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Les Plateaux de la balance/La Charité intellectuelle

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Texte établi par Perrin et CiePerrin et C.ie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 315-333).


DE LA CHARITÉ INTELLECTUELLE



S’il s’agit de la charité matérielle, on trouve quelques hommes qui la font. S’il s’agit de porter à des peuples ignorants la connaissance élémentaire des vérités religieuses, il se trouve des héros pour cet acte héroïque Mais je veux parler ici d’une charité souvent oubliée, c’est la charité intellectuelle.

L’homme a mille besoins. Il est celui qui a besoin. Il ne vit pas seulement de pain, il vit de parole. Et parmi les hommes il s’en trouve qui ont des besoins particuliers et exceptionnels, des besoins de lumière. Il en est qui ont besoin de parole et même de parole splendide. Il en est qui ont besoin que la parole arrive à eux revêtue de magnificence. Il en est qui ont besoin, non seulement pour l’ornement de l’intelligence, mais même pour la vie de l’âme, et je pourrais ajouter pour la vie du corps, que la parole arrive à eux, telle que leur âme est faite pour la désirer, pour la recevoir, pour l’assimiler. Ce sont là des pauvres d’un genre spécial ; car ils ont un besoin de plus que les autres, et ce besoin est rarement satisfait. Ce sont là des pauvres, et la charité qui s’adresse à eux est la plus rare des charités.

L’Évangile parle à chaque instant de ceux qui ont faim et soif. Il a soin de nous avertir lui-même qu’il prend ce mot dans le sens le plus général et le plus étendu. La faim et la soif qui portent sur la justice comptent parmi les béatitudes. Mais l’homme semble singulièrement porté à restreindre la signification de la faim et de la soif qu’il s’agit de soulager. Plus un besoin est matériel, plus il excite facilement la pitié. Plus il s’élève dans la hiérarchie des nécessités, plus il échappe à la compassion. Tel homme qui ne voudrait nullement faire mourir de faim dans le sens matériel du mot, ne craint pas de commettre le même acte dans le sens intellectuel.

Or la parole écrite est une immense charité, et sa diffusion, quand elle est bonne et belle, est, par excellence, l’acte de charité au dix-neuvième siècle. Ce mot de charité perdu parmi nous sa splendeur. Nous oublions beaucoup trop que charité veut dire grâce. Charité veut dire splendeur. Nul ne fait acte de charité s’il ne fait acte de beauté.

Il est temps de restituer aux mots leur gloire, et le plus glorieux des mots, c’est le mot de charité.

Dans ces temps où nous sommes, où les besoins humains semblent se faire plus criants, plus impérieux, plus déchirants, personne ne peut savoir combien le beau fait de bien.

Il existe au fond de beaucoup d’âmes des faims et soifs dévorantes qui appellent la parole écrite. Entre ces lecteurs avides et l’écrivain, avide aussi, il doit se faire un courant de charité sublime, car tous donnent et tous reçoivent. Le lecteur donne immensément à l’écrivain, et l’écrivain ne sait pas lui-même combien il reçoit de son lecteur. Comprendre, c’est égaler, a dit Raphaël. Celui qui comprend fait à celui qui parle une immense charité. Personne ne peut mesurer, dans le siècle où nous vivons, l’importance du journal, ses droits, ses devoirs, sa responsabilité, les devoirs qu’on a envers lui. C’est lui qui distribue le pain. Il pénètre là où ne pénètre pas le livre. Il informe les intelligences. Son action est d’autant plus profonde qu’elle est plus inaperçue. Il enseigne d’autant plus efficacement qu’il ne se présente pas comme un enseignement. Il n’est pas pédant. Il n’est pas doctoral dans ses prétentions.

La parole est essentiellement nourrissante et désaltérante. Tout homme qui garde une parole de vie et ne la donne pas, est un homme qui, dans une famine, garde du pain dans son grenier, sans le manger ni le donner.

L’Évangile nous dit sur quelles paroles sera jugé le genre humain, Ces paroles, mille fois étonnantes de simplicité et de profondeur, tout le monde croit les connaître. Mais combien sommes-nous à les connaître réellement ?

J’avais faim et vous m’avez donné à manger, etc., etc.

