Les Populations rurales de la France/04

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Les Populations rurales de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 369-404).
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LES
POPULATIONS RURALES
DE LA FRANCE

II.[1]
LES POPULATIONS RURALES DE LA BRETAGNE. — CHANGEMENS OPÉRÉS DANS LA CONDITION ÉCONOMIQUE DEPUIS CINQUANTE ANS.

I. — PROGRÈS GÉNÉRAUX.

Les changemens qui ont eu lieu dans la condition économique des populations rurales de la Bretagne depuis un demi-siècle ont une importance particulière, mais si on veut se faire une idée plus complète de l’état matériel de ces populations par comparaison avec le passé, il faut remonter au xviiie siècle. Or, si rapproché que soit de nous le moment qui précède 1789, les jugemens qu’on porte sur l’état de la province semblent différer parfois jusqu’à la contradiction. La Bretagne est le plus pauvre des pays, à en croire Arthur Young, qui ne fait exception que pour quelques terres privilégiées. « La triste Sologne, écrit-il, toute désolée qu’elle est, est supérieure à la Bretagne. » — « La plupart des rendemens sont pitoyables, la moitié de la province est abandonnée ! » — Notre contemporain M. Léonce de Lavergne proteste contre ce jugement dans son livre sur les Assemblées provinciales, où il reproche au voyageur anglais de « s’être trompé sur la richesse de la province » et d’avoir « fait une énumération effrayante des droits féodaux qu’avaient à supporter les paysans de cette province… Ces droits ne devaient pas être si lourds, puisque le peuple des campagnes a si mal reçu la révolution. » On aime à être de l’avis de M. de Lavergne, juge si éclairé du passé et du présent ; pourtant son opinion ne nous paraît pas ici s’appuyer sur des motifs suffisans. Elle repose sur une sorte de malentendu. Il parle de la Bretagne en général comme d’une province riche, et il a raison si l’on voit la part qu’elle payait dans les impôts généraux et l’étendue de son commerce maritime ; Arthur Young parle exclusivement de l’agriculture, et ses observations sévères, surtout pour la Basse-Bretagne, ne sauraient être taxées d’inexactitude. Quant aux droits féodaux, moins étendus que dans certaines provinces, lourds pourtant comme l’attestent les plaintes antérieures à la révolution et les cahiers mêmes des états généraux, on ne saurait alléguer comme une preuve du peu de mécontentement qu’ils excitaient le mauvais accueil fait à la révolution, car cet accueil fut en général d’abord favorable, et les campagnes, ainsi que j’en ai déjà fait la remarque, ne se tournèrent contre elle qu’après les mesures qui lui donnèrent un caractère antireligieux. Il suffit d’ailleurs d’un peu de mémoire pour se souvenir que les paysans bretons s’étaient plus d’une fois insurgés contre la noblesse féodale. Le pacte proposé par eux et qui porte le nom de Charte des paysans au xviie siècle peut être regardé comme un des spécimens les plus curieux et les plus hardis des revendications des droits de la classe rurale avant 1789.

M. de Lavergne allègue aussi comme preuve de prospérité que la Bretagne était une des provinces les plus peuplées de la France. Le fait en lui-même est vrai, et nous le trouvons confirmé par des auteurs accrédités, notamment par Necker. Moheau, qui le constate également, attribue ce développement de population à la situation privilégiée des pays fertiles situés sur la côte et à une circonstance toute spéciale : l’abondance du poisson. Mais le même développement se retrouve dans les parties pauvres de l’intérieur. C’est qu’en effet le développement de la population n’est pas un signe infaillible de richesse. L’Irlande ne l’a que trop bien prouvé. Avoir des enfans est dès longtemps, pour la Bretagne, une question de principe. Quand la plupart des provinces accusent la dépopulation, par exemple au moment où les intendans écrivent leurs mémoires, la Bretagne fait exception. Tout ce qu’on pourra dire, c’est que l’accroissement est devenu plus sensible encore avec le progrès agricole.

Dans ces limites, nous n’hésiterons pas à invoquer cet accroissement à l’appui des progrès économiques réalisés par la Bretagne rurale, mais nous nous garderons de conclure qu’elle est la plus avancée des provinces françaises parce qu’il n’y en a pas qui offre une densité numérique supérieure ; en effet, elle présente, en face des autres départemens français, dont la moyenne de densité est de 68 ou 69 habitans par kilomètre carré, des chiffres atteignant un maximum tel que 92 pour les Côtes-du-Nord, 99 pour le Finistère, moindre, quoique aussi très élevé, pour les autres départemens bretons. On doit encore aujourd’hui faire la part aux traditions prolifiques du pays, mais on peut mettre en ligne de compte dans un accroissement aussi continu une augmentation de l’aisance qui, quoique imparfaite à bien des égards, est néanmoins très réelle. Le chiffre total de la population bretonne était, selon Necker, de 2,276,000 en 1784 ; en prenant ce chiffre pour base, et le comparant avec les résultats actuels, on constate un accroissement d’environ 740,000 habitans ; il ressort même à environ 810,000, si on adopte pour terme de comparaison le relevé officiel de 1881. On peut en tous cas regarder comme établi que la population bretonne a augmenté dans une proportion qui se rapproche assez d’un tiers depuis le commencement du siècle. C’est un résultat qui n’est pas à dédaigner au point de vue particulier de nos recherches, si on se rend compte de la proportion relativement si considérable de l’élément agricole en Bretagne. Mais, pour être sûr qu’il répond à une augmentation du bien-être, il faudra que la production animale et végétale ait suivi un développement supérieur encore à celui de la production humaine, et que des facilités accrues dans les moyens d’existence témoignent de la réalité de l’amélioration.

C’est ce qui ressort de l’examen comparé des faits en prenant pour point de départ soit la fin du dernier siècle, soit la période du demi-siècle qui vient de s’écouler. Sans doute on doit regretter que les seuls documens statistiques auxquels on puisse attribuer un caractère suffisant d’exactitude et de précision manquent trop avant 1789 et ne soient pas à l’abri de toute critique dans la première partie de notre siècle. Ce qu’on en possède n’est pas inutile pourtant, et la notoriété de certains faits va plus d’une fois jusqu’à la certitude. Nous ne craignons pas d’exagérer en affirmant que le gros bétail, source d’alimentation et de revenu, a doublé ou triplé. Une statistique récente portait à 1,770,000 le nombre des têtes de gros bétail ; c’est une proportion supérieure au reste de la France et même à l’Angleterre à égalité de superficie. La race chevaline s’est non seulement accrue énormément, mais elle s’est beaucoup perfectionnée. Elle comptait pour peu au dernier siècle, à l’exception d’un petit nombre de points où l’élève du cheval avait reçu des encouragement de l’état. On peut consulter les documens où il est question de la race chevaline. La Bretagne n’est pas même nommée après le Limousin, célèbre pour ses chevaux de selle, après l’Auvergne, le Poitou, le Morvan, après la Normandie, qui vient en tête avec le Limousin, après la Franche-Comté et le Boulonnais, qui fournissaient de bons chevaux de trait. L’agronome anglais que je citais tout à l’heure s’égaie fort aux dépens de la petite race indigène et ne revient pas de l’admiration qu’inspire sa jument anglaise, dont il fait très peu de cas. Le cheval est aujourd’hui une des spécialités de la Bretagne qui fait une grande place aux concours hippiques dans toutes ses fêtes agricoles. Elle en tire un revenu dont l’agriculteur profite. Pour l’accroissement des terres arables, on peut prendre pour terme de comparaison la consciencieuse enquête sur la Bretagne due à MM. Villermé et Benoiston de Châteauneuf, qui répond à la période de quarante ou cinquante années en arrière du moment actuel. De 1840 à 1880, elles ont augmenté de 407,495 hectares. La quantité des landes, portée par Ogée dans son Dictionnaire géographique de la Bretagne à 42 pour 100 du territoire, en occupait plus du quart en 1840. Cette étendue s’est réduite à une proportion sensiblement moindre par la culture de 63,000 hectares de landes faite en quarante ans. Le sarrasin, cette plante alimentaire de l’ancienne Bretagne, qui conserve une part si considérable dans la nouvelle, a partout fait place au blé dans une mesure très considérable ; il domine dans la Haute-Bretagne, au point d’avoir fait de cette région un grenier d’abondance, et, jusqu’à l’époque toute récente de l’importation américaine, un grand centre d’exportation. Sans doute la campagne bretonne ne consomme pas tout ce qu’elle produit, une partie notable est enlevée par le reste de la France ou par l’étranger, sous forme de viande, de lait, de beurre, d’œufs, de légumes, de blé encore dans une certaine proportion, mais ce n’est pas sans un retour avantageux de l’argent ou d’autres produits qui reviennent aux campagnes. Une partie considérable aussi de ces denrées alimentaires est consommée sur place, comme le beurre, dont l’usage est général en Bretagne, même dans les fermes médiocrement aisées. L’accroissement du nombre des porcs profite presque exclusivement à l’alimentation indigène, à laquelle contribuent les légumes secs, peu abondans il y a cent ans, et la pomme de terre, acquisition relativement récente.

On n’a pas toujours lieu d’admirer beaucoup en Bretagne l’outillage agricole ; mais, outre qu’il est satisfaisant dans un certain nombre de régions, il faut se reporter au point de départ. Ainsi par exemple, en 1840, on en était presque partout à la charrue au soc disposé en cône, se terminant en une longue pointe aiguë qui perçait le sol au lieu de le couper ; le versoir, fait d’une planche, posée droit sur la hauteur, sans inclinaison comme sans écart suffisant, ne savait ni renverser la terre ni la ranger convenablement. À cet instrument défectueux qui rendait tous les mouvemens difficiles et qui exigeait beaucoup trop de bras pour le conduire et de chevaux pour le tirer, on opposait déjà l’araire Dombasle. La fabrication des instrumens agricoles commençait, mais à peine, à se répandre dans la province. Entreprise en grand près de Rennes par M. Bodin à la ferme des Trois-Croix, elle expédiait des instrumens aratoires dans les parties les plus avancées de la province et frayait la voie à d’autres entreprises analogues, jusqu’à ce que la fabrication, pour satisfaire à des besoins plus étendus, fût faite aussi par des forgerons de campagne. Les paysans étaient hostiles aux machines agricoles, comme ailleurs les ouvriers aux machines industrielles. À Pont-l’Abbé, le premier instrument de fer s’étant rompu sur le domaine de M. du Chatellier, ce fut une joie pour la routine. La première machine à battre à vapeur introduite dans les Côtes-du-Nord fut détruite par les paysans. L’intérêt seul devait forcer les derniers retranchemens de cette obstination routinière. L’élévation des fermages obligea l’exploitant à recourir aux méthodes les plus économiques. Les conseils et les exemples donnés par les fermes-écoles, l’initiative de quelques grands propriétaires aidèrent à propager un mouvement ralenti toutefois pour nombre de propriétaires pauvres par la nécessité d’user l’ancien matériel. La population rurale apprit peu à peu à connaître, outre les différentes sortes de charrues, les herses qu’on appelle herses Valcourt, les rouleaux de granit, l’extirpateur, le scarificateur, la fouilleuse, les semoirs, les ventilateurs et cette machine à battre qui fonctionne à peu près partout aujourd’hui. On doit signaler aussi le terrain conquis par l’assolement à terme. Il y a une quarantaine d’années, ce mode d’exploitation, qui supprime la jachère par une succession habile de cultures diverses, était repoussé par la vieille habitude bretonne de semer plusieurs années successivement du sarrasin, du froment, de l’orge ou de l’avoine, et de laisser ensuite la terre en friche pendant trois, quatre, cinq ans et même plus encore. On estimait l’étendue de terrain ainsi mise en jachère, chaque année, dans toute la Bretagne, au tiers de celle des terres arables, c’est-à-dire, à la date de 1840, à 429,000 hectares sur 1,252,000. Les paysans comprirent enfin que c’était, non une vaine théorie, mais l’expérience qui démontrait que, pour obtenir de nouveaux produits, il suffisait d’entremêler, parmi les récoltes de grains, quelqu’autre plante, le navet, la betterave, mieux encore, le trèfle, qui donne un fourrage abondant. On abusait de l’écobuage, et, en fait d’engrais, on n’utilisait guère que quelques bancs de marne et la chaux qui s’offrait dans certaines localités, comme aux environs de Dinan ou de Rennes ; on employait habituellement les herbes des landes, les bruyères et les genêts foulés par le pied des hommes et des animaux et par la roue des voitures. Il faut pourtant faire exception jusqu’à un certain point pour les cultivateurs des côtes. Dès longtemps, ils savaient mettre à profit le sable marin, la tangue, le goëmon, et c’est à ces engrais naturels qu’ils devaient en grande partie la supériorité de leurs terres. On peut considérer comme des faits nouveaux l’emploi fréquent de la chaux, celui du plâtre, du noir animal, du guano et des différens engrais commerciaux. Les dunes mêmes, mises en culture dans diverses parties du littoral, ont fourni à l’amendement des terres l’élément calcaire dont le défaut se fait sentir d’une manière si préjudiciable au sol de la Bretagne.

