Les Polonais et la commune de Paris/Chapitre 1
I
Nous parlerons d’abord de l’Internationale et du rôle que les Polonais y jouèrent.
L’Internationale est jugée aujourd’hui. Chacun sait que cette formidable association, qui a enveloppé l’Europe de son immense réseau, a toujours cherché à donner le change au public en déclarant, dans ses diverses communications à la presse, qu’elle ne s’occupait que de l’affranchissement de la classe ouvrière et demeurait étrangère aux préoccupations politiques et religieuses, tandis que Mazzini, l’infernal génie qui a fondé « l’Internationale », n’avait eu en vue que d’organiser une vaste conspiration européenne contre tous les gouvernements établis.
Cette conspiration devait enfanter des insurrections dans toute l’Europe, et non dans un seul pays. Il fallait donc grouper en un seul faisceau les réfugiés et les mécontents de tous les pays, si nombreux en Angleterre, et leur donner une direction.
On créa donc, à Londres, un « Comité central » dirigeant, composé de réfugiés pris dans toutes les nationalités, qu’on trouva facilement parmi ces déclassés, ennemis de l’ordre et du travail, qui, après avoir tout exploité, trouvent commode de lever à leur profit une dîme sur la sueur du peuple. Ces réfugiés mirent volontiers la main à la pâte, persuadés qu’ils continueraient de vivre dans la paresse et la débauche sur les produits des cotisations de l’œuvre.
Mazzini méprisait ses collaborateurs, mais il en avait besoin, car il savait qu’ils coopéreraient activement à son œuvre pour ne pas voir tarir la source de leurs revenus, et ils ne trompèrent pas son attente. Ces réfugiés procédèrent à la propagande d’après les données suivantes, arrêtées par Mazzini :
1o L’unité est une fraction de la dizaine.
2o La dizaine est une fraction de la nation.
3o La nation est une fraction de l’humanité.
L’action de l’association ne devait donc pas s’étendre sur une seule nation, mais sur le monde entier, au moyen de l’action individuelle de chaque membre du Comité central sur ses dizainiers respectifs et appartenant à la nation qui lui était particulière.
Mazzini s’était proposé de fusionner les mécontents de tous les pays, pour les diriger vers un but commun : le renversement de tous les gouvernements, et leur remplacement par un « Comité central international », composé d’individus appartenant à chaque nationalité, et qui serait le gouvernement des États-Unis d’Europe, avec Mazzini pour directeur suprême.
Pour atteindre cet idéal le concours de quelques hommes ne suffisait pas. Le Comité central international, lors de sa création, n’était pas une force ; il lui fallut faire des adeptes, depuis 1862 jusqu’à la fin de 1870, pour obtenir une armée à sa dévotion.
L’inertie, la faiblesse et la négligence des divers gouvernements sont la cause réelle de l’extension que put prendre l’Internationale, qui compte aujourd’hui ses affiliés par centaines de mille dans chaque pays.
Albert Richard (de Lyon), qui se proclame lui-même « l’un des membres les plus anciens et les plus fidèles de l’Internationale », a déclaré récemment (3 juin 1870) que l’association a déjà organisé sept millions de travailleurs américains et européens[1].
Tel est l’effectif de l’armée révolutionnaire que les divers gouvernements ont commis la faute de laisser lever et organiser, parce que leur attention n’était tournée que vers les armements des gouvernements voisins.
Quel souverain pourrait disposer d’une armée aussi formidable que celle de l’Internationale ?
Pendant que la France fabriquait secrètement ses mitrailleuses à Meudon, que la Prusse organisait son armée et commandait des canons Krupp, que les autres États épiaient les inventions des armuriers pour chercher le meilleur fusil à donner à leurs troupes, l’Internationale avait le champ libre. Elle faisait plus que des mitrailleuses, plus que des canons Krupp, plus que des fusils Dreyse, Chassepot, Kruk, Baranow, etc. — Elle organisait son immense armée, et pensait : « Quand les États se seront fait la guerre et seront épuisés, alors mon tour viendra, et je tomberai sur eux.
« Que feront des centaines de mille hommes contre mes sept millions d’hommes réunis volontairement et sans aucune loi coercitive ? Que m’importent les forces des États ? Je les écraserai par mes masses. Aux armes nouvelles j’opposerai la nitro-glycérine, le picrate de potasse, le pétrole. J’ai le feu grégeois, et la convention de Saint-Pétersbourg ne me concerne point. »
Voici ce que le Polonais Mroczkowski a dit au congrès de Bâle, en 1869 :
« L’Internationale est et doit être un État dans les États ; qu’elle laisse ceux-ci marcher à leur guise jusqu’à ce que notre État soit le plus fort. Alors, sur les ruines de ceux-là nous mettrons le nôtre tout préparé, tout fait, tel qu’il existe dans chaque section. « Ote-toi de là, que je m’y mette », telle sera la question. »
L’Internationale a été la Genèse de la Commune de Paris. Le drame lugubre qui vient de s’accomplir à Paris n’a été qu’une démonstration, un engagement d’avant-garde, un effort restreint. L’Internationale a fait la part du feu, pour tâter ses forces. Elle a sacrifié quelques uns des siens pour exciter les autres à la vengeance.
