Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/10

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Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 148-152).


X

LA BARBARIE DE LA GRÈCE


Pendant qu’il écrit des poèmes qu’il pourra qualifier de barbares, Leconte de Lisle écrit encore des poèmes helléniques où la Grèce continue à être pour lui ce qu’elle était dans son premier recueil : le pays des vierges belles comme des statues de marbre, des jeunes hommes généreux, des campagnes idylliques, embaumées par le parfum des fleurs, égayées par le chant des sources et le vol des abeilles, le Vase est contemporain des Hurleurs (R. D. M., 15 février 1853), les Odes anacréontiques et Phydilé des Éléphants (Poèmes et Poésies, 1855), les Bucoliastes de la Légende des Nornes (Revue Contemporaine, 15 mai 1858).

Mais en même temps que les légendes grecques l’aident à reconnaître ce qu’il y a d’humain dans les plus sauvages légendes du Nord, celles-ci l’amènent peu à peu à découvrir la barbarie de la Grèce primitive. Sans doute, jamais il ne cessera de croire que la Grèce des bucoliastes fut une réalité et d’y transporter ses rêves : peu de semaines après la publication des Poésies Barbares, il publiera Thestylis, puis Kléarista (15 août, 15 octobre 1862, R. Cont.). Mais très peu de semaines après Kléarista, la barbarie de la Théogonie d’Hésiode entre dans sa poésie avec Ékhidna (31 décembre 1862, R. C.) ; en 1869, avec le Combat Homérique, ce sera la barbarie de l’Iliade (Sonnets et Eaux-fortes).

Condenser en quatorze vers les caractères principaux des combats homériques, c’est une gageure. Mais le poète n’a-t-il pas tenu la promesse de son titre ? Il l’a tenue, assurément, si du moins c’est surtout la barbarie du combat homérique que l’on cherche dans le sonnet français.

Barbare, ce tourbillon de guerriers jaillissant hors des nefs, si barbare que seule une comparaison ignoble en peut évoquer l’image :


De même qu’au soleil l’horrible essaim des mouches
Des taureaux égorgés couvre les cuirs velus[1],
Un tourbillon guerrier de peuples chevelus,
Hors des nerfs, s’épaissit, plein de clameurs farouches.


Barbares, cette symphonie de souffles rauques et de coups assénés, ce spectacle affreux fait de chars vidés, d’étalons cabrés, d’éclairs lancés par des boucliers.

Aussi barbare que le loup Fenris ou le serpent Midgard des Scandinaves est cette Gorgo, qui, ayant des reptiles tordus au front, aboie, grince des dents, vole sur la plaine où le sang exhale ses buées.

Mais la mythologie scandinave a-t-elle imaginé des dieux aussi barbares que ces Olympiens qui abandonnent tous leur palais pour bondir joyeusement dans le combat des hommes ?


Et voici que la troupe héroïque des Dieux
Bondit dans le combat du faîte des nuées.

L’Ékhidna d’Hésiode vaut en barbarie tous les monstres de l’Edda, Ékhidna, monstre horrible et beau,


Ékhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés,
Moitié reptile énorme écaillé sous le ventre.


Le fils est digne de la mère. C’est Kerbéros aux cinquante mâchoires,


Qui, toujours plein de faim, le long des ondes noires,
Hurle contre les morts qui n’ont point de tombeau.


Et le poète raconte comment le monstre se pourvoyait de chair crue.

Tant que la flamme du soleil enveloppait le monde, Ékhidna restait tapie dans une caverne sombre. Dès qu’il se baignait dans les flots profonds, elle s’avançait, dérobant sa croupe ; son visage luisait, ses lèvres riaient ; elle chantait, et les hommes accouraient sous le fouet du désir. — Ma joue a l’éclat des pommes, des lueurs nagent dans mes cheveux. Heureux qui j’aimerai ; plus heureux qui m’aime. Il sera un Dieu, que j’inonderai de voluptés.

Elle chantait ainsi, cachant le seuil étroit de son antre ensanglanté. Les hommes lui criaient : — Je t’aime ! Je veux être un Dieu ! — Mais nul ne dira leur nombre.


Le monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue,
Et le temps polissait leurs os dans l’antre creux.


Qui est ce monstre ? Le poète en 1862 expliquait qu’Ékhidna vit encore, et que l’amour lui mène toujours sa proie[2] :


Les siècles n’ont changé ni la folie humaine,
Ni l’antique Ékhidna, ce reptile à l’œil noir ;
Et malgré tant de pleurs et tant de désespoir,
Sa proie est éternelle et l’amour la lui mène.


En 1872, le poète a cru devoir supprimer le commentaire. Avec raison, je pense. Car qui ne voit qu’Ékhidha personnifie l’éternelle folie des rêves et des chimères, et qu’une fin affreuse est prédite par le poème à tous les aventuriers de la passion, à tous les chercheurs d’énigmes, à tous les amants de l’idéal, à tous ceux qui demandent à l’amour, à la philosophie, à l’art, à la poésie de les rendre des dieux ?

C’est par le spectacle de cette fin que le poème se termine : la cruauté jamais assouvie d’Ékhidna apparente au tigre de la Jungle et au lion de l’Oasis le monstre enfanté par l’imagination hésiodique.

Il ne reste plus maintenant à Leconte de Lisle que de faire entrer dans sa poésie, en 1873, avec les Érinnyes, la barbarie, mais devenant combien plus barbare ! du drame eschyléen[3].



  1. Géorgiques, IV, 554.
  2. C’est ce qu’a signalé M. Lestel, R. H. L. F., 1925, p. 134.
  3. Voir Latzarus, Leconte de Lisle adaptateur de l’Orestie, Nîmes, 1920.