Il faut mettre au rang des perfectionnements les plus importans les voies de communication, si rares au dernier siècle. Elles n’existaient guère que sous forme de grandes routes en 1840. À peine commençaient à se faire sentir alors les effets de la loi sur les chemins vicinaux, digne pendant de la loi de 1833 sur l’instruction primaire. Cette province, si particulièrement dépourvue de routes, compte aujourd’hui, tant en chemins de fer qu’en voies de terre et d’eau, 35,000 kilomètres de voies de communication réparties entre les cinq départemens. On a plus fait en quarante ans qu’on n’avait fait en quinze siècles.

Ces progrès ne peuvent être complètement appréciés, quelles qu’en soient les lacunes et les ombres, — qu’il y aura lieu de signaler et de mesurer, — qu’en entrant dans des particularités sur les conditions de propriété, de salaire, de régime de vie qui trouveront plus loin leur place. Nous nous bornerons à indiquer dans cet aperçu des témoignages généraux sur les misères de l’ancien état. On doit pourtant se montrer très réservé dans la citation de ce genre de documens, qu’on invoque souvent mal à propos en leur accordant une portée définitive qu’ils sont loin de présenter toujours, ils ne sauraient s’appliquer exactement à toutes les époques qu’on réunit confusément sous le nom d’ancien régime. Prenez tel tableau de la Bretagne au xive siècle, avant les guerres anglaises, par exemple celui qu’en a tracé M. Siméon Luce dans son livre sur Bertrand du Guesclin ; il en ressort certaines idées de richesse et d’aisance pour les campagnes qui ne seront plus de mise de longtemps dans les périodes suivantes. Nous aurions aussi quelques distinctions de ce genre à établir pour le xviie et le xviiie siècles. C’est dans un de ces momens de souffrance aiguë que Mme de Sévigné écrivait de Bretagne : « Je ne vois que des gens qui me doivent de l’argent et qui n’ont pas de pain, qui couchent sur la paille et qui pleurent. » (9 juin 1680.) C’était d’ailleurs la situation de toutes les années de disette, qui ne laissaient pas d’être fréquentes, et de celles qui se ressentaient des maux de la guerre. Les régions de l’intérieur, en particulier, vivaient dans un dénûment trop habituel. Necker signalait encore, en 1785, la misère comme étant « très grande » en Bretagne. Dire qu’elle n’existe plus dans des proportions étendues serait malheureusement contraire à des faits trop avérés. Mais la diminution se montre dans la transformation totale de nombreux villages et dans l’accession à la propriété d’une très grande quantité d’individus. On ne constate plus aujourd’hui les résultats affligeans que nous trouvons consignés, il y a quarante ans, dans les procès-verbaux des délibérations du conseil général des Côtes-du-Nord, où l’on voit que, dans telle commune, il y avait 600 mendians sur 8,000 habitans. À Vitré, sur 8,000 habitans, on en comptait environ 6,000 qui avaient à peine quelques moyens d’existence. « Il faut avoir vu un tel dénûment, écrivait M. Villermé à la même date, pour s’en faire une idée ; il faut avoir pénétré dans la demeure d’un pauvre paysan breton, dans sa chaumière délabrée, dont le toit s’abaisse jusqu’à terre, dont l’intérieur est noirci par la fumée continuelle des bruyères et des ajoncs desséchés, seul aliment de son foyer. C’est dans cette misérable hutte, où le jour ne pénètre que par la porte et s’éteint dès qu’elle est fermée, qu’il habite, lui et sa famille demi-nue, n’ayant pour tout meuble qu’une mauvaise table, un banc, un chaudron et quelques ustensiles de ménage en bois et en terre ; pour lit qu’une espèce de boîte, où il couche sans draps sur un matelas où la baie d’avoine a remplacé la laine, tandis qu’à l’autre coin de ce triste réduit rumine, sur un peu de fumier, la vache maigre et chétive (heureux encore s’il en a une), qui nourrit de son lait ses enfans et lui-même. » Dirons-nous que nous n’avons jamais eu de pareils spectacles sous les yeux ? La Bretagne les montre encore plus d’une fois, mais beaucoup moins fréquemment, et, en outre, l’expérience nous a convaincu qu’on ne doit pas toujours proportionner en Bretagne le degré de la misère à l’état défectueux du logement. La condition de la propriété rurale et des exploitans du sol, celle du fermage, encore si remarquable sur certains points par des particularités qui remontent au moyen âge, enfin le salaire et la vie matérielle des travailleurs agricoles, tel est le cercle que nous allons parcourir.

II. — L’ÉTAT DE LA PROPRIÉTÉ ET LES PAYSANS-CULTIVATEURS.

Nous devons faire une classe à part de ceux qui possèdent le sol et qui en tirent parti soit par l’agriculture, soit par l’exploitation des autres richesses qu’il livre aux efforts du capital et du travail, et qui fournissent à des populations entières leurs moyens d’existence. Les propriétaires fonciers et les cultivateurs forment de beaucoup la catégorie la plus étendue. Leur nombre s’est fort accru depuis 1789 avec la petite propriété, laquelle d’ailleurs, ainsi qu’on l’a remarqué bien des fois pour d’autres provinces, ne date pas seulement de cette époque ; elle a seulement reçu un plus grand développement d’abord par la vente des biens nationaux, ensuite par les effets de la loi successorale. En outre, la petite propriété, quoiqu’elle fût assez répandue en Bretagne, y était contenue par un système d’amodiation particulier, le domaine congéable, qui donnait satisfaction au besoin de posséder chez les paysans en assurant à un certain nombre d’entre eux une sorte de copropriété du sol. Nous verrons où en est arrivé ce degré de division des terres, qui multiplie le nombre des détenteurs du sol par un accroissement qui ne s’est pas arrêté depuis cinquante ans, et nous indiquerons le prix des terres et leurs variations, selon l’étendue des domaines dans les diverses régions. Mais on ne doit pas l’oublier : c’est de la condition des populations qu’il s’agit dans cette étude, et la statistique territoriale et agricole ne doit nous occuper que dans la mesure où elle l’intéresse. C’est dans la même mesure que nous dirons à l’occasion quelques mots du théâtre où se déploie l’activité des habitans.

En parlant des populations rurales de la Basse-Bretagne, il faut toujours avoir présente la distinction entre les côtes et l’intérieur des terres, distinction qui n’est pas seulement marquée par le caractère maritime du littoral et par la prédominance de l’industrie de la pêche, mais par une supériorité habituellement considérable de fertilité. Les différences de climat et les circonstances particulières du sol en plus d’un cas créent pour la côte une richesse exceptionnelle de la végétation et une élévation en général plus grande de la valeur des terres, de même qu’on y trouve un mouvement d’idées plus vif et un développement d’affaires beaucoup plus étendu. Le Finistère n’est pas seul à bénéficier de ces avantages, mais ils y sont très sensibles, et ce qu’on en peut dire à ce point de vue s’applique aussi à bien des égards aux deux autres départemens bas-bretons. Le sol et ceux qui le cultivent y profitent de ce climat essentiellement tempéré à qui l’on a donné, en l’étendant même au-delà, le nom de « climat armoricain. » Le froid qui dépasse rarement 8 degrés, la gelée presque inconnue dans les parties qui avoisinent l’océan, les sources d’eau chaude, l’influence du Gulf-Stream, qui se fait sentir sur les parties qui forment la côte, caractérisent le climat de cette région. La culture maraîchère, grâce à des avantages exceptionnels, y fait la fortune de certaines contrées, et la propriété à de nombreux jardins de rapport joint aussi des jardins d’agrément. Les plantes arborescentes et les fleurs du Midi se développent avec une abondance et une vigueur merveilleuses, ne demandant au propriétaire presque d’autre soin spécial que d’abriter ces productions délicates contre la tempête et contre la morsure du vent d’ouest et de nord-ouest qui souffle habituellement en Bretagne. De là, sur le littoral, un contraste pittoresque. À quelques pas d’une plage rude et sauvage, qui n’offre que des rochers dénudés, et un aspect de ciel et de mer qui rappelle les tristesses et les violences du Nord, vous voyez tout à coup s’épanouir la végétation du Midi : les figuiers gigantesques, les lauriers et les grenadiers, les myrtes et les camélias croissant en pleine terre jusque dans les mois d’hiver réputés les plus rigoureux. À mesure qu’on s’éloigne du littoral, la campagne, montueuse ou plate, rentre dans les conditions ordinaires et prend son caractère purement breton. La vie se resserre à tous les points de vue. Ici, et fréquemment, s’étale la lande stérile et monotone, là s’étendent les plaines fertiles, mais qui ne sentent plus l’effet de ces puissantes influences de l’océan qui créaient de véritables prodiges. Ce sont seulement de nombreux cours d’eau, des prairies naturelles d’une agréable fraîcheur, presque partout un mélange que vous ne rencontrerez peut-être nulle part à ce degré d’attristante sécheresse et de riante fertilité, mélange qui se traduit tour à tour par la misère et par l’aisance, et dont le prix de vente et de location des terres est la manifestation économique. Ce n’est pas assurément qu’en Bretagne, et en particulier dans le Finistère, le pittoresque et la fécondité aillent toujours ensemble. Trop fréquemment même, c’est le contraire. Mais la relation, qui paraît assez naturelle, entre la nudité du pays et le dénûment de ceux qui l’habitent n’est souvent que trop visible. On peut en juger lorsque, dans le nord de la Cornouaille, on suit les longues routes blanches et raboteuses qui montent aux flancs des monts Arrées, où de bruns et maigres troupeaux broutent une herbe rare. Alors le regard se perd dans des océans d’ajoncs et de genêts, qui de temps en temps laissent apercevoir une chaumière isolée, un îlot de verdure qui se détache au milieu de l’aridité environnante. — Mais c’est par milliers qu’il faudrait citer de pareils exemples.

Que d’ailleurs l’aspect du pays charme ou contriste le regard, peu importe ; partout la puissance productive, et plus encore la valeur vénale des terres, ont augmenté. On pouvait vanter, il y a un siècle déjà, avec le voyageur Cambry, les agrémens d’une des plus aimables parties de la Bretagne, le pays de Quimperlé, mais la terre y avait relativement peu de prix. Depuis que ce délégué du gouvernement révolutionnaire parcourait le Finistère, dont il nous a laissé une description parfois curieuse, mais trop incomplète et fort emphatique, la valeur des terres, dans l’arrondissement de Quimperlé, a doublé ou triplé. Un certain nombre de ventes à l’amiable la portaient naguère à 2,344 francs pour la prairie ; à 1,664 francs pour la terre labourable, et pour celle de la lande (la plus élevée après Morlaix), à 710 francs ; le prix de la location était, pour les terres labourables, de 47 fr. 50 ; pour la prairie, de 55 francs ; pour la lande, de 12 fr. 50. L’arrondissement de Quimper est un de ceux qui ont vu le plus s’accroître leurs ressources agricoles. Ce « canton de la Basse-Bretagne, » comme disait notre fabuliste, a conservé longtemps sa réputation de pays arriéré, où les charretiers n’étaient pas les seuls à rester dans l’ornière embourbée. Cette opinion qu’on en a est peu justifiée. Quimper n’a pas laissé de manifester des opinions « avancées, » au temps de la révolution surtout, malgré le faible développement industriel et commercial de cette contrée presque exclusivement agricole. La Cornouaille (dont cette ville est le principal centre) offre à un degré remarquable ces inégalités dans la fertilité qui établissent les mêmes contrastes dans le sort des populations. Suivez la ligne de cette « ceinture dorée » qui signifie partout abondance et qui se prolonge au-delà du Finistère, la terre acquiert une valeur qui se fait sentir encore à 5 ou 6 kilomètres de la mer ; elle se vend ou se vendait naguère 2,400 francs l’hectare avec un revenu d’environ 100 francs. — Plus loin, dans l’intérieur de la bonne partie de l’arrondissement, la terre labourable de première catégorie se vend ou se vendait environ 1,500 francs l’hectare, mais on voit des maxima bien plus élevés. Dans la région mitoyenne accidentée, assez boisée, pourvue d’excellentes sources, domine la culture pastorale ; on y élève un nombreux bétail qui forme la plus grande partie du revenu des fermes ; les blés, avec l’assolement triennal, n’y figurent guère plus que comme l’accessoire. — Enfin la zone plus élevée de la partie montagneuse présente beaucoup de landes incultes et de maigres forrêts, désavantages heureusement encore compensés par l’élève du bétail, qui y forme la principale ressource. Au-dessous de la première catégorie des terres, les prix fléchissent sensiblement, et nous voyons celles de la seconde classe se louer environ 40 francs, celles de la troisième, au taux de 20 francs, chiffre qui donne assez l’idée de leur peu de fécondité, mais ces terres sont recherchées pour les ajoncs que l’on cultive en Bretagne et auxquels chaque cultivateur a l’habitude de faire une part. — Quant à l’étendue des domaines, la moyenne propriété tient une place considérable sur le territoire de Quimper, où elle est représentée au maximum par une étendue de 30 hectares ; les quatre cinquièmes des propriétaires n’en ont pas au-delà de 8 à 10.

