Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/09

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Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 129-147).


IX

LA BARBARIE D’ISRAËL


C’est seulement en 1860 que le peuple d’Israël entre dans la poésie de Leconte de Lisle[1]. Il y entre sous les auspices de Renan, à qui est dédiée la Vigne de Naboth.

Renan avait sans doute inspiré le poème. Il avait écrit, en effet, dans ses Études d’histoire religieuse, en rendant compte de l’Histoire du peuple d’Israël par Ewald[2] : « Les plus belles pages du livre de M. Ewald sont celles où il expose le caractère et le rôle d’Élie. Ce géant des prophètes, par sa vie anachorétique, par le costume particulier qu’il portait, par sa retraite invisible dans les montagnes, d’où il ne sortait, comme un être surnaturel, que pour porter ses menaces et disparaître aussitôt, tranche fortement avec la physionomie plus simple des prophètes anciens de l’école moins ascétique des prophètes lettrés[3]. »

Leconte de Lisle, ayant lu ces lignes, eut l’idée de mettre en scène le géant des prophètes, de le faire sortir de sa montagne, comme un être surnaturel, et disparaître après avoir porté les menaces de son Dieu à l’adorateur du veau d’or.

Alors il relut dans le Livre des Rois l’histoire de Naboth.

Akhab a demandé sa vigne à Naboth. Celui-ci a refusé de céder la terre léguée par ses pères. Le roi, malade de dépit, gît sur son lit. La reine Jézabel lui promet qu’il aura la vigne. Elle fait accuser Naboth de blasphème, L’innocent est lapidé. Le roi et la reine vont prendre possession du bien volé. Mais Élie surgit devant eux et les menace de la colère divine. Akhab s’humilie et Élie, au nom de Dieu, pardonne.

Nulle part, peut-être, Leconte de Lisle n’a massé plus de couleur locale, n’a mieux mêlé la peinture à l’action que dans la Vigne de Naboth. Quand nous avons achevé le poème, nous avons été promenés à travers tout le décor où vivent les personnages. Nous avons vu les sables du désert, le voyageur penché sur la source tarie, l’eau saumâtre des puits, le chameau à genoux devant le chamelier ; nous avons vu l’âne, le faon, le lion, les cèdres du Liban, le figuier au fruit roux sous lequel les hommes sont assis. Nous avons vu de même la maison et le mobilier du prince, l’ivoire qui revêt les murs et le lit de bois précieux. Nous avons vu courir son char aux roues d’ébène et aux moyeux d’argent. Nous avons entendu le sistre, la harpe, le tambour, le clairon de ses musiciens. Sous nos yeux a été dressée, dans un bouquet de térébinthe, la statue de Baal, peinte de vermillon, une escarboucle au front[4].

Mais tout cela, nous ne l’avons vu qu’associé aux gestes des personnages.

À leurs gestes, et à leurs paroles. Car, étant des Orientaux, ils multiplient les comparaisons, et par elles tout leur pays, toutes leurs mœurs surgissent devant nous.

Pour expliquer le mépris où on le tient, Akhab dit que sa gloire est une cendre vile et son sceptre un roseau des marais ; pour qualifier l’impuissance de ses désirs, il se compare au lion mort insulté par la corne du bœuf et par le pied de l’ânon. Jézabel s’étonne que son mari, cèdre altier, se soit laissé dompter par le mal comme une faible plante ; elle se flatte de voir fuir l’homme de Thesbé comme un chien affamé qui s’enfuit aussitôt qu’on le brave. Ses arguments sont des proverbes, dont chacun rappelle quelque aspect des mœurs orientales :


Que ne te frappes-tu du glaive ou de la lance ?
L’onagre est fort rétif s’il ne courbe les reins ;
Qui cède au dromadaire accroît sa violence.


Pour être compris d’Akhab, Dieu lui parle en images. Il se vante d’être comme le bon moissonneur,


Qui tranche à tour de bras les épis par centaines.


