parfois à ce que son cœur tendre,
Pour ton ingratitude, avait déjà saigné,
Femme, démon charnel dans les plaisirs baigné ?…

Il est trop tard. Deux cris, et la barque chavire !
Mais alors seulement le drame a commencé.
Ce qui sous le flot glauque et visqueux s’est passé,
Pourrais-je, le sachant même, vous le décrire ?
Le Veloureux tenait dans son poing convulsé
Son rival, implacable et froid comme un vampire.


La lutte fut affreuse au fond du gouffre amer…
Gaston se débattait, mais la serre était forte.
Quand la main se rouvrit, la victime était morte,
Et le courant fatal l’entraînait vers la mer ;
Et quelques jours après, à Douvre, un coroner
Ausculterait ce corps que la vague lui porte.

Le meurtrier revint, la tête à fleur des flots.
Il regarda. Les cris, les spasmes, les sanglots,
Avaient cessé déjà dans le silence et l’ombre.
Les astres, ces témoins, étincelant sans nombre,
Lui parurent alors entourés de halos
Que teignait un sang rouge. Et la vague était sombre…

Le cœur a des retours. Celui du Veloureux
N’eut plus qu’un seul désir : sauver la femme aimée.
Un meurtre suffisait : sa haine était calmée.
Il aperçut la Guigne au-dessus des flots creux.
Les yeux fermés, la lèvre pâle, inanimée.
Elle flottait le front élevé vers les cieux.

Il nagea, la saisit, lui soutenant la tête.
En atteignant la rive, il était épuisé.
Il réchauffa le corps, qu’il avait déposé

Sur l’herbe, le frotta, guettant, l’âme inquiète,
Le souffle sur sa bouche, un soupir accusé
Témoignant que la mort lui rendait sa conquête.

Bonheur ! elle vivait. Alors, à pleine voix,
Il se mit à crier : « Au secours ! » par trois fois.
Non loin du fleuve était une pauvre chaumière
Dont les gens se levaient avec de la lumière,
Et l’on voyait courir des torches dans les bois…
À genoux, le maçon récitait sa prière.

L’aube venait. Déjà s’éveillaient les oiseaux ;
Les chevaux de labour soufflaient par les naseaux.
Pour la dernière fois son regard triste et tendre
Enveloppa la Guigne… On arrivait. Attendre
Pouvait tout différer… Il gagna les roseaux
À reculons… et seul il se laissa descendre…

La mouette aux poissons a disputé ses os.

Anvers, le lundi gras 24 février 1879.
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