Je ne sais si on peut trouver nulle part ailleurs à la fois plus de landes et de meilleures terres que dans l’arrondissement de Morlaix. Dans cette région, que le port commercial de cette ville a beaucoup contribué à développer, s’étendent les plaines du Léonais, dès longtemps célèbres par leur fertilité ; elles dépendaient des évêques-comtes de Léon, lesquels auraient mérité de servir de modèles au clergé possesseur de biens territoriaux pour leur sage administration. C’est dans le territoire de Morlaix que se trouve Roscoff, centre de la culture maraîchère. Le goémon a fait de ce rocher aride une terre fertile sans en changer beaucoup le sévère aspect bien qu’aujourd’hui les voyageurs viennent chercher dans cette station de bains de mer un doux climat et le voisinage d’admirables plages comme celle de Santec. L’artichaut et le chou-fleur ont remplacé le commerce de contrebande qui se faisait autrefois en permanence par des corsaires. Ces produits végétaux, déjà fameux dans les pays environnans au dernier siècle, se sont développés depuis lors de manière à satisfaire aux besoins d’une clientèle qui s’étend à des contrées éloignées. Roscoff encadre ces précieux trésors, qui de beaucoup forment le meilleur de son revenu dans de petits murs de pierre sèche, mieux faits pour les préserver de l’atteinte des hommes ou du bétail que pour plaire aux yeux des voyageurs en villégiature. Mais le Roscovite est un calculateur positif. La mer, qui fait pour l’étranger l’attrait unique de ces plages, ne l’intéresse guère lui-même que par le varech qu’elle lui apporte et comme un intermédiaire qui lui permet de transporter ses produits en Angleterre ou dans quelques autres contrées septentrionales. Le Roscovite n’est pas marin, il est agriculteur et commerçant. Il n’a pas attendu les chemins de fer pour se mettre en rapport avec Paris. Longtemps ces petits cultivateurs furent en Bretagne les seuls paysans qui eussent vu la grande ville. Ils s’y rendaient chaque année, tantôt en charrette, tantôt en diligence. Leur costume les désignait sur les routes ou sur les marchés intermédiaires, où ils étaient réunis par petites bandes. On les reconnaissait à l’habit de serge blanche sur lequel se dessinait une large ceinture de laine rouge, au grand gilet vert à manches bleu de ciel, qui leur serrait étroitement la taille. Ils allaient ainsi devant eux, tantôt s’arrêtant à mi-route, tantôt poussant jusqu’à la capitale avec leur charrette et faisant dans cet équipage leurs cent cinquante lieues à petites journées. C’est, dit-on, vers 1830 qu’un paysan accomplit, pour la première fois, ce tour de force. La colonie roscovite s’installait près des Halles, où elle était connue autant que ses primeurs. De tels séjours ouvraient assurément l’esprit à ces cultivateurs placés à l’extrémité du Finistère et éveillaient leurs idées au point de vue commercial. Ces longues absences étaient-elles aussi profitables à leurs habitudes morales et à leur bourse ? Quoi qu’il en soit, les ménagères de Roscoff paraissent peu regretter ces déplacemens rendus inutiles aujourd’hui par les voies ferrées. Nul paysan n’est plus laborieux que le cultivateur de Roscoff, et aucune ferme n’a meilleure apparence que la sienne. C’est avec un soin infini qu’il nettoie sa terre. C’est une propreté de tous les jours, tandis que la sienne n’est souvent qu’une propreté du dimanche. Les habitudes de régularité se sont pourtant un peu dérangées, nous assurait-on, dans ce pays, qu’à une première visite, il y a une vingtaine d’années, nous avions trouvé encore à peu près exempt du reproche qu’on adresse aujourd’hui à ces cultivateurs d’abuser, à l’occasion des marchés et à propos de ventes de bétail et de terre, des copieux repas à l’auberge, accompagnés de libations abondantes où la femme elle-même est de la partie. Elle en est aussi le dimanche, où plus d’une reste à la ville, qu’elle quittait naguère après vêpres, s’attable et prend part au jeu. Ce n’est là qu’une minorité. L’excellente ménagère modeste, active, tempérante que nous avons vue à l’œuvre dans la ferme forme la grande majorité encore, et elle la formera toujours, on doit l’espérer.

Les terres comprises dans les arrondissemens de Brest et de Châteaulin, l’un et l’autre remarquables par les spectacles grandioses ou gracieux qu’ils déroulent si souvent, présentent, avec les mêmes diversités, des inégalités non moindres de valeur. La propriété est très divisée dans l’arrondissement de Brest. La petite en occupe les deux sixièmes avec la moyenne, laissant l’autre sixième à la grande, qui n’est pas d’ailleurs la mieux cultivée. On y rencontre de nombreux domaines de 10 à 25 hectares, plus encore qui n’en ont que 2 ou 3. Les cas de morcellement vraiment excessifs sont fréquens : seule la culture maraîchère s’en accommode. Elle est très développée dans cette région. Le petit territoire de Plougastel-Daoulas produit chaque année pour un demi-million de francs de fraises. Rien de moins rare d’ailleurs que les terres se vendant 2,000 ou 2,400 francs l’hectare. Celles de Châteaulin sont loin d’atteindre habituellement au même taux ; pourtant il y a eu dans cet arrondissement de sérieux efforts faits, et on y signale de remarquables progrès dus en grande partie aux exemples donnés par les frères de Pompéry. C’est là surtout le point de départ qu’il faut avoir en vue. Une propriété doublée et triplée de valeur en quarante ans avec un accroissement du produit brut qui frappe les yeux, ce n’est pas un résultat de médiocre importance, dût-on avoir encore à constater une infériorité qui tient ici aux choses plus qu’aux hommes.

On a pu dire avec raison que le Morbihan est, parmi les cinq départemens formés par l’ancienne province, le plus breton de tous par la persistance des traditions et l’aspect du pays. Les landes semblent former un cadre à ses monumens mégalithiques. L’archéologie y prime l’agriculture, si bien qu’on est porté parfois à oublier les habitans pour les lieux, les intérêts du moment pour les souvenirs antiques. Mais si on ressent cette impression devant les longs alignemens de menhirs et de dolmens qui semblent posés là, on ne sait depuis quand, par la main de géans, si la pensée est tentée de s’arrêter anxieuse en face de ces pierres colossales aux dessins mystérieusement symboliques qui ne diront peut-être jamais leur dernier mot aux Champollions de l’archéologie celtique, le présent reprend ses droits là aussi, et les problèmes d’avenir le disputent à l’irritante curiosité qui s’attache aux énigmes désespérantes du plus lointain passé. C’est de la même façon que les sites sévères et historiques d’Auray et de Quiberon reportent un instant nos souvenirs sur les drames de l’époque révolutionnaire ; mais les paisibles préoccupations des intérêts ruraux, à la vue des moissons qui croissent sur ces champs consacrés par l’histoire, nous invitent à chercher la vie sur cette poussière des morts. Le Morbihan présente un intérêt économique et par les avantages qu’il possède et par ceux qui lui manquent. Une côte bordée de rochers, des gorges profondes, étroites, souvent marécageuses, un sol généralement granitique ou schisteux, presque partout léger, naturellement maigre, une vaste superficie occupée par les landes, — et souvent, à bien peu de distance, des régions d’une admirable fertilité, — telle est cette presqu’île morbihannaise, qui laisse encore à l’agronomie bien des problèmes à résoudre. Les seuls qui paraissent résolus d’une manière complètement satisfaisante sont ceux où la nature a mis surtout sa collaboration et n’a laissé à l’homme d’autre rôle que de profiter de ses avances. C’est le cas des heureuses régions qui avoisinent le golfe du Morbihan. Aux beaux jours d’été, lorsqu’un soleil éclatant brille dans un ciel ordinairement gris et brumeux, le ciel breton pour tout dire, les chênes-liège, les figuiers et toute une flore qui semble ici dépaysée, peuvent produire l’illusion du un li. La presqu’île de Rhuys, dans la rude et sèche région de Vannes, est faite pour satisfaire l’agriculteur autant que le paysagiste qui contemple ses bords baignés par la mer, quelquefois bleue et douce comme la Méditerranée. C’est dans l’île de Rhuys que, vers le milieu du VIe siècle, saint Gildas le Sage, « le saint Jérôme de la Bretagne, » comme disent les hagiographes, vint fonder la communauté que devait gouverner un jour Abélard. C’est dans l’île de Rhuys qu’est Sarzeau, qui produit le meilleur blé de Bretagne, et à qui échut la gloire toute différente d’avoir vu naître un des plus français de nos prosateurs, l’auteur de Gil Blas. On trouvait naguère à Sarzeau des forêts d’une grande antiquité. La propriété rurale s’en est emparée pour les planter en vignes, qui jouissent d’une estime relative et donnent un assez bon revenu. La culture fructueuse et récente de la pomme de terre, la grosse et la petite culture maraîchère ont contribué aussi à donner à ces terres très divisées un prix exceptionnel et rendu l’aisance plus générale par ses développemens pour ainsi dire incessans. Toute la partie méridionale, îles et plages, du Morbihan, rivalisent avec cette fertilité dont le meilleur modèle est peut être présenté par Belle-Ile-en-Mer, située dans l’arrondissement de Lorient, exploitée par une tranquille et laborieuse population qui s’étonne de voir au milieu de ce pacifique tableau d’une existence exclusivement agricole des images guerrières comme les restes du château-fort élevé par le surintendant Fouquet, et les fortifications qui y ont été construites après la guerre. On distingue à Belle-Ile-en-Mer, au milieu d’une énorme quantité de petites cultures, quelques vastes domaines. Celui de Brute, le plus connu de tous, est exploité par M. Trochu, le frère du général, et reçoit des visiteurs de tous les pays.

