Les Plateaux de la balance/Les Uns et les Autres
LES UNS ET LES AUTRES
L’homme de génie n’est pas celui qui pense, ou du moins qui pense toujours autre chose que les autres hommes ; mais, quand il pense les mêmes choses, il les pense autrement.
Il les pense dans leur réalité intime. Il pense les nombres dans leur rapport avec l’unité. Il peut dire ce que tout le monde a dit avant lui et dire une chose étonnante. Comment cela ? C’est son secret. La griffe du lion laisse son empreinte.
L’homme de génie et un autre homme peuvent tous deux nommer l’Art ; mais ce nom ne sera pas dans ces deux bouches la même parole. Le cèdre et le brin d’herbe reçoivent la même lumière du même soleil, mais se l’assimilent diversement.
Il voit la même lumière que les autres, mais il la voit sous un angle particulier. Sous cet angle, les choses qui apparaissent désunies aux autres lui apparaissent unies, et son regard approche du principe même de la liaison. Il suit les fleuves du côté de leur embouchure, du côté par où ils se jettent dans la même mer, et s’il n’atteint pas ce dernier lieu, il y pense et il y tend.
Il a pour auxiliaires en ce monde l’esprit juste et l’esprit simple.
L’esprit juste, apercevant certains rapports vrais, respecte et admire celui qui, dans la même direction, en aperçoit d’autres, plus cachés, plus lointains. L’esprit simple respecte, admire et aime l’homme de génie, parce que le génie n’est que la plus haute forme de la simplicité humaine. La simplicité se regarde dans le génie comme dans un miroir fidèle, mais grandissant son objet. Les choses ordinaires grandissent, quand le génie les touche : les paroles du génie expriment plus qu’elles ne disent. Le génie, comme la foudre, entr’ouvre l’horizon.
L’homme de génie a pour adversaire l’homme de talent, pour ennemi l’homme d’esprit, pour ennemi mortel l’homme médiocre.
L’homme de talent le nie, l’homme d’esprit se moque de lui, l’homme médiocre essaye de le dédaigner, puisqu’il ne peut l’anéantir.
L’homme de talent, satisfait de ce qu’il a, ne veut pas de ce riche qui pourtant se trouve pauvre, et qui, donnant plus que qui que ce soit, trouve encore qu’il ne donne rien. Il ne croit pas qu’il y ait quelque part une sphère supérieure à la petite sphère où il se tient, où il se plaît, où il s’amuse, où il amuse les autres.
L’homme d’esprit rit, parce que, ne croyant qu’aux surfaces, il a pitié du fou qui veut les percer. Quand Christophe Colomb monte sur son navire, il rit, parce qu’il n’a pas l’habitude de partir, lui, pour l’Amérique, et il n’est pas impossible qu’il trouve de jolis quolibets.
Quant à l’homme médiocre, sa rage a un caractère à part, et on ne la connaît bien que quand on le connaît bien lui-même. C’est le fond de son cœur qui est blessé, et pour sonder la blessure il faut aller au fond de ce cœur, qui est profond à sa manière, comme un vide, comme un trou.
Il n’a pas besoin, pour haïr l’homme de génie, de savoir, même vaguement, ce que celui-ci a fait, ni de quoi il est question. Non ; il le reconnaît à sa signature, et il le hait, sans savoir pourquoi, d’une haine animale que l’instinct donne à certains êtres inférieurs. Il le hait et il veut lui nuire, pour faire du mal à quelque chose de grand. Sa vanité, qui a tant à venger, vise là, sans même en avoir conscience, comme à une vengeance universelle, comme à un triomphe qui dédommagerait de tout. Aussi il remue son néant pour y trouver quelque chose ; il essaye même du mépris, mépris impossible et avorté : il ne parvient à exhaler que des miasmes infects qui voudraient être des poisons, et qui aident à deviner ce qu’il y a dans les âmes où il n’y a rien.
Je renvoie le lecteur au portrait que j’ai fait ailleurs de l’homme médiocre. J’entends par ce mot non l’homme d’un esprit ordinaire, mais l’homme inférieur, méchant et envieux.