Que sera-ce quand la lutte sera collective et quand « l’armée internationale », obéissant à un ordre impérieux, donnera en masse ? — Ce seront des hordes dont les armées régulières auront facilement raison, me répondra-t-on.
— Que Dieu le veuille ! Mais nous, nous redoutons ces hordes. Les Tamerlan, les Gengis-Khan, sont dépassés par le Comité central de Londres ; les masses de l’Internationale disposent du pétrole, du picrate de potasse, et de tous les moyens destructeurs que les autres n’avaient pas.
Les gouvernements entretiennent de coûteuses ambassades. Qu’ont-elles donc fait de 1864 à 1870 ? — Pourquoi ne se sont-elles pas émues en voyant les progrès de l’exécrable création de Mazzini ? Va-t-on blâmer encore l’aveuglement de M. Benedetti en présence de l’impéritie de tout le corps diplomatique européen, qui n’a rien dit ni rien prévu au sujet de l’Internationale ?
Est-ce que les gouvernements attendront le choc de la masse internationale, son effort collectif, pour aviser à prendre des mesures de précaution ?
Le prince de Bismarck, tout homme de génie qu’il soit, s’est grandement trompé en disant qu’il avait laissé faire la Commune de Paris, persuadé que tous les chefs de la révolution cosmopolite se rendraient dans la capitale de la France et seraient pris dans la souricière. Erreur et chimère ! Paris n’a jamais pu être une souricière destinée à prendre les chefs de sept millions de révolutionnaires.
On a pris et fusillé à Versailles quelques chefs de l’armée cosmopolite, sacrifiés d’avance par le Comité central de l’Internationale. On en nommera d’autres à leur place, et, si on n’entreprend pas aussitôt d’empêcher dans chaque État les affiliés de l’association de tenir leurs conciliabules secrets et leurs meetings au grand jour, avant peu il sera trop tard, et les gouvernements déploreront amèrement leur hésitation.
Aux grands maux il faut de grands remèdes, qu’on ne l’oublie pas ! Les gouvernements ont moins le droit que quiconque de ne pas s’en souvenir, car ils ont la tâche de veiller sur la tranquillité et le bien-être des peuples qui leur sont confiés.
C’est à eux aussi de mettre l’Angleterre en demeure d’arrêter la marche de la conspiration européenne qui s’organise à Londres, à l’abri du pavillon britannique, contre tous les gouvernements établis, en expulsant les misérables qui ont secrètement dirigé les crimes de la Commune de Paris et qui sont en sûreté à Londres, bien que ce soient plutôt des assassins et des révolutionnaires buveurs de sang que des réfugiés politiques. John Bull leur donne asile. Peut-être, quand il sera bien convaincu qu’ils complotent de brûler la moitié des capitales de l’Europe et de livrer Londres aux flammes, se décidera-t-il à les chasser du territoire anglais.
Que l’Angleterre médite ce passage de la circulaire de M. J. Favre, du 6 juin 1871 : « L’Europe est en face d’une œuvre de destruction systématique dirigée contre chacune des nations qui la composent, et contre les principes mêmes sur lesquels reposent toutes les civilisations. »
Étudions maintenant la coopération des Polonais aux actes de l’Internationale. Nous les verrons ensuite dans le mouvement communaliste de Paris.
Lors de la création du premier comité central de l’Internationale, nous trouvons dans ce comité les Polonais A. Zabicki, éditeur d’une feuille qui s’imprime à Londres, sous le titre Glos Wolny (la Voix libre), et Bobczynski. Ces deux réfugiés déléguèrent, pour conduire la propagande parmi les émigrés polonais : A. Bobrownicki, un ancien failli de Varsovie qui se fait passer pour réfugié politique, et Mroczkowski, aujourd’hui collaborateur du journal l’Égalité, et constituèrent des bureaux polonais de l’Internationale à Paris, Bruxelles, Vienne, Genève et Posen. Les réfugiés polonais adhérèrent en foule à la nouvelle association, et leurs journaux publièrent tous les manifestes de l’Internationale.
Ce furent eux qui organisèrent le meeting en faveur de la Pologne qui eut lieu le 28 septembre 1864 à Londres, Saint-Martin’s Hall, où l’on adopta la résolution suivante : « Attendu que tous les gouvernements ont abandonné la Pologne, celle-ci se confie, par la voix de ses représentants accrédités à l’étranger, à la protection des ouvriers des différents pays. »
« La section polonaise est assurée que le concours mutuel et le complet affranchissement de la classe ouvrière seront suivis du rétablissement de la nationalité polonaise, d’autant plus nécessaire que les Polonais, marchant à la tête de la civilisation slave, peuvent seuls effectuer l’instruction sociale des peuples slaves et émanciper le prolétariat en Russie et dans les pays slaves qui entreront dans la confédérations des États libres de l’Europe. »
Zabicki fit un tirage de près de cent mille exemplaires de la traduction polonaise des discours prononcés dans ce meeting et les répandit à profusion dans les pays polonais. — On les traduisit également en russe, en tchèque et en petit russien.