En revanche, on est trop souvent frappé dans l’intérieur du Morbihan de l’état peu avancé de la culture, au point qu’on l’a comparée à la culture arabe. Elle reste fidèle à la coutume de l’assolement triennal sur presque tous les points encore. Il y a pourtant assez de bonnes terres pour qu’une culture bien entendue pût doubler le revenu, au dire des juges les plus compétens, et comme l’atteste l’expérience dans les territoires où des efforts d’amélioration ont été tentés. Dans des cantons tels que ceux de Hennebont, de Pluvigner, de Ploërmel, de Pontivy, de Josselin, etc., les propriétaires ont fait ce qui a lieu partout où la culture donne des bénéfices ; ils ont fait alterner régulièrement les céréales avec les racines et les fourrages artificiels ; et le succès a répondu à ces emplois de la culture améliorante. Des progrès sérieux ont été accomplis pourtant : étonnans pour l’élève du cheval, réels aussi pour l’outillage et pour les divers modes de culture. Nul doute que ces améliorations n’aient contribué à renchérissement des terres depuis cinquante ans. Nous n’oserions pourtant les y faire figurer à part égale avec le goût qui a fait rechercher la terre, le perfectionnement, même incomplet, des routes, et l’accroissement du débouché. On a vu sur le territoire si pauvre de Questembert les landes quadrupler de prix et se vendre 450 francs à l’hectare. — La grande propriété ne manque pas dans le Morbihan, où l’on rencontre en assez grand nombre des domaines de 100 à 150 hectares. A-t-elle réalisé des perfectionnemens plus grands que la petite qui y domine ? C’est fort douteux. D’abord, comme dans le reste de la Bretagne, elle perd un peu sa nature en se morcelant pour la location. On cite les grands propriétaires qui conservent la totalité de leur domaine pour l’exploiter, l’affermer, ou créer des améliorations importantes. Ceux-là résident ou passent du moins une partie de l’année sur leurs terres. On peut regretter de voir les moyens propriétaires, si nombreux, se dégoûter de la culture et donner leurs terres à ferme aussitôt qu’ils le peuvent. Le plus fertile des arrondissemens du Morbihan, celui de Lorient, en fournit de fréquens exemples. Un cultivateur y passe presque pour riche quand il a économisé un revenu de 5,000 francs qui lui permet de se reposer. On ne doit pas croire pourtant que, ni dans cet arrondissement, ni dans le département en général, il n’y ait un certain nombre de familles possédant une vraie richesse. D’après un tableau dressé par un grand propriétaire qui veut bien nous le communiquer, on y compterait une trentaine de familles ayant 50,000 francs de rente ou davantage ; trente environ, qui posséderaient de 50,000 à 30,000 ; trente encore qui auraient de 30,000 à 15,000 francs, et on en trouverait quatre-vingt-dix ayant de 7,000 à 8,000 francs. Mais cela n’est que de médiocre conséquence pour l’avancement de la propriété rurale, si, comme on nous l’assure aussi, ceux qui ont de 20 ou 30,000 à 50,000 francs de revenu, en tirent la plus grande partie d’une autre origine que la possession du sol dans le pays même, et ont des propriétés ailleurs ou des fonds placés en valeurs mobilières. Il faudrait pouvoir connaître la part de capital qui revient au sol dans le département même, et c’est ce qu’il est difficile de savoir.

Les Côtes-du-Nord se placent au-dessus du Morbihan. On y sent plus de mouvement, plus déjà de cette impulsion qui tient au commerce. Celui qui se faisait de la pêche de la morue à Terre-Neuve n’a pas été étranger à un certain développement agricole. La « ceinture dorée » y a plus d’étendue que dans la presqu’île morbihannaise ; on peut, en réalité, l’étendre même à toutes les régions où il est permis à l’engrais calcaire d’arriver. La présence du sable marin se fait sentir jusqu’à 50 kilomètres dans les terres. Tout tend, dans ces régions agricoles, à se procurer ce précieux moyen de fertilisation. On voit des femmes, par milliers, courbées sur les plages, à marée basse, ramasser sans relâche le goémon, la tangue. Des bras nombreux sont occupés à recueillir les sables calcaires de Saint-Juvat et d’autres communes voisines de la Rance. La propriété rurale a recours aussi aux calcaires de la Mayenne. C’est par là qu’elle a pu attaquer les vastes étendues de terres vagues et de landes qui, dans certaines régions, comprenaient plus du tiers des terres et ne servaient qu’au pacage des troupeaux. Au moyen des chaux, des noirs de raffinerie et des phosphates, ces terres, inutiles auparavant, se sont transformées en terres de produit. Si la fertilité n’est pas encore très grande, c’est qu’elle ne peut être trop souvent entretenue que par des engrais de ferme, toujours insuffisans, et que le cultivateur ne peut employer indéfiniment ses gains à l’achat d’engrais commerciaux très coûteux et dont les frais de transport augmentent encore la valeur. Nous avons pu constater, toujours un peu avant que la crise agricole eût produit tous ses effets sur la baisse des prix, souvent du cinquième ou du quart, que les bonnes terres, dans les Côtes-du-Nord, se vendent de 3,000 à 5,000 francs l’hectare et se louent de 90 à 150. Viennent ensuite des prix de location de 50 à 80 francs l’hectare, et des prix de vente de 2,400 à 1,600. Dans le fond des campagnes, les terres ne se louent plus que de 50 à 30 francs, et ne se vendent que de 1,600 à 1,000 francs l’hectare.

La grande division de la propriété, dans les Côtes-du-Nord, est produite par plusieurs causes. On remarque, sur la côte, que le matelot recherche avec une véritable passion le lopin de terre où il pourra bâtir une maisonnette, s’établir avec les siens. Ce petit coin, qui lui donnera, avec une occupation pour ses bras, un complément de subsistance et quelque apparence de propriété rurale, il l’entrevoit comme un Éden tandis qu’il navigue. Mais lui surtout se lasse des rêves réalisés. S’il en est qui s’en tiennent à cette tranquille existence, d’autres ne l’adoptent que pour un temps. On voit souvent les premiers, une fois fixés sur le sol, compléter leur instruction et chercher quelque emploi. Ceux qu’entraîne une imagination plus mobile sont ressaisis du désir de reprendre la mer, et alors la moindre occasion suffit : un moment de gêne, un peu d’ennui plus profondément senti, une rencontre fortuite qui amène quelque libation avec ceux qui partent, suffiront pour rengager ces hommes naguère si enchantés de l’idée qu’ils touchaient au terme de leurs fatigues. Ils vont de nouveau pêcher la morue à Terre-Neuve ou ailleurs : pêche périlleuse, où plus d’un laisse ses os, et dont les survivans reviendront encore attristés, découragés, se fixer de nouveau à terre, se promettant de ne plus bouger, et il en est qui se tiennent parole. Mais la principale cause de cet émiettement de la propriété et de cette augmentation d’une valeur qui n’est pas toujours en rapport avec le revenu agricole, est, on doit le reconnaître, dans le partage égal entre les héritiers, dont chacun revendique sa part en nature, fait que j’aurais pu et que je pourrais encore citer dans d’autres parties de la Bretagne. Ajoutez surtout qu’une ardente et habile spéculation pousse, par toutes les excitations possibles, les populations rurales à donner à leurs économies un placement foncier et contribue au dépècement pour ainsi dire systématique du sol ; elle achète la totalité des biens mis en vente, puis taille pour chacun, dans ce domaine, le morceau qui lui convient et dont le prix correspond à l’exiguïté de ses ressources disponibles ou à celles qu’il espère se procurer par l’emprunt. La surenchère arrive à hausser extraordinairement les prix. Le bétail souffre de cette culture morcelée ; la culture potagère y gagne, mais y gagne seule, surtout aux abords des villes. C’est ainsi que, dans l’arrondissement de Saint-Brieuc, la propriété maraîchère a donné aux terres près de cette ville une valeur exceptionnelle. Les champs se louent de 150 à 240 francs l’hectare (le petit propriétaire en exploite de 3 à 5) ; son matériel d’exploitation se compose d’une petite voiture, d’un âne et d’une ou deux vaches. Tous les travaux se font à bras, avec la bêche, la houe et le râteau. Les plants de choux de Saint-Brieuc, renommés dans toute la Bretagne, sont à eux seuls une fortune pour le petit cultivateur, qui y joint en outre la production du lait et du beurre, qu’il vend à un prix élevé. Cette industrieuse catégorie de cultivateurs a trouvé des imitateurs dans plusieurs communes, qui y ont aussi rencontré des ressources inattendues. — Il s’en faut pourtant que l’aisance règne également dans toutes les parties du territoire. L’arrondissement de Loudéac offre une proportion de landes double de celle des autres arrondissemens. Les terres y ont une valeur moyenne moindre, et le rendement à l’hectare y faiblit d’une manière très appréciable, surtout si on le compare avec Dinan, qui, dans ce département, conserve presque toujours une supériorité que partage à certains égards l’arrondissement de Guingamp, où se font remarquer les progrès de la culture et de l’élève des bêtes à cornes et des chevaux. — Mal partagé sous ce dernier rapport, mais favorisé sous beaucoup d’autres, le territoire de Lannion trouve sa principale supériorité dans les céréales. Il n’est pas rare qu’on vende les terres 3,000 et 3,500 francs l’hectare. On y remarque que les plus grandes fermes sont généralement les mieux cultivées, ainsi que les moyennes, qu’on voit se louer de 100 à 130 francs l’hectare. Les petites fermes et les pièces isolées se louent, il est vrai, de 120 à 160 francs l’hectare, étant plus recherchées ; mais, quoique convenablement cultivées, elles le sont moins bien, parce que les capitaux manquent trop souvent à ceux qui les exploitent. — Ces prix se rapportent en général au littoral ou aux parties les meilleures de l’intérieur, où ils tombent, dans les régions moins privilégiées, à 60 et 80 francs pour la location. Les bonnes terres se vendaient encore là à des prix courans de 2,000 francs l’hectare. C’est d’ailleurs d’une manière fort différente que, dans quelques-unes de ces contrées, ces termes de grande, moyenne ou petite propriété veulent être interprétés. À Lannion, par exemple, la grande propriété commence à 20 hectares et va rarement jusqu’à 50. La moyenne est de 10 à 20 ; la petite, partant depuis la parcelle, atteint jusqu’à 10 hectares. Nous pouvons en conclure que les éloges qu’on accorde à la grande propriété, dans cet arrondissement et dans quelques autres, s’adressent au fond à la moyenne, laquelle règne surtout dans l’intérieur, qu’on appelle, ce nous semble, avec une singulière exagération, le pays des grandes terres. Que dire, en effet, de ces « grandes terres » de 30 ou 40 hectares qu’on ne peut toujours affermer faute de capital ? Les petites sont, d’un autre côté, chargées d’édifices dont la réparation entraîne trop de frais. — Jusqu’à présent, le mouvement de retour qu’on peut signaler, en certains points de la Bretagne, des grands propriétaires sur leurs domaines, ne paraît guère se manifester dans les Côtes-du-Nord. Les propriétaires, même paysans, arrivés à un certain revenu, afferment volontiers, comme je le remarquais pour certaines parties du Morbihan. Il est vrai que le pays offre souvent beaucoup de charmes. Dans ce doux pays de Tréguier et dans quelques autres parties privilégiées, on rencontre souvent l’union délicieuse de la mer et d’un paysage verdoyant, les plaisirs de la chasse et de la pêche. Nous ne serions pas étonnés que ce fût là un attrait de plus pour un repos prématuré dans ce bon vieux pays, où on a toujours paru fort apprécier le loisir.

Nous arrivons aux deux départemens qui forment la Haute-Bretagne. Ils diffèrent à certains égards autant entre eux qu’ils diffèrent l’un et l’autre des départemens bas-bretons. Non pas que toute ressemblance cesse avec la Basse-Bretagne. Surtout certaines parties en rappellent soit les mœurs, soit les cultures, mais on est là beaucoup plus près du mouvement de la France. Elle a toujours plus ou moins entraîné ces contrées dans son orbite. Nantes, grande ville de commerce, Rennes, grande ville de magistrature et d’études, et autrefois centre politique par son célèbre et orageux parlement, n’ont pas d’analogues dans la Basse-Bretagne. Or la vie se communique toujours, dans une certaine mesure, des villes aux campagnes, et, si l’industrie et le commerce sont des rivaux pour l’agriculture, ils lui sont aussi des auxiliaires. C’est surtout à Nantes et à la Loire-Inférieure que s’applique cette observation. Les grands propriétaires résident en plus grand nombre que dans les départemens voisins. Aussi y ont-ils en général plus d’influence. Les petits propriétaires semblent depuis une dizaine d’années plus disposés à vendre qu’à acheter. Les diverses circonscriptions du département offrent d’ailleurs des caractères fort distincts quant à l’état de la propriété et à la condition des exploitans. L’arrondissement de Chateaubriant est le plus pauvre. On ne saurait pourtant appeler misère cette pauvreté. Un beau pays, une subsistance assurée par le partage à mi-fruit, peu de besoins, un régime suffisant et salubre, comme nourriture et logement, y rendent l’existence assez douce. Sur ce fond un peu arriéré comme agriculture ressort le canton de Nozay, plus avancé, grâce à la ferme-école de Grandjouan, qui a donné des exemples d’exploitation suivis à l’alentour. Malgré ces progrès, la valeur de l’hectare ne dépasse guère 1,500 francs, le revenu 40 francs en corps de ferme et le rendement en blé à l’hectare 14 hectolitres. — La population agricole et la population maritime se partagent l’arrondissement de Paimbœuf, où se trouve la région fort connue sous le nom de pays de Retz, renommé par l’excellence de ses fromens, ses fourrages, ses vignes, l’élève du bœuf portée jusqu’aux soins les plus minutieux. On y retrouve dans la famille des habitudes patriarcales, dont toute trace est loin d’être effacée dans la Loire-Inférieure. — C’est surtout dans la région étendue qui forme l’arrondissement de Saint-Nazaire que se rencontrent des particularités dignes d’être remarquées ; elles tiennent à la grande diversité des exploitations et des industries agricoles qui créent sur un même sol des populations profondément différentes. La presqu’île de Guérande s’est en quelque sorte transformée par le fumier, le goémon, le noir animal, la marne des marais, un labour plus profond, et l’on peut croire que l’or apporté par les étrangers au Croisic, au Pouliguen, n’a pas été étranger à ces résultats. La petite culture jardinière a créé des valeurs, parfois entre 2,000 à 4,000 francs l’hectare, pour les terres ordinaires, qui ne valaient pas la moitié, avec des revenus au moins doublés. C’est surtout aux environs du Croisic que ces élévations se sont produites. Elles sont beaucoup moindres dans les domaines plus étendus d’Herbignac et d’Escoublac. Certaines parties offrent un morcellement extrême, mais non préjudiciable en général. À Montoir et dans quelques autres localités, la terre, divisée en petits compartimens, ressemble à un damier. On n’en doit pas tirer de conclusions trop générales pour la Loire-Inférieure. La tendance de la petite propriété à s’accroître y est moindre que dans la Basse-Bretagne et on y remarque, non-seulement plus de grands propriétaires, mais plus de domaines moyens d’une certaine étendue exploités par ceux qui les possèdent.