J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger.

La récompense éternelle est promise à l’acte ; le châtiment éternel, à l’absence de l’acte, à l’abstention. Car Dieu est acte pur.

La charité est tout en acte.

Or cette faim et cette soif, qui devenues souveraines, décerneront, au jour de la justice, l’éternelle récompense et l’éternel châtiment, sous combien d’aspects étranges, inouïs, imprévus, apparaîtront-elles ? Quelles stupéfactions elles réservent aux hommes ? Un besoin jadis oublié, jadis moqué sur la terre, un besoin d’âme qui aura eu l’air d’une fantaisie aux yeux des hommes malveillants et ironiques, apparaîtra souverain. Il apparaîtra rémunérateur et vengeur, et l’éternité, avec ses deux perspectives, de joie sans fin ou de désespoir sans aurore, l’éternité dépendra du regard qu’on aura autrefois jeté sur lui, quand on était sur la terre, autrefois !

Quiconque a besoin de pain pour lui ou pour les autres, quiconque a besoin d’en recevoir et besoin d’en donner, celui-là est suppliant maintenant et sera terrible un jour. Quiconque aura contribué, d’une façon positive ou négative, par l’acte ou la négligence, à désaltérer ou à ne pas désaltérer une âme, sera stupéfait en face des conséquences et des importances inouïes de sa détermination.

Seigneur, dira-t-il, quand est-ce que vous avez eu soif et que je ne vous ai pas donné à boire ? Et il sera confondu par ses souvenirs.

Vous me direz peut-être que c’est là une façon bien liante de considérer la presse et ses devoirs, et les devoirs qu’on a envers elle ?

Sans doute, elle est haute puisqu’elle est vraie.

L’immense majorité des hommes va devant elle sans regarder.

Quant à ceux qui regardent quelque chose, ils se divisent et se subdivisent de mille manières.

Leurs préoccupations varient.

Parmi ces préoccupations, une des plus rares, c’est la conscience. Les hommes qui se soucient avant tout de leur conscience, sont rares ; cependant, il en existe, et c’est à leur propos qu’il me vient à l’esprit une observation.

Ouvrez les grands livres qui sont les fondements de la loi et les sources de la lumière. Quel est le premier mot qui frappera vos yeux ?

La charité.

Si nous regardez spécialement l’Évangile, la charité flamboie devant vos yeux. Le bon Samaritain, l’Enfant prodigue, la brebis perdue, la drachme perdue, que sais-je ? Il faudrait tout citer. Pour citer ce qui dans l’Évangile se rapporte à la charité, il faudrait transcrire les quatre Évangélistes depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Car là même où la charité n’est pas nommée par son nom, elle est sous-entendue. Il est toujours question d’elle, puisqu’il est toujours question de Dieu, et saint Jean nous déclare que Dieu est charité.

La charité est tellement profonde dans l’ordre des idées, qu’on se figurerait difficilement une doctrine qui s’abstînt de la recommander.

Les doctrines erronées faussent sa notion, dénaturent sa conception, mais cependant l’adoptent, la prônent, s’appuient sur elle comme sur un fondement nécessaire. Quoi qu’on dise, on parle de charité. On peut se figurer les doctrines les plus fausses, les plus trompées et les plus trompeuses ; cependant elles retiendront toujours au moins le nom de charité et souvent avec plusieurs de ses applications. Imaginez une philosophie quelconque, partie n’importe d’où pour arriver n’importe où. Je me figure volontiers les choses les plus folles, les plus monstrueuses : mais il est une recommandation que je ne me figure pas. Il est un conseil, il est un précepte que je ne puis m’imaginer ; ce conseil, ce précepte inimaginable, ce me semble, serait celui-ci :

« Mes chers enfants, ne vous aimez pas les uns les autres. Que chacun de vous ne pense qu’à lui seul ! malheur à qui aimerait son frère ! malheur à qui se souviendrait du pauvre ! Je vous ordonne de l’oublier, sinon de le maudire.