La Russie n’a que très-peu de réfugiés politiques vivant à l’étranger. L’émigration russe était représentée à cette époque par A. Herzen, Ogarew et Bakounine. — Les deux premiers s’émurent en lisant la résolution prise au meeting. Ils protestèrent en termes indignés contre cette phrase : « Les Polonais, marchant à la tête de la civilisation slave, peuvent seuls effectuer l’instruction des peuples slaves et émanciper le prolétariat en Russie…… » Le célèbre Herzen démontra dans le « Kolokol » (la Cloche) : 1o que les Polonais ne marchaient pas à la tête de la civilisation slave ; 2o que le prolétariat n’avait nul besoin d’être émancipé en Russie, vu que l’empereur Alexandre, suivant sa devise : « Il vaut mieux que les réformes viennent d’en haut que d’en bas », n’avait pas attendu la réunion du meeting de « l’Internationale » pour accorder la liberté et les droits politiques tant aux paysans qu’aux ouvriers, qui n’étaient plus attachés à la glèbe depuis l’acte libérateur de mars 1861.
Les Polonais se vengèrent d’Herzen en annonçant immédiatement dans leurs journaux qu’il « s’était vendu à la Russie et avait sollicité et obtenu son amnistie », tandis qu’il fut prouvé que le célèbre patriote russe, bien que satisfait de voir les progrès accomplis en Russie depuis l’avènement de l’empereur Alexandre II, n’a jamais demandé une grâce quelconque. Il est mort en exil.
Quant à Bakounine, ce fut différent : ce drôle, qui est arrivé à se faire un nom dans la démocratie européenne à force de mensonges et d’aplomb, et qui, à bout de ressources, errait à la recherche d’une position révolutionnaire quelconque pouvant lui procurer quelques revenus, le lait de la vache polonaise s’étant tari depuis longtemps pour lui, et Herzen et Ogarew lui refusant leur appui financier ; Bakounine donc adhéra aux idées de l’Internationale et se posa auprès d’elle en pontife de la démocratie slave, dont les membres polonais du comité central de Londres n’étaient, d’après lui, que des représentants infimes.
Ce fut Bakounine qui appuya le fameux axiome de Tartaret, ainsi formulé : « Tout propriétaire qui veut louer un immeuble prouve par cela même qu’il n’en a pas besoin ; qu’on l’exproprie..... » Bakounine compléta cette idée en disant : « Je demande la liquidation sociale, et par liquidation sociale j’entends l’expropriation de tous les propriétaires actuels. » Or, on savait de longue date que Bakounine était si bien l’ennemi de la propriété qu’il n’avait pas craint de voler à Dresde tout ce que possédait son père et de mettre ce vieillard sur la paille.
Un journal démocratique russe, la Cause du peuple, a répondu en ces termes aux écrits de Bakounine :
« Si nos lecteurs avaient lu ces feuilles volantes, insipides jusqu’à l’indécence et nigaudes jusqu’à l’absurdité, nous n’aurions pas à en parler : ils auraient compris eux-mêmes que nous n’en pouvons parler qu’avec dégoût…… Une ignorance brutale à côté d’une gasconade effrontée ; la rodomontade de leurs succès fantastiques n’ayant jamais existé, à côté de la ruade envieuse du passé des héros qui ont péri…… Où l’on insulte Tcherniszewsky et toute son activité libératrice et celle de ses disciples, où l’on insulte la Cause du peuple, tous les émigrés et toute l’émigration, et où l’on ne comble de louanges que M. Bakounine et un certain M. Nietchaiew, l’assassin de l’étudiant Iwanow. »
Cependant il n’y eut jamais d’union parfaite entre les Polonais et Bakounine, car ce dernier ne trouvait pas les Polonais à sa hauteur. Il avait mal jugé leur perversité morale, les Polonais pouvaient lui rendre des points.
Quelques semaines après le meeting du 28 septembre 1864, le « centre polonais » (Ognisko) put envoyer à tous ses adhérents un manifeste non signé, portant un timbre rouge, avec la devise Laboremus, que nous traduisons mot à mot : « En adhérant à l’Internationale, nous ne nous désintéressons pas de la question qui nous est si chère, et nous avons reconnu que nous avons fait deux insurrections, en 1830-31 et en 1863-64, qui n’ont pas réussi parce qu’elles n’étaient pas appuyées par le peuple. Il nous faut faire une révolution de fond, et non de forme ; le véritable terrain que nous devons aborder, c’est la question sociale préconisée par l’Internationale, qui nous est si sympathique.
Il nous faut combattre d’abord le clergé et la noblesse, qui sont les principaux soutiens de la tyrannie. »
- ↑ Voir Oscar Testut, Association internationale des travailleurs.