Les Poètes du terroir T I/J. du Bellay

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 43-47).

JOACHIM DU BELLAY

(1525[ ? ]-1560)

Joachim du Bellay naquit au manoir de la Turmelière-en-Liré, petit bourg situé sur la rive gauche de la Loire, en face de la ville d’Ancenis. On ignore la date de sa naissance ; mais on a lieu de supposer, d’après son propre témoignage, que ce fut peu avant l’année 1525. Il avait sept ans lorsqu’il perdit les siens, ot il fut élevé sous la tutelle de son frère René du Bellay. On a prétendu que son éducation première fut négligée, mais nous n’en croyons rien, car lorsqu’il vint à Poitiers, vers 1545, pour faire son droit, il donna les preuves de toutes les connaissances qu’un homme de mérite pouvait acquérir en son temps. Il passa trois années dans cette ville, après quoi il gagna Paris où il se lia avec les jeunes poètes et se fit connaître en publiant le fameux livre de La Defence et Illustration de la langue françoise (Paris, Arnoul l’Angelier, 1549, in-8o), qui fut en quelque sorte le manifeste de la Pléiade. Il fit paraître peu après L’Olive, recueil où se trouvent célébrées, sous la forme de sonnets, les vertus d’une dame imaginaire. L’ambition de prendre figure à la cour et de se créer un avenir honorable lui venant avec le succès, il accompagna son cousin le cardinal du Bellay à Rome, en qualité d’intendant. Ce fut la période la plus active de sa vie. Cumulant ses délicates fonctions et son labeur d’écrivain, il se montra tout à la fois un courtisan accompli et un poète original. Mais, à se multiplier ainsi, il gagna un tel dégoût et de sa charge et de son séjour dans la ville éternelle, qu’il n’aspira qu’à un prompt retour dans son pays. Le séjour qu’il fit à Rome ne dura guère plus de trois années ; ce fut assez pour que, la nostalgie aidant, il écrivît quelques-uns de ses plus beaux poèmes. Au début de son exil volontaire, il avait composé le Premier Livre des antiquitez de Rome. On pouvait s’attendre au moins à un second livre faisant suite à cet ouvrage, mais il n’en fit rien paraître, et ce furent les Regrets qui vinrent, comme pour affirmer sa lassitude et crier son angoisse. Le 19 juin 1555, le cardinal le nommait chanoine de Notre-Dame de Paris, en remplacement de Jean Toustain, décédé. Il quittait Rome en 1557. À peine arrivé à Paris, son premier soin était de faire imprimer sans relâche les recueils qu’il rapportait d’Italie. Dans le seul espace d’une année, il publia les Antiquitez, Les Jeux rustiques et Les Regrets. Une telle fécondité n’alla pas sans lui attirer de graves ennuis. Dénoncé pour ses satires contre la cour romaine (cf. Les Regrets), il allait se justifier aux yeux du cardinal, son ancien maître, quand un événement inattendu vint mettre le comble à sa disgrâce. Son unique protectrice, la princesse Marguerite, celle qu’il ne cessa jamais de célébrer, épousait le duc de Savoie et quittait la maison de France. Sensible jusqu’à la superstition, il vit dans ce « département » un terrible coup du destin. Son chagrin fut tel qu’il n’eut pas le courage de réagir.

Quelque temps après, le 1er janvier 1560, il mourait d’une attaque d’apoplexie foudroyante, chez son compatriote Bizet, au cloître Notre-Dame. Il fut inhumé dans la chapelle de l’église cathédrale affectée à la sépulture des chanoines. On ne sait ce que devinrent ses restes. Trois siècles après, un de ses admirateurs fervents, M. Léon Séché, à qui l’on doit de remarquables travaux sur sa vie, son œuvre et ses compagnons de la Renaissance, lui fit ériger à Ancenis, tout au bord de la Loire, en face du petit Liré, un beau monument, sur un terre-plein toujours fleuri, « d’où il peut voir fumer les cheminées de son cher village ».

Bibliographie. — Léon Séché [Études sur Joachim du Bellay] ; Revue de la Renaissance, 1901-1902. — Henri Chamard, J. du Bellay ; Lille, au siège de l’Université, 1900, in-8o.



SONNET

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage !

Quand revoiray-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Revoiray-jeo le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ?

Plus me plaist le sejour qu’ont basty mes ayeux,
Que des palais romains le front audacieux.
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine ;


Plus mon Loyre gaulois, que le Tybre latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

(Les Regrets.)


