Les Poètes du terroir T I/Charles Bourdigné

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 37-39).

xvie siècle)

Charles Bourdigné, — ou de Bordigné, — qu’il ne faut pas confondre avec son frère Jean, auteur de l’Histoire aggrégative des annales et cronicques d’Anjou (Paris, A. Cousteau, 1529, in-folio), était prêtre, né à Angers, et vivait au début du XVIe siècle. C’est tout ce qu’on en sait, sinon qu’il écrivit pour un autre prêtre de ses amis, maître Jehan Alain, la Légende ou les Gestes et dits joyeux de maistre Pierre Faifeu. Cet ouvrage, divisé en quarante-neuf chapitres, aux titres édifiants, est dans le goût des Repues franches de Villon. C’est pareillement un récit de tous les tours de souplesse, farces, espiègleries, et de faits pendables où l’esprit angevin exerce ce qu’il a de malicieux à l’excès. Héros imaginaire ou réel, Pierre Faifeu, au dire du Bibliophile Jacob, fut un écolier de l’Université d’Angers, comme François Villon était un écolier de l’Université de Paris, et le titre de maître que lui donne son historien permet de supposer qu’il avait été reçu maître es arts à Angers, de même que maître François l’était à Paris. C’étaient, au reste, deux mauvais garnements l’un et l’autre ; mais, quoique Faifeu ait une fois couru grand risque d’être pendu à Saumur, pour avoir fait une folie, il faut reconnaître à son avantage que la plupart des passe-temps qui témoignaient de la gentillesse et subtilité de ses moyens, n’avaient rien à démêler avec la justice criminelle. Il se bornait ordinairement au rôle de mystificateur ou de bouffon, et, chose singulière, les victimes qu’il avait élues pour amuser le public à leurs dépens ne lui gardaient pas rancune. Ce qui le prouve, c’est qu’il ne comptait que des amis et des admirateurs dans sa ville natale, où il avait fait sans doute bien des dupes, mais où ses facéties étaient fort appréciées. Son but principal était de bien boire et de bien manger aux frais du prochain, en payant son écot par des farces joyeuses et des bons mots. Après avoir pérégriné plusieurs années durant, visité « molt villes », il se maria, mais, son nouvel état ne convenant guère à sa nature indépendante, il se laissa mourir de mélancolie. En quelle heure et quel jour fut-ce ? « Pour vrai, ne le sçait point, » conclut son historiographe, mais ce dut être vraisemblablement vers 1521.

Il existe quatre éditions de l’ouvrage de Bourdigné. La première a été incontestablement imprimée à Angers, bien qu’elle ne porte pas de nom d’imprimeur. Elle est d’une rareté excessive. En voici la description, d’après le Manuel du Libraire : La Légende joyeuse de Maistrc Pierre Faifeu contenante (sic) plusieurs singularitez et veritez, la gentilesse et subtilité de son esprit, avecques les Passetemps qu’il a faitz en ce monde, comme vous pourrez veoir en lysant les chappitres cy dedans contenuz, avecques une Epistre envoyée des Champs Helysées par le dit Faifeu, laquelle contient plusieurs bonnes choses en rhetoricque melliflue, s. l. n. d. [1526], in-4o, gothique. Les trois autres éditions ont paru, l’une à Angers en 1531, et les autres à Paris, chez Coustelier, en 1720, et à la Librairie des Bibliophiles (Jouaust), en 1880. Cette dernière, plus correcte que les précédentes, et enrichie d’une notice et de notes par le Bibliophile Jacob, a servi à l’établissement de notre texte.

Bibliographie. — Abbé Goujet, Bibliothèque française, X, p. 32. — Bibliophile Jacob, Préface à l’édit. de la Légende de Pierre Faifeu ; Paris, Librairie des Bibliophiles, 1880, in-12.


COMMENT A CHASTEAULX, EN ANJOU, PIERRE FAIFEU FIST LE MARCHANT DE POURCEAULX

Bien avez veu, faisant ces tours et saultz,
Que par Fortune avoit souvent assaultz,
Par cy-devant, mais ung tour de sa ro[üe]
Depuis ce temps eut, luy faisant la mo[üe] :
Car, comme alloit en maint pays à l’esbat,
Elle luy joua ung tour de son rabbat :
Car, luy estant au beau pays de Touraine,
Et s’esbatant faire mainte fredaine,
Et jeux joyeux, son argent tout perdit ;
Dont son esprit quasi s’en esperdit.
Or, ce voyant, fallut vuyder la place,
Pour en chercher : tout soubdain se desplace,
Et par Chasteaulx en Anjou print chemin ;
Dont vous verrez en charte ou parchemin
Le tour qu’il fist en une hostellerie :

Nul ne l’orra qui de bon cueur ne rye.
Voyant qu’il n’a dont payer son escot,
Sans le conseil de Bede ou de Lescot,
Il s’advisa marchant se contrefaire
De gras pourceaulx, et, pour mieulx son cas faire,
Quant arriva, à l’hostesse il a dit
Que bien soubdain, sans aucun contredit,
On espandist force bled ou aveine
Emmy la cour, pour pourceaulx qu’on ameine
Bien ung millier, dont il se dit marchant.
Ce qui fut fait, mais ne fut si meschant
Que cependant n’ayt bien sa repeuë prinse,
Et son cheval ; puis, sans autre reprinse,
Quant eut disné, semble luy ennuyer
Qu’ilz ne venoient : donc pour desennuyer,
Il fist semblant vouloir aller encontre
Sur son cheval, que soubdain il rencontre
Enharnasché, car nully ne doubtoit
Que fust Faifeu, mais pour vray ce l’estoit.
Qui s’en alla sans payer sa despense,
Car pas n’avoit le denier ; mais je pense,
S’il en eust eu, voulentiers eust poyé :
Quant en avoit, tout estoit desployé.
L’hoste s’attend avoir des pourceaulx houstes.
Mais les avoir fust encore aux escouttes,
Et si fallut tout son bled reserrer
Le lendemain, dont en eust d’enserrer.
Ainsi Faifeu leur monstra de ses gestes.
Esprit subtil à besoing vault Digeste.

(La Légende de Pierre Faifeu