Il saura faire jaillir l’exécration comme un vin nouveau, faire déborder le sang royal des toits plats tel qu’une eau sale.

À ce langage imagé, le roi répond par des images :


Gloire au Très-Fort de Juda ! Qu’il s’apaise !
Sur l’autel du Jaloux, j’égorgerai cent bœufs !

Que suis-je à sa lumière ? Un fétu sur la braise.
La rosée au soleil est moins prompte à sécher.
Moins vite le bois mort flambe dans la fournaise.

Je suis comme le Daim, au guet sur le rocher,
Qui geint de peur, palpite et dans l’herbe s’enfonce,
Parce qu’il sent venir la flèche de l’archer.


À la réflexion, tant de comparaisons étonnent un peu. On se demande s’il est bien vrai qu’un oriental ne puisse ouvrir la bouche sans faire un proverbe ou sans emprunter une image à l’histoire naturelle. Mais cette couleur locale est si bien disséminée dans toutes les parties du récit qu’on ne songe pas tout d’abord à la trouver excessive.

Elle ne laisse jamais, d’ailleurs, oublier l’essentiel : les caractères.

Déjà dans le récit biblique Akhab est un grand enfant barbare : parce qu’un homme a résisté à son désir, il se met sur son lit, tourne le front contre le mur, refuse de manger[5]. Leconte de Lisle accroît la puérilité de sa colère : il lui fait dénouer ses cheveux, saigner la bouche sous la morsure furieuse de sa dent.

Des mains du poète, le voleur de la vigne sort tout à fait digne d’entrer dans le chœur des rois les plus barbares.

La Bible conte qu’après la défaite de Benabad, roi de Damas, ses serviteurs se présentèrent devant le roi d’Israël, le sac aux reins et la corde au cou, demandant merci pour leur maître et offrant son alliance. Akhab les accueillit fort bien et conclut avec son ennemi un traité d’alliance. Leconte de Lisle lui fait, au contraire, massacrer les suppliants :


J’ai, d’un signe, en leur gorge étouffé la prière ;
L’écume de leur sang a rougi les hauts lieux,
Et j’ai nourri mon chien de leur graisse guerrière.


Ce roitelet, féroce, vaniteux, enfantin, qui aime la vue du sang et le bruit des cymbales, a une religion de primitif. La Bible conte qu’ayant épousé une fille de Sidon, il éleva pour lui plaire un autel à Baal. Mais jusqu’où allait sa foi à son dieu ? On le voit mal par l’Écriture. Dans le récit français, Akhab associe son dieu à sa haine, il lui confie sa vengeance contre Naboth, le menaçant s’il n’est pas exaucé au jour dit de le remplacer par un autre Veau :


Mais s’il ne m’a vengé demain, j’abolirai
Son culte, et l’on verra se dresser à sa place
Le Veau d’or d’Éphraïm sur l’autel adoré.


Évidemment, si la religion et les mœurs d’Akhab, telles qu’il les présente, amusent Leconte de Lisle par leur pittoresque, il est plein de mépris pour ce chef de sauvages et pour ce dieu peint en rouge, dont le culte entretient la soif du sang et conseille l’hypocrisie.

Il a pour Élie un peu de la sympathie que lui portent Ewald et Renan[6]. Il lui sait gré de flageller les rois d’un fouet etincelant, de se dresser devant eux,


Croisant ses bras velus sur sa large poitrine,


lançant le feu ardent de ses yeux creux, fouillant la poussière de son orteil convulsif. Et Élie se souvient peut-être que dans ce rôle de justicier, il vient d’être précédé par Éviradnus (1859). Son intervention n’est pas moins romantique. Mais, sauvage qui parle à des sauvages, il a un extérieur bien plus farouche. Il a aussi un langage plus coloré. Il doit un peu celui-ci au prophète Osée, dont le poète a lu attentivement les malédictions contre les tribus idolâtres[7]. Mais il le doit surtout à la conception que Leconte de Lisle se fait du prophète d’Israël et de son Dieu.

