Les Plateaux de la balance/Le Sphinx
LE SPHINX
L’Antiquité, qui corrompait tout, donnerait de singulières leçons à qui saurait ne pas se laisser duper par elle. L’admiration qu’on nous inflige en sa présence nous trompe de deux manières. D’abord cette admiration nous fait respecter ce qui est méprisable ; ensuite elle nous empêche de découvrir, au fond du mensonge, la vérité que ce mensonge contient. Pour profiter d’un mensonge, il faut le connaître à fond ; il faut le percer à jour ; il faut être le contraire d’une dupe ; il faut être un chimiste qui dégage du poison la substance que le poison cache et corrompt. Il paraît que l’arsenic contient de l’or. Mais, pour découvrir l’or, comme il faut avoir regardé profondément dans la substance de l’arsenic ! comme il faut lui avoir arraché son secret !
Il y a trois façons de se comporter vis-à-vis du poison.
La première consiste à l’avaler, c’est ce qu’on fait généralement.
Alors on admire l’antiquité, on absorbe l’arsenic et on meurt.
La seconde consiste à le rejeter sans le connaître, alors il devient inutile.
La troisième consiste à l’analyser, à s’emparer de son secret, à lui arracher le cœur.
Alors on trouve l’or dans l’arsenic et le vrai dans toute chose.
« Quelle vérité, disait de Maistre, ne se trouve pas dans le paganisme ! »
Et il cite, à l’appui de sa proposition, une foule d’exemples. Il énumère les secrets que l’antiquité a trahis. Car l’antiquité trahit les secrets qui lui ont été confiés, elle les trahit de deux manières. Elle les révèle, et elle les corrompt.
Or, parmi les secrets que l’antiquité trahit, de Maistre aurait pu compter le sphinx.
Le sphinx est un monstre qui propose l’énigme de la destinée, il faut deviner l’énigme ou être dévoré par le monstre. Quoi de plus absurde ? Mais quoi de plus profond, si les hommes savaient lire ?
Il y a, dans la langue humaine, un mot bien singulier. Car la chose qu’il exprime ne semble pas être à la disposition de l’homme. Et cependant elle est pour l’homme d’une importance qui fait frémir. Pour accomplir cette chose, il n’y a pas de procédé connu, et cependant nul ne peut dire à quel regret s’expose celui qui ne l’accomplit pas. Le mot qui exprime en français la chose dont je parle, est le mot : deviner.
La vie mêle ensemble les personnes et les choses : le bien, le mal, le médiocre, le très bien, le très mal, le sublime, le hideux ; tout cela se coudoie dans les rues. La terre, qui est grise, semble jeter sur toutes choses un manteau gris. Les hommes se ressemblent beaucoup en apparence. Le costume établit une dissemblance artificielle, l’usage en établit une autre, la timidité en établit une autre, la dissimulation en établit une autre, l’ignorance en établit une autre : on vit sur des apparences.
Une multitude innombrable de voiles cache les réalités. Les hommes ne disent pas leurs secrets, ils gardent leur uniforme.
L’homme qui verrait de sa fenêtre une rue très populeuse serait épouvanté, s’il réfléchissait aux réalités magnifiques ou affreuses qui passent devant lui, sans dire leur nom, déguisées, couvertes, dissimulées profondément, semblables les unes aux autres, si l’apparence est seule consultée. Mais son épouvante augmenterait, si ce spectateur intelligent d’une foule qui ne parle pas se disait : Ma vie dépend peut-être d’un des hommes qui passent ici, sous mes yeux : peut-être un homme que j’attends, peut-être un homme qui m’attend est là, devant ma porte. Mais il y a beaucoup d’hommes devant ma porte : si celui dont je parle se trouve ici, à quel signe le reconnaître ?
L’histoire de la vérité et l’histoire de l’erreur sont remplies toutes deux de rencontres, et d’événements qui semblent fortuits.
Le spectacle des choses qu’il faut deviner et qu’on ne devine pas a conduit l’antiquité sur le bord d’un abîme, et l’abîme a attiré sa proie. Cet abîme, c’est la fatalité.
Le spectateur dont je parlais tout à l’heure, celui qui voit passer les hommes, et se demande vaguement si l’homme qu’il cherche est au milieu d’eux, est sur la route de l’anxiété et du désespoir, s’il est livré à lui-même.
La vie privée des hommes, la vie publique des nations, l’instinct secret, la littérature, le roman, l’histoire, le souvenir du passé, les besoins du présent, l’attente de l’avenir, tout avertit l’homme qu’il peut avoir besoin de deviner, et il n’y a pas de règle pour bien deviner.
De là le sphinx.
Si la fatalité était vraie, toutes les questions seraient insolubles, et l’unique réponse qui leur conviendrait à toutes serait le désespoir.
Mais, en général, les questions qui semblent appeler une réponse désespérante sont des questions mal posées, et les réponses désespérantes sont souvent aussi superficielles qu’elles semblent profondes.
La vie est pleine d’obscurités et bien heureux celui qui devine !
Cependant il n’existe pas, pour deviner, un procédé connu comme pour faire une règle d’arithmétique.
Il y a souvent en ce monde une inconnue à dégager, un X, un grand X qui défie les ressources de l’algèbre.
Le sphinx antique voulait qu’il n’y eût pas de réponse.
Il y a une réponse, et nous pouvons tuer le sphinx.
Comment faire pour deviner ?
Un pauvre approche et demande l’hospitalité ?
Si c’était l’ange du Seigneur !
Mais aussi si c’était un assassin !
Comment faire pour deviner ? Faut-il faire un effort de pensée, un acte étonnant d’intelligence ?
Non, voici le secret.
Deviner, c’est aimer.
Demandez à tous ceux qui ont deviné comment ils ont fait, ils ont aimé, voilà tout.
L’intelligence, livrée à elle seule, s’embarque dans un océan de pensées. Le problème de la vie se dresse devant elle, et si l’aiguille aimantée a perdu la science du nord, si la boussole est affolée, l’intelligence peut très facilement parvenir, en pratique, au doute ; en théorie, à la fatalité.
L’amour sait mieux son chemin. Il arrive en pratique, à la lumière ; en théorie, à la justice.
Voici une vérité admirable : cette récompense décernée à qui devine, refusée à qui ne devine pas, récompense qui scandalisait tout à l’heure l’intelligence égarée du spectateur que je supposais à sa fenêtre cherchant quelqu’un, cette récompense, décernée ou refusée, contient une suprême justice, une justice supérieure à la justice qui dit ses règles.
Celui qui devine est récompensé, parce que celui qui devine est celui qui aime.
Celui qui ne devine pas n’est pas récompensé, parce que celui qui ne devine pas est celui qui n’aime pas.
Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, quand il passera à côté de l’abandonné, reconnaître la grandeur, si la gradeur est là.
Celui qui passe à côté de l’homme qui a besoin, reconnaîtra le besoin s’il aime l’homme près de qui il passe. Celui qui passe près de l’homme dont il a besoin, reconnaîtra celui qu’il cherchait, s’il l’aime assez pour ne pas lui envier la place qu’il occupe, la place de celui qui donne et de celui qui pardonne.