« Telle est la loi que je vous apporte du ciel. »

Cela n’a jamais été dit et cela ne se dira jamais. « Toute erreur, dit Bossuet, est fondée sur une vérité dont on abuse. » Mais dans l’erreur que je viens d’indiquer et de formuler, il n’y aurait pas de vérité. La vérité serait non pas dénaturée, mais absolument et radicalement absente, c’est pourquoi cette erreur ne se produit pas. Ce serait l’erreur absolue.

Ceci est donc posé. La charité est le fondement de toute doctrine qui se soucie de l’espèce humaine. Il semblerait donc évident que tout homme qui se préoccupe de sa conscience, se préoccupe avant tout de pratiquer la charité.

Il est ainsi en droit.

Il n’en est pas ainsi en fait.

Dans la vie de beaucoup d’hommes, préoccupés de leur conscience et soucieux de ne pas la blesser, la charité, qui occupe nécessairement la première place en théorie, occupe la dernière place en pratique. Ceci est un phénomène bizarre dont la constatation me paraît nécessaire. Car pour guérir un mal, il faut le constater.

Tout homme qui soigne sa conscience est très délicat et quelquefois très scrupuleux sur certains points de morale et de convenance. À certains égards, il ressemble à l’hermine qui va mourir d’une tache, il craint qu’un souffle ne passe sur la pureté de son âme. Il va même très loin, dans l’ordre des précautions.

Mais ces craintes, ces sollicitudes ne s’étendent pas toujours à la charité. J’excepte, bien entendu, tous ceux qu’il faut excepter. Les saints, qui sont les continuateurs pratiques de l’Évangile, et tous ceux qui sont dans la direction des saints, placent la charité avant tout dans la pensée et dans leur vie. Je ne parle ici ni des saints ni de ceux qui leur ressemblent. Je parle de certains hommes qui ont l’intention d’être consciencieux.

Cependant, me direz-vous, on s’occupe beaucoup d’œuvres de charité. On travaille beaucoup pour les pauvres.

Sans doute, vous répondrai- je. On travaille beaucoup pour les pauvres officiels, pour ceux qui sont officiellement désignés et secourus comme pauvres. Ceux qui ont dans le monde une position de pauvres ne sont pas oubliés.

Mais ce n’est pas de cela que je parle. Je ne parle pas ici des actes officiels de la charité. Je parle de la charité elle-même. Je parle de la charité en tant qu’elle s’applique à tous les genres de besoin, et je n’excepte pas les besoins de l’âme. Je parle de cette charité profonde et intérieure qui se dit en face d’une âme et d’une intelligence : Quels sont ses besoins, et que puis-je pour les satisfaire ?

Cet homme pense, médite, il a besoin de donner le fruit de sa vie intérieure, et les autres hommes ont besoin de le recevoir.

Que puis-je faire pour lui, qui a besoin de donner ?

Que puis-je faire pour les autres, qui ont besoin de recevoir ce qu’il donnerait ?

Si je viens à son secours, à lui qui veut donner, je viens en même temps au secours de tous ceux qui ont besoin de recevoir. La charité fait coup double.

Si je fais circuler le sang, c’est-à-dire la Parole, tous les membres du corps s’en trouveront bien : la tête, le cœur, les mains et les pieds.

La charité dont je parle, c’est cette charité intellectuelle et intelligente qui part de l’âme et va à l’âme.

Pourquoi celle charité sublime est-elle négligée de quelques hommes consciencieux ?

C’est que ces hommes consciencieux craignent de faire le mal, mais il ne craignent pas d’omettre le bien.

Ils craignent de pécher par actions ; ils ne craignent pas de pêcher par omissions.

Ils s’abstiennent des choses défendues ; ils ne se portent pas vers les choses recommandées.

Il faut aimer de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit.

Je ne sais s’ils aiment de tout leur cœur et de toute leur âme, admettons-le, si vous voulez.

Mais ils n’aiment pas de tout leur esprit.

L’esprit, c’est ce qui cherche, c’est ce qui devine, c’est ce qui distingue, c’est le glaive de la charité.

L’esprit, c’est ce qui discerne le bien du mal ; l’esprit, c’est ce qui distingue un homme d’un autre homme. L’esprit, c’est celui qui scrute et qui explore, c’est celui qui voit le fond. C’est celui qui, percevant un homme grand et profond, le reconnaît parce qu’il l’a cherché, et l’aime parce qu’il l’a désiré.