« Fourbe, renard, voleur, vermine d’Israël, vipère, chacal, fils et père de chiens : » voilà les titres que le Dieu de cet Élie a commandé à son prophète d’adresser au roi d’Israël.

Et voici le châtiment qu’il lui réserve : les petits enfants le verront grouiller dans la boue, les chiens mangeront sa cervelle, son sang entrera dans l’égout.

De telles paroles sont celles d’une très grande colère. Or, le Dieu dont l’Élie de Leconte de Lisle est l’interprète reconnaît, en effet, que la fureur le consume, qu’il est « plein de rage ». Aussi sa rage ne se laisse pas désarmer par le repentir.

La Bible raconte que, le roi s’étant humilié, Dieu s’était engagé à ne pas faire tomber sur lui pendant sa vie les maux dont il l’avait menacé. L’ÉIie de Leconte de Lisle refuse de croire au repentir d’Akhab ou de l’accepter. Il lui annonce que les chiens vengeurs bondissent déjà de joie, qu’ils sont prêts à se partager les corps royaux.

Si Leconte de Lisle a barbarisé Akhab, il n’a pas manqué non plus de barbariser Élie et le Dieu d’Élie. Ce Dieu, vindicatif, inaccessible au pardon et à la pitié, est-il bien le Dieu d’Israël ? N’est-il pas, comme le dit Calmettes, apparenté à Moloch ? — Et ce qu’il est dans l’histoire de Naboth ne l’est-il pas aussi dans l’histoire de Qaïn ?

La conception de Qaïn remonte à 1845. Mais le poème ne fut achevé sans doute que beaucoup plus tard. Ce qui est certain, c’est qu’il parut seulement dans le Parnasse de 1869. L’auteur avait songé un moment à le détruire, le trouvant trop byronien. Il le considérait néanmoins comme un de ses meilleurs, nous dit Virginie Demont-Breton[8]. Assurément, c’est un de ceux où il a mis le plus de lui-même, le plus de son art et le plus de sa pensée.

Leconte de Lisle raconte un rêve de Thagorma, le Voyant, captif à Babylone. Mais auparavant, dans un tableau admirable, dont la Bible et l’archéologie[9] ont fourni les éléments, il décrit le décor de la captivité, la vie des captifs, leurs souffrances morales : la pire est de songer sans cesse que leur temple est en ruines et que le sombre Iaveh est sourd au fond des cieux. Il ne dit point les fautes que les prophètes leur reprochèrent. Il nous donne, au contraire, l’impression que la foi de ce peuple en son Dieu a fait tout son malheur, qu’elle a brisé en lui tous les ressorts de l’énergie. Il entend donc adresser notre antipathie beaucoup moins aux bourreaux d’Israël qu’à Iaveh qui n’a pas défendu ses adorateurs et à ceux qui leur ont demandé de croire en lui.

Donc, l’auteur de Qaïn, s’inspirant d’Ézéchiel[10], va raconter le rêve d’un Voyant. Cette fiction commode lui permettra d’associer dans la vision de Thagorma, comme fait Ézéchiel dans les siennes, le présent, le passé et le futur. Elle aura cet autre avantage d’autoriser les libertés prises avec l’histoire. À ceux qui pourront dire, par exemple : est-ce que la ville d’Hénokhia exista jamais telle qu’on nous la présente ? la réponse est prête d’avance : je ne vous la présente que comme l’a vue un rêveur.

Thagorma voit d’abord les temps très lointains où la terre était toute jeune. Pour les voir, il se souvient de poèmes où avait été tentée avant celui-ci la reconstitution de cette nature primitive : la Chute d’un Ange, l’épisode final des Malheureux, le Sacre de la Femme, les Fossiles de Bouilhet. Il retrouve aussi dans le ciel qui se déploie sur la ville d’airain des conflits de nuées et des jeux de lumière, contemplés jadis par Leconte de Lisle dans le ciel tropical de son île natale. Issu de ces sources diverses, le paysage où vivent les Forts est digne de leur servir de cadre : c’est une nature gigantesque, mystérieuse, fantastique, faite de lumière, de vent, de cris, d’odeurs, unissant dans le même lieu la mer, la haute montagne, le désert.