AUX DAMES ANGEVINES

Plume qui as, d’une aile inusitée,
Depuis deux ans la France visitée,
Chantant des Rois les louanges à gré,
Et l’arbre sainct à Minerve sucré,
Baisse ton vol, rasant la fresche rive,
Où près d’Angers le cours de Maine arrive.

Va saluer d’un son mélodieux
De mon Anjou les domestiques dieux,
Qui m’ont souvent de leurs manoirs sauvages
Ouy chanter sur les prochains rivages
Le nom qu’Amour, de ma force vainqueur,
A érigé pour trophée en mon cœur,

Ne cherche point la tourbe murmurante
Des professeurs de sagesse ignorante :
Mon nom aussi, par la France loué.
Ne quiert le bruit du palais enroué,
Ne le sourcil trop superbe et severe
Qui le pouvoir des Muses ne revere.

Le docte Dieu qui inspire en mon cœur
Du sainct ruisseau la féconde liqueur,
Mon sort fatal et mon Dieu domestique,
Qui ma voué au labeur poëtique,
Scachant combien j’y prenois de saveur.
M’ont destiné à plus douce faveur.

Va, plume, donc voir les troupes divines
Des demi-dieux et nymphes angevines,
Où je seray (peut-estre) bien receu.
Par ton moyen quand la France aura sceu
Que leur haut bruit je fay sonner à Loyre.
Qui ay chanté des grands Princes la gloire.

Des envieux les plumes de corbeau
Ont mis l’honneur des dames au tombeau,

Sentant combien les grâces féminines
Seroyent en pris, si les plumes bénignes
Les opposoyent au tiltre ambitieux
Dont nostre nom s’élève jusqu’aux cieux.

De cygne donc la mienne blanchissante
Soit à leur los ses ailes fléchissante :
Mienne je dis, qui au dedans du corps
Suis aussi blanc que le cygne dehors :
Aussi le Dieu qui ma fureur allume,
Me fist jadis présent de ceste plume.

Les doctes sœurs qui parmi l’univers
Feront voler vostre nom par mes vers,
Tant que vivray, Dames bien fortunées,
Seront par moy pour vous importunées :
Qui feray bien si j’en veux prendre esmoy,
Vivre deux fois ensemble vous et moy.

Si vous eussiez de l’onde oblivieuse
Tiré vos noms, que la parque envieuse
Et nos escrits y ont fait devaller,
Quel bruit pourroit aux vostres égaler ?
Toute vertu des grâces ignorée
N’est longuement entre vous honorée.

Mais maintenant je voy le temps changer
Qui vous vouloit sous sa force ranger.
Puisque desja commencent à nous plaire
Les doctes vers, vous n’avez plus affaire,
Pour vos honneurs rendre à jamais vivans,
De mendier la main des escrivans.


LES LOUANGES D’ANJOU[1]

O (de qui la vive course
Prend sa bien heureuse source
D’une argentine fontaine,
Qui d’une fuite lointaine
Te rens au sein fluctueux
De l’Océan monstrueux),

Loyre, hausse ton chef ores
Bien haut, et bien haut encores.
Et jette ton œil divin
Sur ce pays Angevin,
Le plus heureux et fertile,
Qu’autre où ton onde distille.
Bien d’autres Dieux que toy, Pere.
Daignent aynier ce repaire
A qui le ciel fut donneur
De toute grâce et bonheur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Qui voudra donc louë et chante
Tout ce dont l’Inde se vante,
Sicile la fabuleuse,
Ou bien l’Arabie heureuse.
Quant à moy, tant que ma Lyre
Voudra mes chansons eslire
Que je luy commanderay,
Mon Anjou je chanteray.
O mon fleuve paternel,
Quand le dormir éternel
Fera tomber à l’envers
Celuy qui chante ces vers,
Et que par les bras amis
Mon corps bien près sera mis
De quelque fontaine vive,
Non gueres loin de ta rive,
Au moins sur ma froide cendre
Fay quelques larmes descendre
Et sonne mon bruit fameux
A ton rivage escumeux.
N’oublie le nom de celle
Qui toute beauté excelle,
Et ce qu’ay pour elle aussi
Chanté sur ce bord icy.

(L’Olive et quelques autres œuvres poétiques,
édit. de 1549.)



  1. Fragrment du poème intitulé Au Fleuve de Loyre.