Aimer de tout son esprit, c’est introduire la justice dans la charité.

Aimer avec son esprit, c’est pardonner toutes les imperfections superficielles et ne s’attacher qu’à la profondeur qui, pour l’esprit, est le lieu de l’amour. Aimer avec son esprit, avec tout son esprit, c’est comprendre les besoins de l’intelligence et de l’âme.

C’est comprendre qu’on assassine un homme quand on lui refuse son pain intellectuel, aussi réellement que si on lui arrachait son pain matériel, aussi réellement que si on lui donnait un coup de couteau.

Aimer de tout son esprit, c’est deviner, là où elles sont, la faim et la soif de l’esprit, et aller au-devant d’elles.

Aimer de tout son esprit, c’est satisfaire généreusement le désir qui n’ose pas parler. Les grands désirs sont timides, parce qu’ils sont isolés. Ils n’osent prendre la parole au milieu des hommes qui sont pour eux des étrangers. Aimer de tout son esprit, c’est aller au-devant d’eux, les inviter, leur rendre le courage de vivre et de parler.

Aimer de tout son esprit, c’est aller au secours de l’esprit, partout où il vit, partout où il souffre.

Heureux, dit l’Écriture, celui qui a l’intelligence du pauvre.

Or la pauvreté est de plusieurs espèces.

Je répète à dessein les paroles sacrées :

J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger…

Plus ces paroles sont familières, plus elles sont terribles.

Que de choses formidables ! Cette faim et cette soif sont plus effrayantes qu’une armée rangée en bataille.

Celui-là aime de tout son esprit qui aura su le deviner.

Le visiteur qui entre à Rome dans la chambre du Tasse, s’étonne de penser que le poète, dont la mémoire est richement célébrée, fut pauvre pendant sa vie. Son étonnement est une leçon profonde, dont devrait profiter le genre humain. Il y a, dans la morale, des vérités universellement reconnues et si habituellement rappelées, qu’elles sont devenues ce que la rhétorique appelle des lieux communs. Elles sont devenues des sujets de composition. Il y a des clichés d’imprimerie qui servent pour ces vérités-là.

Il y a, dans la morale, d’autres vérités beaucoup plus oubliées des hommes. Il me semble que les vérités de cette seconde espèce crient comme des abandonnées. Elles n’ont pas place au soleil de la morale répétée, classée, habituellement lue et écrite. Parmi ces vérités que le genre humain déserte et pour lesquelles la conscience humaine a des surdités étranges, en voici une, la justice envers les vivants : Il faut rendre justice aux vivants. Au premier abord, cette vérité semble tellement évidente et tellement élémentaire, que son énonciation suffit : c’est M. de La Palisse qui semble avoir parlé, et personne ne se lèvera pour contredire.

Eh bien ! cette vérité évidente, éclatante, est l’objet, dans la pratique humaine, d’une négation presque universelle. L’histoire tout entière atteste l’oubli où le genre humain l’a laissée.

Le genre humain aime les morts et n’aime pas les vivants.

Quand un homme est vivant, sa grandeur est niée, oubliée, moquée par le fait même de son existence actuelle.

Le genre humain attend sa mort, pour s’apercevoir qu’il était grand. Ce crime invraisemblable est si monstrueux qu’il semble impossible.

Ce crime invraisemblable et monstrueux est le fait habituel, presque universel de l’histoire humaine.

Voici quelque chose de plus extraordinaire. Ce crime invraisemblable et monstrueux n’est pas remarqué de ceux qui le commettent.

Parmi ceux qui le commettent, il y a des hommes qui se croient consciencieux et qui le sont sur d’autres points. Parmi ceux qui le commettent, il y a peut-être des hommes qui se reprocheraient une légère infraction aux lois de la morale habituellement promulguées, habituellement répétées, et qui ne se reprochent pas ce crime, parce qu’ils le commettent sans s’en apercevoir.

Il y a des crimes dont l’approche seule fait trembler. On est en garde contre eux et leur ombre fait peur. Ceux-là produisent le scrupule ; ils ont le privilège d’agir sur la conscience : vis-à -vis d’eux, elle est délicate, susceptible, timorée. Elle s’éveille pour une ombre et ne se rendort plus.