Au milieu de ce décor grandiose, Thagorma voit se dresser une ville aux murs de fer et s’y engouffrer une troupe de géants. Ce sont les Forts, princes des anciens jours. Leconte de Lisle, qui les connaissait par la Genèse, les avait retrouvés dans la Chute d’un Ange et, comme l’a découvert M. Bernès[11], dans un roman de Ludovic de Cailleux, le Monde antédiluvien, analysé par la Phalange en 1845. Mais bien différents sont les tableaux du Monde antédiluvien et de Qaïn. Chez Ludovic de Cailleux, ce sont des scènes purement pastorales : réunion et rentrée des troupeaux, sortie des femmes allant aux puits. Chez Leconte de Lisle, c’est toute une population qui rentre le soir dans la ville farouche : les hommes ayant sur les épaules leur proie, ours, cerf ou lion, les femmes ayant sur la tête les vases d’airain emplis d’eau, un immense bétail à leur suite, et du haut des tours les vieillards regardant leur race avec orgueil. Aux éléments puisés dans les sources littéraires, l’archéologie en a ajouté de précis. Un très grand art les a tous fondus en un tableau cohérent, et d’où se dégage fortement la pensée de l’auteur : c’est que les hommes primitifs avaient réussi à appesantir leur domination sur la nature entière, qu’ils contraignaient le fer à leur servir de demeure, les bêtes sauvages à leur procurer le vêtement comme la nourriture, les autres bêtes à être leurs esclaves ; c’est qu’assujettis par leur propre volonté à une belle discipline ils agissaient de concert et respectaient les vieillards qui les admiraient ; c’est que pour être forte et belle, pour dompter la nature et pratiquer les vertus les plus hautes, cette humanité vigoureuse n’avait pas eu besoin de se donner des dieux.

Quand toute la troupe a disparu dans l’orbe des remparts, Thagorma comprend que c’est là le sépulcre de Qaïn et son rêve, le transportant dans le passé, le fait assister à la mort du Rôdeur. Peut-être Hugo a-t-il suscité, d’une certaine manière, cette partie du rêve. Le héros de Hugo, après le crime, est saisi par le remords et le poème tend à prouver que la conscience est née du premier crime. Pour échapper à l’œil qui le regarde, Caïn se fait descendre au fond d’une tombe, au creux de la terre ; mais l’œil est toujours là : l’œil regardera Caïn tant que Dieu n’aura pas consenti qu’il meure. Le héros de Leconte de Lisle n’a point de remords. Des sentiments contraires vont donc inspirer une imagination contraire. Il veut être, non enterré, mais couché sur le dos, la face vers le ciel ; assez haut pour que les vautours ne l’atteignent pas, mais ce ne sera jamais si haut que les cris de la souffrance humaine ne montent pas jusque-là. Et ce Qaïn se couche quand il décide de terminer sa vie ; il n’attend pas la permission de Dieu ; il meurt au jour choisi par lui-même. Si Leconte de Lisle s’est souvenu de Hugo, ce qui est possible, il l’a donc imité en le contredisant.

Thagorma voit ensuite apparaître un cavalier qui maudit Hénokhia. Le personnage sort du roman de Ludovic de Cailleux. Sa prophétie sort de la vision d’Ézéchiel, maudissant Tyr, et peut-être aussi des poèmes où Hugo, après Ézéchiel et après l’Apocalypse, a repris ce thème des villes maudites ; Hugo disait (Pleurs dans la nuit) : « Où donc est Tyr ? demande Ninive. Et Tyr demande : Où donc est Ninive ? » Le cavalier vu par Thagorma répète la question, mais en introduisant dans l’épisode un personnage très cher à Leconte de Lisle : le corbeau. « L’aigle et le corbeau se demanderont un jour : où donc se-dressait-elle la ville aux murs de fer, habités par les Géants ? »

En face du cavalier, Qaïn se réveille. Il se redresse. Il commande le silence. Celui qui l’insulte va savoir

Ce que dit le Vengeur Qaïn au Dieu jaloux.