Le même arrondissement présente deux types de propriété et de population, des plus originaux qu’offre la Bretagne : l’un se rapporte à l’exploitation d’un sol bourbeux, l’autre aux marais salans. La Grande-Brière mottière est une immense plaine bourbeuse de 8,000 hectares qui fournissent une quantité énorme de mottes de chauffage. On y trouve un mélange assez particulier de propriété individuelle et de propriété collective. Dix-sept communes sont indivisément propriétaires de ce grand domaine. La vaste plaine renferme d’ailleurs beaucoup de petits propriétaires de maisons, de jardins, de petits champs. Propriétaires ou simples salariés, les Brierons ont une existence qu’aucune autre ne rappelle. La plaine, changée l’hiver en un grand lac, semble faire d’eux une population de marins. Ils transportent les mottes par les cours d’eau en rapport avec ce lac intérieur et pèchent le poisson, qui y arrive en assez grande abondance. L’été, ces mêmes habitans redeviennent mineurs et cultivateurs. Ils font paître des troupeaux d’assez chétive apparence sur un sol peu riche en substance nutritive. L’aspect qu’offre le pays est singulier par la symétrie même de ses nombreux hameaux. Tous construits sur un même modèle, forment comme de petites îles séparées du dehors par un fossé plein d’eau, communiquant avec les chemins par un pont grossièrement construit, et remarquables par leurs rangées circulaires de grands ormes. Le plus considérable de ces villages est Saint-Joachim, autour duquel se groupent des milliers d’habitans. Cette population doit à ses habitudes de propreté, de famille, de travail en plein air, un caractère frappant d’honnêteté et de dignité. Elle a une tendance à s’isoler et forme une véritable tribu, comme ses villages uniformes semblent lui donner l’air d’une petite république. Elle ne contracte pas habituellement de mariages avec les populations voisines. Les nouvelles constructions, recouvertes d’ardoises et supérieures aux anciennes, très défectueuses, paraissent annoncer un progrès de l’aisance. Mais c’est un signe trompeur : outre que l’hygiène laisse à désirer et que les maladies qui affectent les voies respiratoires ne sont pas rares chez cette population pourtant vigoureuse, les conditions de l’existence sont plutôt devenues moins bonnes : le revenu de la propriété mottière a baissé, et le salaire trop souvent diminué ne trouve plus à se compléter, comme autrefois, par les travaux de construction maritime qui remplissaient les chômages.

Les paludiers, ou habitans des marais salans, nous montrent aussi le régime de la propriété et de l’exploitation sous un aspect qui mérite d’attirer l’attention. La propriété des marais salans est extrêmement divisée. On comptait naguère dans le salin de Guérande plus de 3,000 propriétaires ne possédant souvent que deux ou trois œillets — on nomme ainsi ces petits carrés remplis par l’eau de la mer, où le sel se dépose. Le paludier est le plus souvent une sorte de copropriétaire, ou de métayer, partageant avec le propriétaire les fruits de l’exploitation dans des proportions qui varient suivant les lieux. Dans le salin de Guérande, le paludier reçoit communément le quart de la récolte ; mais le propriétaire supporte les frais du portage des bords de l’œillet jusqu’au mulon. Les porteuses (car les femmes jouent un grand rôle dans ce genre de travail) sont payées à raison de 1 franc par jour et par œillet ; elles profitent, en outre, du sel blanc formé à la surface. À Bourgneuf, l’usage attribue au paludier la moitié du produit et quelquefois plus, mais le portage s’opère à ses frais. Il y a quelques années, cette industrie salicole faisait vivre, dans la région du bas de la Loire, environ dix mille personnes. Mais elle a été fortement ébranlée par une succession impitoyable de mauvaises années et par la concurrence. L’œillet, qui, à Guérande, se vendait, vers 1860, de 400 à 450 francs, était tombé à 100 dès 1868. La valeur totale du salin était descendue de 7 millions à 1,500,000 francs. À Bourgneuf, où l’œillet valait de 100 à 150 francs, il était arrivé au prix désastreux de 15 et de 10, tandis qu’à côté les terres doublaient ou triplaient de valeur. La situation des paludiers, naguère supérieure à celle des petits cultivateurs, tombait au-dessous. Depuis que nous avons visité ces marais, la situation s’est un peu améliorée, par suite d’une ou deux années plus favorables, qui avaient écarté le fléau de l’inondation. Mais, on doit le constater, cette exploitation salicole est en décadence. Si les moyens par lesquels on essaie ou on propose de tenter de l’arrêter ne réussissent pas, on verra se restreindre de plus en plus cette population estimable et formée d’hommes vigoureux, qui semble garder dans les habitudes et dans le costume le dépôt de l’originalité bretonne. — Le Bourg-de-Batz la conserve, quoique amoindrie. S’il étale encore aux jours de fête et de cérémonie ses riches vêtemens, qui rappellent l’Orient, ce luxe éblouissant ne réussit pas à masquer une pauvreté qui, dans les mauvais jours, est plus d’une fois de la misère. Le régime de nourriture a pour élémens presque uniques des soupes maigres, des pommes de terre mal assaisonnées, la sardine et quelques coquillages vulgaires. On peut s’étonner qu’avec de telles conditions il y ait lieu de parler de la vigueur de la race. Elle est facile néanmoins à constater, ainsi que la beauté du teint des femmes. Dans cette classe des paludiers on loue aussi l’honnêteté d’une race vaillante au travail ; sobre, malgré quelques excès de boisson aux jours de fête et de marché, qui ne dégénèrent pas en ivrognerie invétérée, un peu imprévoyante, dit-on, comme il arrive dans les industries où il y a de grands écarts dans le revenu. Telle qu’elle est, elle mérite qu’on ne la quitte pas sans un adieu sympathique. La tendance à s’isoler se fait remarquer aussi chez les paludiers et les mariages se célèbrent aussi beaucoup entre les familles. On a fait observer le retour fréquent des mêmes noms. Ainsi on ne compte pas moins, au Bourg-de-Batz, de 490 Lehuédé sur 2,733 habitans. On discute beaucoup sur les alliances consanguines, elles ne paraissent pas, sur ce petit théâtre, avoir les mauvais effets qui se présentent fatalement quand il y a eu des cas fâcheux d’hérédité.

Terminons par l’Ille-et-Vilaine cette revue rapide de l’état de la propriété rurale et des populations qui y participent. L’élément purement agricole ne s’y éloigne pas extrêmement de la proportion très considérable des cinq sixièmes. Environ 100,000 propriétaires ruraux forment le quart des habitans. Boulainvilliers remarquait que les familles nobles de la Bretagne ne sortaient guère de leur domaine. Cette assertion garde une part de vérité relative dans l’Ille-et-Vilaine, pays d’ailleurs de vastes forêts et de grande chasse, où la vie de château a conservé une partie de ses attraits. La lande couvre encore 106,000 hectares, ce qui constitue une diminution considérable depuis un demi-siècle, mais ce qui reste une proportion considérable. — Ce problème du défrichement des landes est partout à l’ordre du jour en Bretagne. L’association en grand et l’exploitation par petites parties y forment des systèmes concurrens qui pourront peut-être trouver une application simultanée. Ce qui caractérise les propriétaires et les fermiers dans l’Ille-et-Vilaine, c’est un attachement traditionnel pour la culture des céréales. Malgré la richesse du département, ce genre de culture, favorisé par les circonstances locales, n’est pas sans inconvénient en présence du prix médiocrement rémunérateur et de la concurrence américaine. Aussi a-t-on conseillé plus d’une fois au cultivateur de chercher une sorte d’assurance dans la variété des cultures et un meilleur revenu dans la transformation des terres arables en pâturages et en prairies. Le conseil mérite d’être suivi quand il est praticable. En attendant, la quantité de terres labourables, évaluée en 1869 à 396,204 hectares, a encore augmenté de quelques milliers d’hectares. La propriété rurale a pourtant aussi porté ses efforts sur la culture du chanvre et du lin, qui trouvait à placer ses produits dans une vieille industrie indigène, celle des toiles de ménage, des toiles à voile et des cordages pour la marine et aussi des fils retors, appelés fils de Bretagne. Cette culture se maintient, malheureusement elle est fort éprouvée. L’exploitation se porte, depuis quelque temps surtout, sur la culture du pommier à cidre avec un succès qui promet d’heureuses compensations. Dans un discours consacré à indiquer les moyens d’accroître la consommation du cidre, M. Hervé-Mangon constatait naguère que l’Ille-et-Vilaine l’emportait, pour l’abondance de cette production, même sur les départemens normands les plus renommés, comme la Manche et le Calvados. La branche la plus lucrative du revenu est encore ici l’élève du cheval et de la race bovine, surtout des vaches laitières, qui forment une des richesses du département.

La production de lait et de beurre enrichit notamment les propriétaires des environs de Rennes, elle a donné aux terres un prix qui a pu aller en certains cas jusqu’à 5,000 ou 6,000 francs l’hectare. Il existe, à 3 kilomètres de la ville, les restes d’un vieux château entouré d’un vaste domaine ; il s’appelle La Prévalaye. Il a donné son nom au beurre fameux qui s’y fabrique, et même à celui qui ne s’y fabrique pas. Ce produit recherché n’est pas égalé par les autres beurres bretons, auxquels on reproche la présence de parties laiteuses et une épuration moins raffinée que celle du beurre normand. — Les prix de vente et de location, qui avaient triplé en trente ans dans l’arrondissement de Rennes, ont baissé souvent d’un quart. Ces prix avaient été exagérés par la demande des fermages : on en convient aujourd’hui généralement. Mais on ne saurait nier que la concurrence du blé étranger n’ait eu sa part avec les mauvaises saisons consécutives dans ce résultat pour l’Ille-et-Vilaine comme pour la Bretagne tout entière. Quelques années auparavant, les traités de commerce avaient, au contraire, communiqué une impulsion plus vive encore à la culture des céréales dans ce département, qui en exporta longtemps une si grande quantité, ainsi que celui de la Loire-Inférieure.

