Les Poètes du terroir T I/Lucien Paté

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 323-326).

LUCIEN PATÉ

(1845)


M. Lucien Paté est né à Chalon-sur-Saône, le 6 mars 1845. Fils d’un républicain influent dans sa ville, victime du coup d’État de 1851, il suivit son père dans l’exil, à Vevey d’abord, à Genève ensuite. De retour en France, il termina ses études au collège de Chalon, vint à Paris, prit ses grades de licencié et se fit recevoir avocat. Après la guerre, il entra dans l’administration des beaux-arts et devint successivement sous-chef, chef et inspecteur général du service des monuments historiques. Il a pris sa retraite en 1903.

M. Lucien Paté s’est fait connaître par bon nombre de poésies de circonstance ; il a écrit, de plus, de nombreuses pages sur sa province. On lui doit des Odes à Molière et à Corneille, dites sur la scène du Théàtre-Franç^ais (1876) ; à Lamartine, pour l’inauguration de la statue du poète à Mâcon (1878), suivie d’une ode nouvelle pour le centenaire du chantre des Girondins (1889) ; à Nicéphore Niepce, pour l’inauguration de la statue de l’inventeur de la photographie, à Chalon-sur-Saône (1885) ; à François Rude, pour l’inauguration de son monument à Dijon (1886) ; à Buffon, pour le centenaire du naturaliste à Montbard (1889) ; des Stances pour l’inauguration de la statue de Brizeux, à Lorient (1887) et pour celle du monument élevé à Nolay à la mémoire du président Carnot (1895). Ces pièces se retrouvent d’ailleurs dans les recueils de l’auteur, savoir : Lacrymae Rerum (Paris, Lachaud, 2e édit., 1871, in-12) ; Mélodies intimes (Paris, Librairie des Bibliophiles, 1874, in-12) ; Poésies (Paris, Charpentier, 1879, in-12), ouvrage couronné par l’Académie française ; Les Poèmes de Bourgogne (Paris, Lemerre, 1889, in-18) ; Le Sol sacré (ibid., 1896, in-18) et Les Souffles libres (ibid., 1905, in-18).

M. Lucien Paté est aussi l’auteur d’une Monographie d’Autun, parue dans la France artistique et monumentale, et d’une étude, L’Etat et les Monuments historiques, conférence prononcée au Trocadéro en 1900. Il a collaboré pendant plusieurs années à L’Illustration, à la Revue politique et littéraire, et a donné au théâtre : David Téniers, un acte en vers, représenté à l’Odéon en 1886 ; Prologue à Bérénice, donné en 1893 à la Comédie française ; et Laure et Pétrarque, un acte en vers, joué à l’Odéon en 1899.

C’est dans ses derniers volumes, et particulièrement Poésies, Les Poèmes de Bourgogne et l’Art sacré, qu’on trouve les pièces de ce poète ayant trait au « terroir ».

« Poète bourguignon et fervent adorateur de son pays natal, a-t-on écrit, c’est à Taisé, près de Chalon, que M. Paté a composé presque toutes ses poésies. La description du pays où se passèrent ses premières années se trouve dans de nombreux passages, empreints de cette mélancolie qui va à l’âme et porte à la rêverie… Il faut citer Le Morvan, Au bord du puits, L’Orbize, les Batteurs de grains, La Veillée des armes, Les Mobiles de la Cûte-d Or et Le Vieux Pécher ; il célèbre les vins fameux, les Grands Crus, esquisse une scène rustique, chante le souvenir d’un compatriote illustre, ou invoque les ombres du moyen âge dans les vieilles églises. Ses paysages bourguignons font rêver aux toiles de Millet et de Jules Breton ; la sincérité des impressions y est relevée par la hauteur de la forme. Ce sont des poèmes réalistes par le choix des sujets, idéalistes par le style. L’air et le soleil y circulent largement, et sur la profondeur des horizons se dessinent des personnages rustiques, qui sortent en relief sous la plume du poète. »

Bibliographie. — Alfr. de Martonne, M. Lucien Pâté ; La France moderne, 14-27 mai 1891.