Il lui dit son amer regret de n’avoir connu l’Éden qu’en rêve. Il lui dit la souffrance de ses parents jetés hors de ce paradis dans une nature sauvage ; les couches douloureuses de sa mère ; son entrée dans une vie qui lui a été imposée ; sa résistance à la soumission commandée par le Khéroub serviteur de Dieu : — Prie et prosterne-toi. — Je resterai debout.

Il rappelle ensuite à Iaveh par quel désir irrésistible c’est Iaveh lui-même qui l’a poussé au meurtre d’un frère aimé.

Mais le Vengeur prédit à son ennemi qu’il aura sa revanche. Dieu voudra engloutir dans les eaux du déluge les hommes tout animés de l’esprit de Qaïn. Des eaux les hommes sortiront serviles et lâches, mais ayant la haine au cœur, et leur haine grandira. Ils secoueront peu à peu le joug. En vain pour le conserver Iaveh fera s’acharner les tenailles de fer et flamboyer les bûchers ; un jour les petits enfants, ne sachant plus son nom, riront dans leurs berceaux ; l’esprit de Qaïn effondrera la voûte des deux, et qui y cherchera Dieu ne l’y trouvera pas.

À ce réquisitoire du Vengeur d’autres Vengeurs ont apporté leur concours. Car le Qaïn de 1869 est apparenté à tous les grands révoltés de la littérature romantique, à ceux qui procèdent de la mythologie et à ceux qui procèdent de la Bible : Prométhée de Gœthe, dédaigneux des dieux et des dupes qui les adorent, façonnant une humanité nouvelle qui se passera d’eux ; — Prométhée de Quinet (1838), prédisant leur chute aux Olympiens, qui répliquent en prédisant la chute de leurs successeurs ; — Prométhée de Louis Ménard (1843), qui annonce la fin des dieux et l’essor de l’humanité guidée désormais par la science ; — Niobé de Leconte de Lisle, annonçant aux Olympiens le retour des Titans ; — Satyre de Victor Hugo, commandant à Jupiter de se mettre à genoux et de faire place à la nature ; — Satan et Samson de Vigny ; — héros de la Chute d’un Ange ; — Satan d’Alfred Le Poittevin (1836), dont les imprécations contre Dieu ressemblent fort à celles de Qaïn[12] ; — Idaméel de Soumet (1841), qui demande à Dieu ce qu’il a fait pour ses fils, pourquoi ils sont nés et pourquoi ils souffrent ; — Caïn de Byron, dont le Qaïn français répète bien des mots : avant lui, il rejette sur Dieu la responsabilité de tout ce qu’il a fait ; avant lui, il se vante de regarder le tyran en face ; avant lui, il le qualifie de « tourmenteur », et lui reproche de faire tomber ses victimes dans des embûches ; avant lui, au fond, il nie Dieu ; car, promené par Lucifer à travers le monde, il n’y voit nulle part le Créateur ; partout il voit seulement la Vie et affirme qu’elle existait avant tous les êtres.

À cette longue liste d’ancêtres, il faut ajouter enfin un personnage dont le réquisitoire contre Dieu a précédé de trois ans seulement dans le Parnasse celui de Qaïn ; et ce héros, c’est encore le Satan cher au romantisme, mais présenté cette fois par Leconte de Lisle sous son nom populaire ; le Diable[13].

Il s’en faut pourtant que le discours de Qaïn soit une simple réplique de discours déjà entendus. Il est, au contraire, très personnel.