Il y a des crimes d’une autre espèce, via-à-vis desquels la conscience est sourde et muette. Ces crimes-là, on les commet à la légère, et on n’y pense plus quand on les a commis, ils endorment l’âme, ils l’appesantissent, ils ne l’épouvantent jamais. Ils se dissimulent, en tant que crimes. Ils entrent, sans faire de bruit, ils assoupissent l’homme dont ils s’emparent, et se rendent invisibles en entrant.

En tête des crimes de cette seconde espèce, figure ce crime suprême, qui a le double privilège d’être absolument inaperçu et absolument monstrueux !

Ne pas rendre justice aux vivants. On se dit : oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh bien, la postérité lui rendra justice.

Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soif, pendant sa vie. Il n’aura ni faim ni soif, au moins de votre pain et de votre vin, quand il sera mort.

Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet homme supérieur a besoin de vous, et que, quand il se sera envolé vers sa patrie, les choses que vous lui refusez aujourd’hui et que vous lui accorderez alors, lui seront inutiles désormais, à jamais inutiles.

Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faites passer, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui !

Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie, vous remettez sa gloire à l’époque où il ne sera plus au milieu de vous.

Vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abri de vos coups. Vous remettez la justice à l’époque où vous ne pourrez plus la rendre ! Vous remettez la justice à l’époque où lui-même ne pourra la recevoir de vos mains.

Car il s’agit ici de la justice des hommes, et la justice des hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour le châtiment, à l’époque où vous la lui promettez.

À l’époque où vous lui promettez la rémunération et la vengeance, les hommes ne pourront plus être pour le Grand homme ni rémunérateurs ni vengeurs !

Et vous oubliez que cet homme de génie que vous ne craignez pas d’enfouir, dans la vie présente, sous le poids de votre oubli, vous oubliez que cet homme, avant d’être un homme de génie, est d’abord et principalement un homme.

Plus il est homme de génie, plus il est homme.

En tant qu’homme, il est sujet à la souffrance. En tant qu’homme de génie, il est, mille fois plus que tous les autres hommes, sujet à la souffrance.

En tant qu’homme de génie, il a une susceptibilité inouïe, peut-être maladive, certainement incommensurable à vos pensées.

Et le fer dont sont armés vos petits bras fait des blessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que la vôtre, et les coups redoublés que vous frappez sur ces blessures béantes, ont des cruautés exceptionnelles, et son sang, quand il a coulé, ne coule pas comme le sang d’un autre.

Il coule avec des douleurs, avec des amertumes, avec des déchirements singuliers.

Il se regarde couler, il se sent couler, et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous ne soupçonnez pas.

Pendant que vous lui promettez pour l’avenir un genre de gloire auquel alors il ne sera plus sensible, il subit actuellement, jour par jour, heure par heure, une torture féconde en horreurs ; et parmi ces horreurs, il y a des tentations !

Qui peut mesurer ce que c’est que d’imposer une tentation à un homme ? Vous pouvez donner une tentation à un homme, mais vous ne pouvez lui donner en même temps la grâce d’y résister.

Or l’homme de génie a plus de tentations que les autres. Toute hauteur rend la chute plus dangereuse, et il faut entourer celui qui monte de précautions et de secours.

Or que faites-vous ? Vous qui vous dispensez de la Justice actuelle, en vue de la Justice future ?

Vous entourez de précipices l’homme qui fait une ascension.

Son ascension serait la vôtre, si vous vouliez, et il vous aiderait à gravir sans danger la montagne.

Mais vous aimez mieux creuser autour de lui des abîmes.

Car le sentiment de l’injustice que vous lui faites éprouver est un abîme, armé de vertiges, que vous creusez sous ses pas.

Un homme qui monte est une bénédiction pour le genre humain. Mais, vous, si vous ne lui rendez pas une justice actuelle, vous répondez à cette bénédiction par une malédiction tacite, qui est l’injustice silencieuse.

Un homme de génie ne travaille pas pour lui seul. Il est, par le seul fait de son existence, le bienfaiteur du genre humain.