Nul arrondissement n’a fait plus de progrès que celui de Vitré, qu’on ne peut nommer sans réveiller d’autres idées que celles qui touchent à l’agriculture. Pourtant le nom de Mme de Sévigné elle-même et le château des Rochers pourraient donner lieu à une comparaison curieuse entre ce qu’était autrefois ce pays et ce qu’il est devenu aujourd’hui. Beaucoup de choses sont restées les mêmes, et tel étang, tel moulin, immortalisés par l’illustre châtelaine, nous redonne l’illusion du passé, que les noms mêmes des localités semblent faire revivre à nos yeux. C’est le même manoir, c’est, à beaucoup d’égards, le même jardin, quoique les rochers qui avaient donné leur nom au domaine aient disparu depuis environ cinquante ans ; seulement nous doutons que le propriétaire actuel se contentât de voir évaluer sa terre à 120,000 livres et son revenu à 6,000, comme l’établissaient les calculs qu’en avait faits M. de Sévigné. En revanche, la vie était à bon marché, et on venait y passer l’hiver pour faire des économies rendues nécessaires par les dettes. Le malheur était qu’on ne pouvait se faire payer ses fermages ; on avait beau crier partout : « De l’argent ! de l’argent ! » il fallait, non pas recevoir, mais donner à ces métayers et à ces meuniers, qui « n’avaient pas un unique sou. » La châtelaine des Rochers a laissé des comptes où les bottes de paille et de foin sont consignées. Elle n’était pas indifférente aux biens de fortune. Elle aurait fort apprécié la chaux de la Mayenne, qui a pour ainsi dire sous nos yeux, au moins triplé les prix et les revenus. Elle ne se plaindrait plus du mauvais état des chemins entretenus tant bien que mal par M. de Chaulnes. La route de Vitré aux Rochers, dont elle nous montre « les bourbiers enfoncés » et où son carrosse s’était rompu, est aujourd’hui une jolie allée de parc-Vieux domaines aux grands noms historiques et propriétés nouvelles exploitées en perfection se côtoient dans cet excellent pays. Les plantations de chênes et de châtaigniers servant de limites donnent à la plaine l’apparence d’une forêt verdoyante.— Les propriétaires ont pris l’habitude d’y mettre en prairie le tiers du domaine et quelquefois davantage. Nous y trouvons une valeur habituelle de 2,000 et 3,000 francs à l’hectare, des locations entre 70 et 100 francs. Les terres de 30 hectares représentent les quatre dixièmes. Le reste est en général contenu entre 6 et 20 hectares. — On voudrait que le progrès agricole eût marché partout comme dans cette région de Vitré, une des plus misérables autrefois, une des plus prospères aujourd’hui. Les arrondissemens de Fougères, de Montfort et de Redon n’en approchent pas. Dans le premier, le sol ne se prête pas toujours à recevoir les amendemens qu’il réclamerait. C’est un grand progrès pourtant que celui qui a fait augmenter le prix des terres des quatre cinquièmes en quarante ans. La moitié seulement de celui de Montfort offre une belle fertilité ; le reste est arriéré. Redon, le plus pauvre, le plus isolé naguère, a été vivifié par le chemin de fer ; à côté des terres de 100 hectares, qui y sont nombreuses, la petite propriété se développe et prospère. Enfin les populations qui cultivent la région semi-agricole, semi-maritime de Saint-Malo, ont autant et plus peut-être que la plupart des autres gagné en bien-être. — « Terre de granit où les moutons paissent le caillou, » a-t-on dit à propos de cette terre bretonne. Le mot est à peine vrai pour le canton de Questembert ; il est loin de l’être pour la majeure partie de cette région, où les moutons sont rares et où le granit, presque partout recouvert d’une épaisse couche d’excellente terre arable, ne se montre que sur la falaise.-— Le pays de Combourg ne justifie plus ce qu’en écrivait A. Young : « L’agriculture n’y est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons… L’aspect du village est repoussant… Il y a cependant un château et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire dont les nerfs s’arrangent de tant de misère et de saleté ? » L’aspect s’est singulièrement amélioré et civilisé pour la campagne comme pour les villages. C’est celui d’un pays boisé, pittoresque, riche par places. La culture intensive en a métamorphosé une grande partie : sur d’autres points, les procédés restent un peu arriérés, mais partout on trouve des labours profonds et bien faits, et, outre les céréales, des plantes qui demandent du soin, comme le tabac, le colza, la betterave. — La propriété qu’on appelle grande, dans l’arrondissement de Saint-Malo, est de 35 à 50 hectares ; elle occupe 5 pour 100 seulement du nombre des domaines ; la moyenne est de 15 à 35, elle occupe 35 pour 100 ; on voit que c’est elle qui domine. La petite, de 15 à 5, est de 15 pour 100 seulement. Mais on doit y joindre une quantité de parcelles cultivées, qui le sont en général fort bien par la culture maraîchère, et qui ont été laissées en dehors de ces calculs. La pêche et l’ostréiculture jouent, dans cette région, un rôle important. Tandis que la culture enrichissait des stations de bains de mer de création nouvelle, comme Paramé, ces industries bien différentes transformaient d’autres populations, comme celles de Cancale et des environs. Ces populations malouines, moitié bretonnes, moitié normandes, qui avaient toujours donné à la France une quantité de braves marins, n’ont cessé de produire en nombre croissant depuis un demi-siècle des cultivateurs excellens et d’habiles spéculateurs qui ont enrichi le sol, surtout dans la région des côtes.


II. — LES TRANSFORMATIONS DU FERMAGE ; CE QUI RESTE DU DOMAINE CONGÉABLE EN BRETAGNE.

Le domaine congéable dominait surtout dans la Basse-Bretagne il y a cinquante ans ; il garde aujourd’hui même une partie, mais de plus en plus restreinte, de la place qu’il occupait autrefois. Ce système d’amodiation est un des plus originaux qui aient existé, et rien ne le rappelle, ni dans le droit de marché, si célèbre en Picardie, ni dans les autres covenans usités en Angleterre, avec lesquels il n’offre que des rapports superficiels. Quelques mots d’explication sont d’autant plus nécessaires qu’il s’est répandu et qu’il règne encore, au sujet du domaine congéable, des idées inexactes. C’est ainsi que les légistes y ont vu d’une façon beaucoup trop systématique une institution féodale entachée des abus qu’on reproche en général à ces institutions. Certains tribuns, sur la foi de l’étiquette, ont aussi déclamé, au commencement de l’époque révolutionnaire, contre le domaine congéable, qu’ils croyaient favorable aux nobles propriétaires et désavantageux aux paysans tenanciers. Cette appréciation, très peu exacte même aux approches de la révolution, est absolument fausse quand on remonte aux origines de ce genre de contrats, extrêmement ancien, et qui paraît s’être établi d’une manière générale du XIe au XIIIe siècle. Si sévère qu’on se montre pour ce système d’amodiation dans l’état actuel (nous verrons que cette sévérité doit comporter des exceptions), il doit être considéré comme une des combinaisons les plus heureuses dans le passé. On imaginerait difficilement un système qui fût mieux fait pour assurer le progrès agricole et une certaine aisance dans l’état de pénurie des capitaux et quand les habitudes guerrières de la noblesse la rendaient presque étrangère à la culture. Rappelons ce qui constituait cet arrangement. Le propriétaire du sol, le foncier, comme on disait, laissait au tenancier l’exploitation moyennant une faible redevance, qui avait le mérite, à ses yeux, d’être fixe et assurée. Dans ces conditions, l’exploitant devenait lui-même propriétaire des bâtimens, clôtures et cultures, qu’il établissait à la surface, d’où le nom de superficiaire, qui lui était donné. Ce domaine était dit congéable, parce que les parties contractantes pouvaient, sous certaines conditions, se donner mutuellement congé.

Pendant la durée du moyen âge, ces congémens furent rares. Le tenancier avait intérêt à prolonger cette possession, qui lui permettait d’en proportionner les avantages à la durée. Quant au propriétaire, les conditions d’un congément avantageux se rencontraient trop rarement pour qu’il eût envie de rompre un contrat qui lui procurait un revenu d’autant plus assuré et d’autant meilleur, à la longue, que les détenteurs rendaient le fonds plus productif. C’est ainsi que se fixèrent au sol, sur les territoires surtout qui forment la Basse-Bretagne, et plus particulièrement encore sur les terres faisant partie des évêchés de Cornouailles, de Tréguier, de Vannes et de Saint-Brieuc, des générations successives de domainiers exploitant le sol dont ils étaient les véritables possesseurs, sauf le droit de vente, tandis que le propriétaire ressemblait à un simple usufruitier, à un rentier à revenu fixe, ou variable seulement à des époques plus ou moins éloignées. Plus le propriétaire vécut éloigné de ses terres, plus il s’arrangea de cette combinaison commode, jusqu’au moment pourtant où il commença à réagir sous l’empire de besoins accrus. Cet éloignement du propriétaire noble devait être, à la longue, favorisé par l’établissement du droit d’aînesse, inconnu à la Bretagne pendant toute la première partie du moyen âge. Alors la famille avait vécu dans l’égalité relative qu’on trouve dans les anciennes lois bretonnes[2]. Les cadets, plus ou moins ruinés, formèrent une petite noblesse, très nombreuse et nécessiteuse. La grande noblesse prit les habitudes de l’aristocratie du reste de la France. Elle fit pénétrer en Bretagne le droit féodal, qui influa d’une manière fâcheuse sur le domaine congéable, sans en altérer pourtant les conditions générales. D’une part, les redevances ajoutées à ce mode de tenure le rendirent un peu moins avantageux, et, de l’autre, le propriétaire, plus besogneux, devint plus exigeant. Des mesures restrictives furent prises, au XVIIe siècle, contre ces améliorations mêmes, qui attestaient ce qu’avait de fécond ce mode de tenure, mais qui rendaient très difficiles les congémens aux propriétaires. Les états où ils figuraient en grand nombre allèrent, en 1647, jusqu’à émettre le vœu que le parlement empêchât qu’à l’avenir les domainiers portassent la valeur des édifices et des droits réparatoires à plus de moitié ou des deux tiers de la valeur du fonds. Mais le parlement et les ordonnances royales finirent toujours par reconnaître les avantages de ce genre de bail. On peut affirmer qu’il entretint les habitudes laborieuses et les traditions de famille. Il ne fut pas entièrement étranger à cette procréation d’un grand nombre d’enfans, qu’on regardait moins comme des charges que comme des auxiliaires dans une vie agricole qui avait pour base le travail plus que le capital. Bien qu’au XVIIe et au XVIIIe siècles, le domaine congéable ait mis plus d’une fois un certain nombre de tenanciers aux prises avec leurs seigneurs, les témoignages ne cessent pas d’être favorables, et le prix en redouble lorsqu’on voit qu’ils procèdent d’hommes considérables attachés aux idées nouvelles. Tel est Malesherbes, qui définissait dans un mémoire écrit en 1791 le domaine congéable « un moyen sage et sûr pour défricher les terres de cette partie de la France. » C’est aussi l’avis de corporations savantes, engagées dans les voies du progrès moderne, comme la Société royale d’agriculture. Les prévenions de la Constituante durent s’amender elles-mêmes à un second examen. Dégagé d’accessoires féodaux qui en masquaient le véritable caractère, le domaine congéable persista après la révolution ; seulement il s’en faut qu’il ait continué à se montrer également profitable aux intéressés et à la culture des terres. Les temps avaient changé. Les clauses qui enchaînaient l’un à l’autre des intérêts différens, auxquels il eût mieux valu faciliter leur libre essor dans les circonstances renouvelées de la société et de l’agriculture, entravèrent les progrès que la même institution avait secondés efficacement dans un milieu différent. Ce besoin de s’affranchir agissant de part et d’autre, et surtout du côté de la propriété, la décadence commença à s’accuser davantage de jour en jour. Quoi qu’il en soit, le domaine congéable prédominait encore en 1840, bien qu’on vît coexister avec lui les autres formes de tenure, à savoir le bail à ferme ou à rente, le bail à moitié et le bail à cheptel. Aujourd’hui, le domaine congéable ne se défend plus guère que dans le Finistère, où il persiste à compter plus de partisans, même parmi les propriétaires, qu’on ne le croit communément. Au fond, la nature de ce contrat, partout où il subsiste, n’a pas changé. Aujourd’hui, comme autrefois, le propriétaire se réserve le fonds et abandonne la surface au tenancier : celui-ci, selon les clauses du bail, peut reprendre sa liberté, et le propriétaire est de son côté maître de le congédier sous certaines conditions, et moyennant indemnité. Ce qu’on voit beaucoup moins, c’est la perpétuité, en quelque sorte indéfinie, des familles de superficiaires établies sur ces domaines. Partout, les propriétaires profitent de la faculté de congément pour se faire indemniser chèrement, ce qui arrête tout esprit d’entreprise chez les exploitans. — Nous venons de dire que le Finistère faisait en général exception ; nous devons motiver cette affirmation d’un fait peu connu ou même méconnu souvent.

Le domaine congéable se maintient avec succès dans des parties Aussi florissantes qu’étendues dans ce département. Cela est si vrai que telles de ces terres, situées sur la côte, étaient naguère vendues sur le pied de 4,000 à 8,000 francs l’hectare et donnaient un revenu à l’hectare de 100 jusqu’à 700 ou 800 francs. Des terres sans valeur en ont reçu une assez considérable de l’application du même régime. Il permet aux propriétaires de toucher des revenus plus élevés sans avoir eu à faire de sérieuses avances sur un fonds qui en donnait de très faibles avec un autre système d’amodiation. Les tenanciers n’ont pas davantage envie de rompre un engagement qui fait vivre dix ou quinze familles sur une terre à laquelle elles ont apporté 25,000 ou 30,000 francs en vingt-cinq années et qui leur procure une véritable aisance. Ils sont assurés d’ailleurs d’être remboursés à la suite d’une évaluation à dire d’experts de leurs améliorations, tandis que, dans la constitution trop souvent défectueuse des baux, le fermier risque de n’en tirer d’autre récompense qu’une augmentation de son prix de ferme après des échéances trop courtes pour permettre toutes les améliorations nécessaires.