L’auteur a voulu, me semble-t-il, y condenser, de ses origines jusqu’à son terme prochain, toute l’histoire — telle qu’il la voit — de la croyance en Ihaveh, au dieu unique, au dieu Providence. Vivant sur une terre hostile, assistant à des convulsions inouïes qui enflammaient les nues et déracinaient les chênes, voyant leurs femmes enfanter dans la douleur et déposer leurs fruits sur la ronce, poussés à verser le sang par la violence de leur nature pourtant affectueuse, souffrant d’être voués à la mort et de se sentir faits pour l’immortalité, voués à la douleur et de se sentir faits pour le bonheur, les premiers hommes ont cherché des explications. Alors, ils ont imaginé l’Éden primitif, une faute commise envers un Dieu qui a créé des lois et infligé des châtiments. Mais dès les temps les plus anciens, il y eut des incrédules. Leur race s’est perpétuée. Maintenu jusqu’ici par la violence, l’empire de Dieu touche à sa fin.

Il y a dans cette histoire de l’idée religieuse des contradictions ; pourquoi tant de haine contre Dieu s’il n’existe pas ? Il y a de grands parti-pris : la foi ne s’est-elle conservée vraiment que par le fer et le feu ? Mais contradictions et parti-pris étonnent moins si l’on reconnaît que l’auteur a eu plus d’un dessein.

En même temps qu’on trouve, en effet, dans le poème les étapes d’une histoire de la croyance en Dieu, on y peut retrouver avec M. Flottes les étapes de la vie intellectuelle de Leconte de Lisle : d’abord l’époque de la foi à l’avènement prochain de l’Éden préparé par les militants des années quarante, si bien préparé qu’ils croient déjà le vivre ; puis, l’expulsion brusque hors de cet Éden par les réactions de 1849 ; alors, l’esprit de révolte contre les triomphateurs, la haine contre les prêtres, suscitée par le soupçon qu’ils ont travaillé au maintien de l’ordre établi ; l’horreur du Moyen Âge entretenu par la lecture de certains historiens ; la persistance de l’espoir qu’un enseignement dépourvu de religion restaurera un jour l’Éden.

Si le discours de Qaïn est vraiment une longue confidence, il n’y a rien de plus personnel que ce poème.

Personne, assurément ne conteste que malgré l’abondance des sources l’art y soit très original. Il suffit pour s’en convaincre de relire l’épisode final.

Quand Thagorma assiste au déluge, on voit bien, à certains détails, qu’il connaît tous les déluges célèbres : ceux d’Ovide (Met., I), de Bernardin de Saint-Pierre (Études, IV), de Chateaubriand (Génie, I, IV, iv) et surtout ceux de Vigny et de Byron (Ciel et Terre), Mais plus de ces jeux où Bernardin et Vigny s’amusent après Ovide, et qui font transporter par les eaux les phoques aux lieux aimés des chèvres, échouer les palmiers sur les rives de la Sibérie. Toujours de la peinture en action ; la mer, non pas ayant tout envahi, mais envahissant tout. Partout, qu’il s’agisse de montrer l’ascension des lames ou le frisson qui passe dans les chairs vivantes, autant de sobriété que de plénitude. D’un bout à l’autre de l’épisode, un enchaînement vraisemblable des phases de la prodigieuse catastrophe. Et dans chaque strophe des vers d’une vigueur magnifique.

Même là où il se rapproche le plus de ses modèles, Leconte de Lisle manifeste avec éclat son originalité, et il apparaît l’égal des plus grands, si même il ne les surpasse pas.

Ovide et Vigny ne nous font point assister aux efforts de l’oiseau, et leurs tableaux ne sont que des ébauches :


Quaesitisque diu terris, ubi sidere detur,
In mare lassatis volucris vaga decidit ales.

Mét., I, 307-308

En vain fuyant aux cieux l’eau sur ses rocs venue
L’aigle tomba des airs repoussé par la nue.


Chez Chateaubriand aussi, la lutte est finie, mais on peut imaginer ce qu’elle fut, et, si court qu’il soit, le tableau a une grandeur digne d’un tel peintre :


L’oiseau même, chassé de branche en branche par le flot toujours croissant, fatigue inutilement ses ailes sur des plaines d’eau sans rivages.


Chez Byron, la mort de l’aigle n’est qu’annoncée, mais quelle émotion et quelle puissance !