L’ORBIZE


La rivière est étroite et coule entre des saules
Chevelus comme il sied à des enfants des Gaules ;
Sans eux, on la perdrait parmi les boutons d’or,
Et sans les peupliers, qui de plus loin encor
Trahissent le secret de sa couche fleurie,
On pourrait la chercher longtemps dans la prairie.
Nul bruit ne la révèle, et ce n’est qu’en prêtant
Très attentivement l’oreille qu’on l’entend ;
Encore est-ce de près, et, n’était ce murmure,
On irait droit dans l’eau tout en cueillant la mûre,
Bien heureux si du pied on en touchait le fond,
Car ce flot très étroit est aussi très profond.
Elle sort au couchant, de la roche gercée
Qui fait le vin brûlant et qui rend l’eau glacée,

Et s’en va, du côté du levant, sous les joncs.
Sous l’aulnaie, où la sève éclate en frais bourgeons,
Fière de son moulin et du vieux pont qui s’arque,
Gardant bien une nasse et révant d’une barque,
Reflétant les troupeaux, qui troublent son miroir.
Sombre sous un ciel bleu, claire sur un fond noir,
Calme, mais se ridant d’une feuille qui tombe,
Et prête à s’effrayer d’un saule qui surplombe,
Au large flot de Saône épancher le tribut
Des quatre gouttes d’eau que le sol n’a point bu.
Et comme tôt ou tard aussi bien l’on arrive,
Elle s’attarde, en route, aux choses de la rive,
À l’ilot qu’elle prend dans ses bras, aux buissons
De douce-amère, aux nids bruissants de chansons,
Sinueuse à plaisir, et si lente en sa course
Qu’on ne sait, à la voir, de quel bout est sa source…

(Poèmes de Bourgogne ; 1889.)



MA RUCHE



<poem>Ma ruche est en Bourgogne : abeille, j y connais
Toutes les fleurs du sol qu’enfant je butinais,
Toutes les fleurs de l’art, autre divine flore,
Fille du sol aussi, que l’esprit fait éclore !
Je vais de l’une à l’autre à travers monts et bois,
Et dans leur pur calice avidement je bois ;
Mon âme de leurs sucs avec amour s’enivre,
Et mon cœur les emporte où le sort me fait vivre,
Loin de mon toit aimé, de mes champs, de mon ciel,
Et du mieux que je puis j’en fais un peu de miel.
À ce travail doré tout mon exil s’enchante ;
Il n’est plus à mes yeux d’âme vile ou méchante ;
Les hommes et les cieux m’apparaissent moins noirs,
Et je vis dans l’oubli des frelons et des loirs.
Je songe à mon rucher qui m’attend sous les treilles,
À ma cellule vide, à mes sœurs les abeilles,
Au jardin bourdonnant qui dit : « Quand revient-il ?
Puisqu’il nous aime tant, par quel détour subtil
Va-t-il nous expliquer qu’il nous est infidèle ?
Peut-on aimer sa ruche et vivre ainsi loin d’elle ? »

Et moi qui dans mon cœur sens un vague remords
Monter, je veux, je crois faire oublier mes torts,
Obtenir mon pardon, en prouvant ma tendresse
Par quelque œuvre, ô ma ruche, où ta gloire apparaisse !
Ainsi le temps se passe et, plus vite compté,
Ramène enfin le jour attendu, souhaité,
Où j’irai, pour l’offrir, rêvant d’une auréole,
Heureux, me replonger dans mon cher alvéole !

(Le Sol sacré ; 1876.)


VINS DE LA CÔTE


Oh ! qui dira la Côte et les grands crus sacrés,
Dont la Grèce aurait bu, mais qu’elle eût adorés !
Chambertin, Richebourg, ces têtes de cuvées :
Les combes, du soleil incessamment couvées ;
Orveaux, qui se soulève et s’accoude aux rochers,
Et Chambolle, en avril, tout rose de pêchers ;
Corton, qui tend sa coupe irisée, où sommeille
La puissance du feu dans la liqueur vermeille ;
Volnay, riche en parfums ; Pommard, comme un beau soir
Empourprant les sentiers de la vigne au pressoir ;
Montrachet, dont la grappe a la couleur de l’ambre
Et luit, comme un joyau, sur le front de septembre !
Mais celui qu’entre tous elle eût nommé divin,
C’est toi, vieux Clos-Vougeot, orgueil du sol, ô vin !
Elle t’eût consacré des autels dans ses combes ;
Elle les eût rougis du sang des hécatombes ;
Et la petite source, humble comme un lavoir.
Qui te donne son nom et te sert de miroir,
La Nymphe au front chargé de raisin noir, la Vouge,
Dont le flot sort si clair de ta colline rouge,
Au plein soleil, sans lit de mousse ou de roseaux,
Eût été la première entre ses sœurs des eaux !

(Poèmes de Bourgogne ; 1881).