Il lui prépare le pain et le vin. Il lui ouvre des sources. Il lui découvre des sentiments nouveaux. Christophe Colomb n’est pas seulement le bienfaiteur du Nouveau Monde. Il est aussi le bienfaiteur de l’ancien monde.

Il est le bienfaiteur de ceux à qui il demande, pour découvrir l’Amérique, l’aumône d’un navire. Et ceux qui lui refusent l’aumône demandée, se donnent la mort à eux-mêmes, encore plus qu’à lui-même. Et remarquez que ceux qui donnent la mort à un homme de génie, à un acte de génie, à un livre de génie, donnent la mort à toute la postérité qu’aurait cet acte et qu’aurait ce livre. Comptez toutes les grandes pensées, comptez tous les sentiments généreux, qui peuvent naître d’une œuvre de génie.

Vous qui encouragez le génie, vous êtes le père de cette sublime postérité.

Vous qui découragez le génie, vous êtes l’homicide de toutes les âmes qui auront besoin de lui dans le présent et dans l’avenir. Vous égorgez tous les aigles qui l’attendaient pour ouvrir leur ailes ; vous égorgerez toutes les colombes qui attendaient son souffle pour savoir de quel côté diriger leurs soupirs !

Qui pourra suivre cette traînée de sang à travers les âges ?

Qui pourra compter les actions de grâces étouffées avant de naître ?

Qui pourra scruter la chair et le sang de l’homme de génie pour découvrir, dans cette autopsie, les traces sanglantes de l’injustice ?

Qui pourra mesurer les coups ?

Mesurer les contre-coups ?

Mesurer les échos des uns et des autres ?

Quand un blasphème s’élève sur la terre, partant d’où l’adoration devait partir, qui sait si ce remplacement épouvantable ne résulte pas d’une injustice autrefois commise envers l’homme qui devait allumer là le feu de l’Adoration ?

L’injustice a tué cet homme, et là où l’adoration devait mûrir, c’est le blasphème qui a germé.

Comme il est arrivé aux noces de Cana, l’Humanité n’a plus de vin.

Or ce sont les grands esprits qui servent le vin dans le banquet de l’humanité.

Personne ne sait à quel point les hommes, grands ou petits, ont besoin de ce vin généreux.

Les grands ont besoin de le donner, c’est leur fonction et c’est leur vie ; les petits ont besoin de le recevoir, c’est leur fonction et c’est leur vie.

Celui qui empêche cette communication, est l’homicide des uns et l’homicide des autres.

Quand nous étudions ce crime, vis-à-vis du ciel et de la terre, nous sommes en face de l’incommensurable.

Il y a des attentats qui ne disent pas leur nom tout entier ; la partie visible du crime ne sert qu’à couvrir la partie invisible.

Ce déni de justice envers l’homme de génie, tant qu’il est vivant, fait couler des déluges de sang et de larmes, inouïs par leur quantité, inouïs par leur qualité ; car ce sang et ces larmes sont d’une espèce particulière, plus tragiques que les autres ! Les cœurs d’où ils tombent ont des déchirements inconnus. Ils sont sujets à des douleurs qu’on ne peut pas deviner.

Quant à ceux qui viennent au secours de ces grands malheureux, la gloire qu’ils méritent doit être aussi une gloire réservée, plus grande que la pensée, une gloire proportionnée à des choses sans proportion.

Gloire étrange et magnifique ! Soulever le couvercle qui pèse sur la tête des grands morts !

Lever la pierre de leurs tombeaux ! Inscrire son nom parmi les bienfaiteurs des bienfaiteurs de l’humanité ! Consoler le regard et les ailes de l’aigle ! S’entourer d’avance des bénédictions de l’avenir ! Prendre l’avance sur la postérité, et dire déjà en actes ce qu’elle dira plus tard en paroles, quand il ne sera plus temps ! Le dire et le faire, pendant qu’il est encore temps d’être bon et d’être juste, n’est-ce pas réaliser le rêve des âmes généreuses ?

Qui sait ce que c’est que de perdre la reconnaissance d’un homme de génie ?

Qui sait aussi ce que c’est que de la gagner, et de prendre pour soi la couronne qui est tombée d’une autre tête ?