Quels cris il fera entendre en planant sur la mer impitoyable ! En vain il appellera à lui sa naissante famille, la vague envahissante seule lui répondra ; — c’est vainement aussi que l’homme lui enviera ses larges ailes qui ne le sauveront pas ; — où pourrait-il reposer son vol alors qu’à perte de vue l’espace ne lui offrira que l’Océan, son tombeau ?


Du tableau de Bryon Leconte de Lisle retient le mot tombeau. Il retient surtout qu’il doit montrer, non la chute de l’oiseau, mais ses efforts désespétés. Sa grande connaissance de l’animal lui permet de les représenter avec précision. Mais comme il sait unir à la justesse des détails l’ampleur du cadre !


Hérissés, et trouant l’air épair, en spirale,
De grands oiseaux, claquant du bec, le col pendant,
Lourds de pluie et rompus de peur, et regardant
Les montagnes plonger sous la mer sépulcrale,
Montaient toujours, suivis par l’abîme grondant.


Dans le recueil des Poèmes Barbares, il y a des poèmes qu’on peut préférer à Qaïn et il me semble qu’actuellement ce n’est plus celui-ci qui a les préférences de l’opinion. Mais il n’y en a peut-être pas un seul qui manifeste mieux les caractères de l’art parnassien, ni qui nous renseigne davantage sur la pensée de Leconte de Lisle.



  1. Revue Contemporaine, 30 novembre 1860.
  2. Gœthingen, 1854.
  3. Études d’histoire religieuse, 2e édition, 1857 ; Histoire du peuple d’Israël.
  4. Pausanias, II, 24. Leconte de Lisle a pris cela dans Creuzer, Religions de l’antiquité, t. II, p. 22. — Il n’a probablement pas connu la Bible de Cahen (traduction française, 1836), que Flaubert a utilisée. Cahen conserve aux noms propres leur physionomie hébraïque : A’hab, Izebel, Eliahou, laouda, Schomeron (Samarie). Or, au moment où il écrit La Vigne de Naboth, Leconte de Lisle a déjà pris l’habitude de conserver aux noms propres leur physionomie. Il l’a fait dans le Massacre de Mona, contemporain de la Vigne : Velléda y devient Uheldéda. Il l’aurait fait sans doute dans la Vigne s’il avait connu Cahen.

    À Naboth il a prêté le caractère de Job ; aux accusateurs de Naboth, celui des ennemis de Job.

  5. Rois, III, xxi, 4.
  6. Mais en a-t-il autant que le croit M. Flottes ?
  7. Le prophète Osée a un style perpétuellement imagé. Voir Osée, V, 1.12, 14 ; VII, 8, 11, 12, 16 ; VIII, 1, 6, 8, 9 ; IX, 10, 11 ; X, 11 ; XIV, 7, 8 : Dieu dit : « Et moi je serai pour eux comme une lionne, je les atteindrai comme un léopard sur le chemin de l’Assyrien. Je viendrai à eux comme une ourse à qui l’on a ravi ses petits ; je leur déchirerai les entrailles jusqu’au cœur, et je les dévorerai comme un lion dans leur exil même. » — Divers détails m’ont prouvé que le poète avait lu attentivement Osée dans la traduction Lemaistre de Sacy.
  8. Les maisons que j’ai connues, Paris, Plon, 1927, t. II, p. 146.
  9. Sur la façon dont Leconte de Lisle a utilisé les découvertes de l’archéologie, voir le livre de M. Flottes.
  10. Voir D. Mornet, Une source négligée de Qaïn (Mélanges Baldensperger).
  11. Revue d’Histoire littéraire de la France, juillet 1911 : le Qaïn de Leconte de Lisle et ses origines littéraires.
  12. René Descharmes, Le Qaïn de Leconte de Lisle et une poésie oubliée d’Alfred Le Poittevin, Revue d’Histoire littéraire, juillet 1915.
  13. La Tristesse du Diable, dans Le Parnasse de 1866.