Nous étonnerons sans doute quelques personnes en avançant qu’on voit dans le Finistère se créer encore des domaines congéables à côté de ceux qui disparaissent. Nous avons pu recueillir aussi la preuve d’une concorde à peu près entière dans les relations entre les propriétaires et les domainiers. Le fait a été reconnu naguère par le secrétaire perpétuel de la Société d’agriculture de Londres, M. Jenkins, qui recevait, à propos des complications aggravées de l’Irlande, la mission d’étudier en France les divers systèmes d’amodiation. Il était frappé de la cordialité de ces rapports, comme des bons effets économiques développés par le régime congéable dans le Finistère ; il allait jusqu’à manifester dans son rapport le regret que les lords n’eussent pas autrefois établi un régime analogue en Irlande. Mais tout ce qu’on peut dire en faveur du domaine congéable est rétrospectif ou tout à fait partiel. Ce qu’on en voit ailleurs n’est pas au contraire pour faire envie. Tandis que les tenanciers du Finistère ne manquent ni de lumières, ni tout à fait de capitaux et bénéficient d’un sol en général fertile, les tenanciers des autres régions, comme le Morbihan, sont ignorans, pauvres, travaillent le plus souvent sur un sol ingrat, sans être aidés par le capital. Ajoutons une autre cause funeste d’immobilité, la coutume qu’ont adoptée dans le Morbihan les experts et les tribunaux de prendre au pied de la lettre une clause qui avait été introduite anciennement dans les baillées à domaine. Cette clause, qui allait à interdire les innovations à cause des abus, aurait détruit tout bon effet du domaine congéable, si elle n’avait été interprétée d’une manière plus large dans les autres départemens, où il a toujours été de règle que les améliorations seraient estimées à leur valeur. N’oublions pas enfin que le domaine congéable est dans le Morbihan aux mains d’une population qui subit les conséquences fâcheuses d’un long usage de l’afféagement. Les seigneurs, non-seulement dans le Morbihan, mais dans une partie de la Haute-Bretagne, avaient afféagé leurs landes aux paroisses, aux sections de paroisses et même aux couvens. Ces jouissances de terres en commun, si peu semblables à cette étroite association de deux intérêts réunis par une sorte de copropriété, ne devaient produire que des populations inférieures. Cette situation ne fut pas modifiée quand, les afféagemens si nombreux ayant été déclarés en 1793 rente féodale, les landes furent dévolues aux communes et sections de communes. L’idée de jouir de la terre en ne payant pas ou en payant peu subsista dans ces régions, où le manque de capitaux ne peut que la corroborer. La loi votée en 1850, relative au partage de communaux, est venue mettre un terme à cette espèce de communisme, sans pouvoir en détruire encore les traces que laissent des habitudes invétérées. En fait, le Morbihan reste couvert de domaines congéables, bien que le nombre en ait été sensiblement réduit. L’opinion condamne ce régime, qui expose le tenancier à se voir contraint par le propriétaire du fonds d’abandonner le domaine. Si le tenancier congédié a assez d’épargnes pour l’acheter, la supériorité du régime de la propriété individuelle ne tarde pas à se faire sentir, l’essor est donné aux perfectionnemens. Hâtons de nos vœux cette transformation. Elle sera aussi féconde qu’elle nous paraît infaillible. Elle contribuera à résoudre cette question capitale en Bretagne du défrichement des landes, que le domaine congéable achève de rendre insoluble dans le Morbihan. Une clause funeste à ce point de vue interdit de boiser au tenancier, alors que le boisement serait un des moyens les plus efficaces de fertiliser ces immenses espaces qui ne fournissent guère que des ajoncs au cultivateur[3].

Le métayage occupe peu de place en Bretagne. Il n’en a jamais occupé beaucoup dans le Finistère, et il est allé décroissant dans le Morbihan, où, au reste, le domaine congéable devait l’empêcher de se développer, car ce régime était bien une sorte de métayage sous des formes spéciales et très différentes. Nous devons relever ici une erreur de la statistique officielle, qui, il y a une quinzaine d’années, plaçait à côté de 22,101 fermiers à prix d’argent, 14,913 colons partiaires. C’est par une confusion avec les domainiers que ce calcul a été établi, ces prétendus colons partiaires étant pour l’immense majorité des domainiers congéables, qu’une statistique qui n’y regardait pas de si près avait travestis en métayers. On cite aujourd’hui et à une date assez récente quelques cas de métayage en Ploërmel qui se sont produits à la suite des circonstances agricoles actuelles. Ces cas n’ont pu s’établir sans d’assez larges concessions de la part des propriétaires. En général, l’indépendance du caractère breton se refuse au métayage. C’est la règle ; elle laisse place à des exceptions, mais elles remontent déjà à une époque ancienne et se maintiennent par la puissance des traditions. On trouve le métayage dans certaines parties du territoire de Guingamp et dans quelques régions assez rares des Côtes-du-Nord. Il occupe plus de place dans la Loire-Inférieure, particulièrement dans la région de Saint-Nazaire et notamment sur le territoire de Guérande, malgré une diminution qui s’est déjà manifestée. Le métayage est à demeure et produit de bons résultats dans l’arrondissement de Châteaubriant, qui conserve encore certaines habitudes patriarcales faites pour assurer la concorde dans les rapports et la probité dans l’exécution des contrats.

L’avènement du bail à ferme est désormais un fait consacré en Bretagne. On s’en féliciterait plus complètement encore si les baux dépassaient plus souvent les neuf années qu’ils n’atteignent pas toujours, et si des clauses d’indemnité étaient plus souvent stipulées en faveur des fermiers qui ont réalisé des améliorations. La facilité à renvoyer les fermiers pour une rente un peu plus forte, n’a pas épargné ce pays de tradition et de stabilité, sauf dans certaines régions où la propriété a tout à la fois plus de fixité et moins d’exigences. Dans toute cette période « des vaches grasses » qui pour la propriété a précédé celle « des vaches maigres, » laquelle date de quelques années, on doit avouer qu’en Bretagne non plus qu’ailleurs, la propriété n’a été sans quelque exigence abusive à l’égard des fermiers. Elle a pris, par exemple, la forme au moins étrange de droits de commission, de gants, d’épingles, qui ne répond à rien. Cela consiste à payer au propriétaire, en entrant, une ou deux années de plus du revenu. Aujourd’hui les rôles, en plus d’une circonscription, sont renversés. Le propriétaire est obligé d’en rabattre. Mais rien ne justifie ce tribut, augmentation peu déguisée, et qu’il vaudrait mieux déclarer loyalement par un accroissement du fermage qui pèserait moins sur l’exploitant, étant réparti sur un plus grand nombre d’années.

Malgré tout, le cas le plus habituel est la bonne entente des propriétaires et des fermiers. Même dans des régions assez nombreuses, ils semblait à peine former deux classes, lorsque le propriétaire, même riche, est un paysan. La vie est à peu près semblable, sinon quelquefois commune. Le paysan propriétaire qui possède une vingtaine de mille francs de rente (il n’y en a pas un grand nombre, mais il y en a) se rend au marché avec ses beaux habits brodés, comme nous avons pu le voir à Quimper et ailleurs. C’est la seule façon dont il déroge à la simplicité, et cela d’une façon d’ailleurs conforme aux antiques usages. Revenu à la ferme, il reprend son vêtement de cultivateur et se distingue d’autant moins de ses fermiers que ceux-ci, pour peu qu’ils s’élèvent au-dessus de la classe inférieure, ont aussi une rare dignité naturelle. Ainsi se confondent presque les rangs dans ces pays, où l’on retrouve sous bien des formes un vieux fond d’égalité.


IV. — CONDITION MATÉRIELLE DES TRAVAILLEURS AGRICOLES.

La condition matérielle des ouvriers ruraux a, depuis cinquante ans, accompli des progrès qu’il est facile de constater en se reportant aux documens de cette époque ; pourtant les indications qui vont suivre montreront combien elle est encore imparfaite. Nous remarquerons qu’elles ne s’appliquent pas seulement à la classe qui vit exclusivement de salaires, mais à cette catégorie nombreuse qui joint à la rétribution du travail une petite propriété. Cette dernière catégorie comprend environ le quart des individus inscrits parmi les propriétaires. On peut enfin faire rentrer dans la même description les plus petits fermiers. Leur vie est très resserrée également, et se confond avec celle de la masse des paysans ouvriers.

C’est seulement dans les fermes d’une certaine étendue où règne quelque aisance que l’ouvrier rural trouve les conditions d’une alimentation normale. Dans le Finistère, par exemple, on estime la nourriture d’un gagiste à l’année à 200 francs pour les hommes, 150 pour les femmes, 130 pour les enfans. Dans ce cas, il y a peu de différence entre le régime du travailleur et celui du propriétaire ou du fermier qui l’emploie. En dehors de ces circonstances, l’alimentation de l’ouvrier rural et du cultivateur tombe fréquemment au-dessous du nécessaire. La constitution s’en ressent dans plusieurs régions, surtout de l’intérieur des terres, où l’air est moins vivifiant. La femme bretonne en paraît particulièrement éprouvée et débilitée dans ces catégories inférieures de la population rurale. On a pu se demander si les abus alcooliques auxquels se livrent un trop grand nombre d’entre elles n’étaient pas une sorte de réaction violente contre cet état de langueur entretenu par une demi-abstinence. Ce serait une circonstance atténuante qui manque aux femmes normandes, qu’on voit livrées au même vice. Les élémens qui entrent dans la nourriture des paysans bretons sont peu variés ; au reste ils se soucient peu de la variété. Les essais faits pour diversifier leur ordinaire par les propriétaires qui les emploient réussissent peu ; à des mets assez savoureux dont notre goût s’accommoderait ils préfèrent la nourriture traditionnelle à laquelle rien, en effet, ne manque pour faire des hommes sains et forts quand la quantité s’y trouve, particulièrement pour le lard. — Le régime du paysan breton, bas-breton surtout, excepté dans les contrées les plus privilégiées, peut être défini de la façon suivante : la soupe, avec ou sans accompagnement de lard, deux ou trois fois par jour, la bouillie de gruau d’avoine avec le pain de blé noir, de seigle et d’orge, et le beurre, la pomme de terre. Dans la plupart des cas, le lard n’est consommé qu’en très petite quantité. Le lait, qui, dans les fermes aisées tient une assez grande place dans l’alimentation, est remplacé dans les fermes pauvres par la bouillie détrempée d’eau. Si peu que l’aisance s’élève, il s’y joint, le dimanche, le far au four ou le far avec du riz. Tout le monde sait quel perpétuel usage on fait en Bretagne des crêpes au sarrasin ; on les met jusque dans la soupe. Dans certaines régions, on use beaucoup de la bouillie de millet avec du lait caillé. Le cidre faible, le plus souvent l’eau, est la boisson de l’ouvrier rural et du petit cultivateur, sauf à se rattraper sur l’eau-de-vie le dimanche et les jours fériés. Le reproche le plus fréquent qu’on puisse adresser à une des parties les plus essentielles de cette alimentation est une préparation défectueuse qui la rend indigeste. Le pain de seigle ou d’orge est souvent mal cuit. Le sarrasin, très nutritif et qui, en somme, empêche cette race de trop s’affaiblir, se présente sous la forme d’une galette d’une assimilation difficile. On peut considérer ce défaut de cuisson, qu’il serait pourtant si facile de corriger, comme un inconvénient capital. Il empêche l’assimilation d’une quantité notable d’élémens nutritifs et devient une cause de faiblesse, même de désordres et de maladies assez fréquentes qui affectent les voies digestives. Il est presque inutile d’ajouter après cela qu’on fait peu d’usage de la viande de boucherie dans les campagnes. Nous estimons que, dans le Morbihan, celui des départemens bretons où l’alimentation laisse le plus à désirer, la moitié de la population ne consomme guère plus de 10 kilogrammes de viande par tête et par an. Le poisson figurait davantage autrefois dans la nourriture des travailleurs agricoles. Dans quelques parties de la Bretagne, l’ouvrier qui engageait ses bras stipulait même expressément qu’on ne lui donnerait pas plus de trois fois du saumon à manger par semaine. La sardine seule occupe une place considérable dans l’alimentation. Ce régime, qui nous paraît ne pas dépasser, quand il les atteint, les limites du strict nécessaire, était, il y a moins d’un demi-siècle, le privilège d’une population beaucoup moins nombreuse. L’aisance, ou une demi-aisance, a pour un grand nombre amélioré le régime, et tels départemens tout entiers, ou au moins tels arrondissemens, ont réalisé des progrès pour la nourriture devenus sensibles dans la catégorie inférieure et tout à fait considérables dans la classe des cultivateurs qui prend place au-dessus.

Aux approches des villes surtout, par exemple aux environs de Rennes, chez un fermier moyen, la nourriture atteint à peu près au confortable ; la viande de boucherie est consommée plusieurs fois par semaine. À un degré moindre, mais notable, on peut porter le même jugement des meilleures parties du Finistère et des autres départemens. Dans la presqu’île de Guérande, une métamorphose complète s’est opérée dans les conditions du régime alimentaire depuis vingt-cinq ans seulement. Le fermier mange du pain blanc ; les mets sont bien cuits et bien préparés. Les ouvriers ruraux nourris à la ferme participent des mêmes avantages soit pendant toute l’année, soit durant les mois où on les y emploie. Ce n’est jamais d’ailleurs tout à fait inutilement que le niveau s’élève. On ne peut que le désirer pour ces populations laborieuses. Elles ont encore trop de chemin à faire pour arriver aux recherches des riches fermiers pour qu’il y ait lieu de s’inquiéter de les voir tomber dans le sybaritisme. Les effets d’un régime qui demeure imparfait pour la moitié de la population bretonne sont fâcheux. Il produit une mollesse et une lenteur dont le travail rural se ressent extrêmement. Tous les propriétaires s’en plaignent dans un grand nombre de régions. Ce manque de force est beaucoup plus rare sur la côte, grâce à l’influence salutaire du voisinage de la mer. Il faut au reste une alimentation réellement défectueuse pour empêcher la race de devenir vigoureuse, même à un degré remarquable. On sait qu’elle produit des marins aussi forts qu’intrépides. On sait moins peut-être qu’elle produit également des cavaliers excellens et infatigables. Le Breton, au dire d’hommes du métier, mène le cheval aussi bien que le cavalier arabe. Il en prend l’habitude dès l’enfance. Les plaines de Guingamp, de Carhaix et de plusieurs autres contrées sont sous ce rapport de véritables champs d’expérience où l’apprentissage se fait sans qu’on y songe. L’amélioration du régime alimentaire est donc ici une question vitale. Nous avons remarqué déjà que la facilité à s’enivrer avec du cidre, même pris en petite quantité, tient en grande partie à ce que le régime a de trop peu nutritif. Nous pouvons en conclure qu’une question de morale est liée ici étroitement à la question d’hygiène.

Le vêtement est meilleur qu’autrefois pour la masse rurale, sans qu’il faille pourtant s’exagérer le dénûment du paysan breton à cet égard dans l’ancien régime. Mais le drap était moins répandu. À la toile très usitée jadis a succédé en grande partie la laine. L’usage des souliers est devenu habituel dans les campagnes. La blouse bleue de travail cache plus d’une fois la veste de drap. Le chapeau de feutre à larges bords est toujours dans le costume un des signes caractéristiques du Breton ; on le dit seulement plus élégant. Le costume du dimanche est propre et sévère, en drap noir. On remarque pourtant un certain goût de clinquant qui tend à se répandre même chez la classe inférieure dans l’un et l’autre sexe, ce qui n’est pas d’ailleurs tout à fait une nouveauté.

Il faut reconnaître ce qu’a gagné le logement, mais c’est ici surtout que bien des réserves sont nécessaires. On doit distinguer dans la ferme les bâtimens d’exploitation destinés aux grains et aux troupeaux, quand elle a assez d’importance pour en posséder, et les habitations des gens de la ferme. Or, même dans les exploitations moyennes, ce qui a le moins avancé, c’est l’état des bâtimens d’exploitation, je ne dis pas dans tous les cas, il s’en faut, mais dans un grand nombre qui forme peut-être la majorité : dans les établissemens de même étendue, les logemens habités présentent, sous le rapport de l’hygiène et du confortable, les inégalités les plus grandes. Plus d’une fois, nous avons été agréablement surpris en voyant dans des exploitations assez médiocres des chambres bien carrelées et où ne manquait aucune condition nécessaire d’air et de lumière. Trop souvent aussi nous avons éprouvé une impression toute contraire. L’humidité est le fléau d’un grand nombre de ces habitations. Elle y cause de fréquentes maladies chez les adultes et plus souvent encore chez les enfans. Rien ne se réforme plus lentement que le logement dans les populations rurales. C’est le dernier emploi qu’elles donnent à leurs économies. Mais si ces remarques s’appliquent à des fermes moyennes, que dire des habitations de la classe dont il s’agit ici spécialement ? On y est glacé ou enfumé tour à tour. L’espace restreint amène la cohabitation du cochon avec les gens, ou, du moins, il n’est séparé d’eux que par une cloison. On doit désirer que la réforme du logement, commencée dans la classe la plus aisée, se complète sur des points essentiels. Quel visiteur d’une ferme bretonne n’a remarqué ces armoires à lits étages les uns par-dessus les autres et séparés par une sorte de plafond en planches ? C’est, par excellence, le système breton, et il frappe l’étranger comme une des originalités du pays ; mais, bien qu’il se prévale d’une longue antiquité, il n’en est pas moins fort critiquable. L’air circule mal, on étouffe dans ces armoires à lits. Les inconvéniens redoublent pour les malades, sans parler de l’ascension pénible et ridicule à laquelle ce système condamne le médecin. Le manque de portes et fenêtres se fait sentir partout. Ces inconvéniens se trouvent trop souvent réunis dans ces petites maisons que louent les ouvriers ruraux et qu’ils paient 100 francs, 50 francs, quelquefois même 20 francs par année.

Le salaire exprime en général la quantité du bien-être de l’ouvrier. Mais il peut être nominal ou réel, c’est-à-dire n’exprimer qu’une somme d’argent dont le pouvoir d’achat varie, ou représenter la quantité de choses nécessaires à la vie. Le salaire a augmenté sous cette double forme. Est-il élevé pourtant ? Cette question exige qu’on distingue non-seulement entre les régions, mais entre les différentes catégories de travailleurs. S’il s’agit des gages des domestiques, hommes et femmes, l’augmentation est très sensible. Autrefois, les salaires des domestiques nourris variaient de 90 à 105 francs dans d’assez bons pays. Ils atteignent aujourd’hui à 180 et à 200 francs. Ceux des femmes ont passé de 60 à 120 et à 150 francs. — Sans tenir scrupuleusement compte ici des diversités régionales, on peut regarder comme le fait le plus général que le salaire des travailleurs à la journée et nourris est de 1 franc pour les hommes et de 0 fr. 75 pour les femmes ; de 1 fr. 50 pour les hommes et de 1 franc pour les femmes, sans la nourriture. Assurément, ces salaires sont assez faibles relativement à la plupart des autres provinces ; nous devons ajouter que nous en avons rencontré d’inférieurs, par exemple de 0 fr. 50 pour les femmes nourries et 0 fr. 80 sans la nourriture. Dans une partie des Côtes-du-Nord, on nous signale des taux de salaires pour les hommes tombant à 0 fr. 60 et 0 fr. 50 pendant l’hiver. C’est misérable. Ce n’est guère qu’au temps de la récolte et dans les pays aisés que l’ouvrier rural atteint en Bretagne à des salaires de 2 francs ou

2 fr. 50 fort exceptionnellement, même dans les meilleurs pays. On peut attribuer ce peu d’élévation des salaires à différentes causes : le faible capital de la plupart des exploitans, le peu de besoins des paysans, sauf dans le voisinage des villes, et la médiocrité du travail. Nous avons recueilli de la bouche de plusieurs propriétaires qu’ils aiment mieux payer 4 francs l’ouvrier rural de certaines provinces que 2 francs le travail de l’ouvrier agricole breton, pris dans sa moyenne. Ce travail à bon marché coûte aussi cher qu’un autre, à le mesurer à son rendement.

Quoiqu’elle ait beaucoup diminué, la mendicité est restée la plaie de la Bretagne. Elle est chez les uns une nécessité, qu’une meilleure organisation des secours pourrait seule empêcher ou atténuer ; chez les autres, une tradition et une carrière qui se perpétue de père en fils. On naît mendiant en Bretagne. Autrefois, le mendiant était un être sacré : il était de toutes les fêtes. Il reste encore quelque chose de cette prévention favorable, touchante peut-être, mais dangereuse. Au moins la mendicité ne forme-t-elle pas, comme dans le département du Nord, un contraste douloureux avec la richesse exceptionnelle d’une propriété opulente. Des enfans en haillons sont dressés à exercer ce métier sur les routes. Les voyageurs se plaignent de leur importunité infatigable ; une légion d’indigens est entretenue par cette aumône. La mendicité se distribue aussi à jour fixe entre les fermes. Le nombre des bureaux de bienfaisance est, ainsi que leurs ressources, trop insuffisant pour remédier à un tel mal. Il répugne d’ailleurs à nos mœurs de traiter la mendicité comme une institution, ainsi que l’a fait l’Angleterre par la taxe des pauvres. L’effort le plus sérieux de la bienfaisance officielle consiste à secourir les enfans au-dessous de douze ans ; beaucoup sont à la charge et sous la surveillance des hospices. Assez fréquemment même, la tutelle dure jusqu’à la majorité. On trouve un millier d’enfans secourus ainsi dans le Finistère. Divers asiles, comme celui de Kerhars, un petit nombre d’orphelinats agricoles, comme celui de Ketbot, rendent de grands services aux jeunes garçons. L’assistance publique s’est, en somme, beaucoup améliorée en Bretagne. Nous sommes loin pourtant de croire qu’elle ne réclame pas une plus grande extension. Les hospices et hôpitaux manquent dans les campagnes et dans les villes de second ordre. Les pharmacies sont très éloignées. Il faut l’immense charité qui règne en Bretagne chez les riches et chez les pauvres pour que le mal ne soit pas poussé à des limites tout à fait exceptionnelles. La création de médecins cantonaux et de sociétés de secours mutuels plus nombreuses s’impose à l’avenir comme une nécessité d’humanité et de civilisation. — Le paupérisme et l’ivrognerie restent les véritables ennemis à combattre dans un pays où le crime et le vice tiennent moins de place que dans la plupart des autres et dont nous avons trouvé plaisir à constater les excellentes qualités morales. Les progrès de l’instruction et de l’aisance sont de puissans moyens. On ne saurait croire sans doute que tous les obstacles qui viennent de la nature du sol seront de sitôt vaincus ; les efforts du capital, insuffisant jusqu’ici, ceux du travail et de la petite propriété, destinée à envahir entre les mains des paysans de plus en plus le sol cultivé, ne supprimeront pas eux-mêmes tous ces obstacles. Mais l’agronomie se rend compte des points à attaquer, des moyens à prendre, et les instrumens de réalisation se sont, en définitive, énormément accrus. Il y a donc lieu de regarder l’œuvre qui s’est accomplie depuis cinquante ans comme la garantie certaine d’un mouvement d’amélioration qui achèvera la transformation économique de la vieille province.

Henri Baudrillart.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Le code d’Hoël, analysé avec étendue par M. A. de Courson (loc. cit.), est à ce point de vue très intéressant à étudier.
  3. La manière d’acquitter la redevance a subi quelques modifications dans la domaine congéable. Elle ne s’acquitte plus en nature dans la plupart des régions. Dans le Morbihan, le tarif en argent est établi chaque année par le tribunal de l’arrondissement, d’après un acte authentique. C’est un vrai bail, appelé baillée, qui garantit au tenancier la jouissance pendant un laps de temps détermine. Quand le propriétaire n’est pas dans l’intention de congédier, il lui renouvelle cette baillée en se faisant attribuer une somme minime, mais en échange il lui donne généralement du bois pris sur le domaine pour faire les réparations nécessaires aux bâtimens. Ailleurs la rente du domaine congéable se paie habituellement en blé ; à Quimper, les domainiers déposent leur grain chez un négociant de la ville désigné par le propriétaire et en reçoivent un récépissé qui leur sert de quittance ; le propriétaire règle ensuite avec le négociant au taux de la mercuriale ; fixée pour l’époque du paiement.