Les Populations rurales de la France/05
Nous quittons à peine la Bretagne[1] et nous voilà bien loin de son ciel brumeux, de ses sites sauvages, de ses antiques légendes, de sa population de marins, de soldats et de rudes laboureurs. Tout s’adoucit, tout révèle un autre génie, comme une autre terre et une autre histoire. La Bretagne, avec son esprit à part, sa langue indigène, ses coutumes tenaces, signifiait isolement, résistance à l’unité nationale. Son autonomie morale, peu à peu entamée sans avoir disparu, s’est manifestée à nous par plus d’un trait saisissable au sein de ces campagnes, qu’agite un souffle nouveau, et que transforment, au point de vue matériel, les nouvelles méthodes de culture et les grands agens de la civilisation moderne. Le nom de la Touraine rappelle, au contraire, la fusion la plus complète avec le génie de la France, l’identification la plus entière avec ses destinées. Cette union a été scellée dans l’histoire presque aussi haut qu’on remonte ; interrompue par la domination des Plantagenets, elle s’est resserrée ensuite d’une façon impérissable ; elle a été cimentée dans les temps modernes par le séjour des Valois, qui aiment à s’y établir avec leur cour et y déploient leur fastueuse galanterie, et, ce qui est plus sérieux et plus honorable, par la plus nationale des guerres, sous ces mêmes princes qui en font le lieu de refuge de la patrie mutilée. Il est impossible, nonobstant ces derniers souvenirs héroïques, de n’être pas frappé surtout de ce rôle d’Armide attirant nos anciens rois dans ses jardins enchantés pour les y bercer dans les voluptés et les divertir par tous les plaisirs d’une vie brillante. On peut dire que l’aimable province a été elle-même traitée véritablement en favorite depuis la fin du XVe siècle et pendant la plus grande partie du XVIe. Louis XI lui apporte en dot, non sans y mêler certains procédés brutaux par l’imposition mise sur les bourgeois de Tours, la riche industrie de la soie. Plusieurs de ses successeurs lui font comme une parure de châteaux, où l’art de la renaissance étale ses plus gracieuses fantaisies et où l’imitation cherche des modèles reproduits dans la province par ce que la noblesse a de plus distingué et la haute bourgeoisie de plus opulent. Mais la France, personnifiée par sa vieille monarchie, n’y transporte pas seulement ce que son luxe a d’éclatant et ses arts de délicat ; elle s’y reconnaît en quelque sorte comme dans un miroir qui lui rend ses principales qualités moyennes, elle y trouve une image d’elle-même où se fondent les contrastes heurtés de ses autres provinces ; ce n’est pas toute la France, plus en relief et d’une originalité plus saisissante et plus forte sur d’autres points, mais c’en est l’expression fidèle à bien des égards par ce qu’elle offre de tempéré.
À ne prendre que la classe rurale, on pourrait voir quelques-uns de ces traits s’y reproduire, et le contraste avec la même classe en Bretagne s’accuser dans le passé comme dans le présent. Soldat ou paysan, le Breton ne se laisse guère perdre de vue. Mêlé aux bandes soldées qui se battent avec bravoure et pillent sans scrupule, on l’y distingue aisément. Sur sa terre natale, il perpétue les usages, les tenures du sol qui n’ont leur analogie nulle part ailleurs. Il connaît peu de milieu entre le dévoûment le plus fidèle à ses maîtres et la révolte ouverte, entre la résignation douce et des vengeances parfois atroces ; quand il se mêle de revendiquer des droits, il anticipe deux siècles d’un seul bond dans la charte des paysans, qui étonne et irrite par son audace les contemporains de Louis XIV. Il est beaucoup moins aisé de marquer de traits originaux dans le passé notre population agricole des bords de la Loire et de l’Indre. Comme coutumes rurales, elle est à peu près entraînée dans la même orbite que le centre et que l’Ile-de-France. Elle a plutôt des difficultés que des luttes violentes avec ses maîtres, des velléités de révolte que des mouvemens insurrectionnels qui emportent tout comme un ouragan. Elle aime l’ombre et la paix de sa cabane et trace tranquillement son sillon, satisfaite de se sentir vivre toutes les fois que les temps ne sont pas trop durs. Elle ne se trouble pas l’esprit des vieilles et effrayantes superstitions. Elle ne court pas les aventures comme le Normand ou le Malouin. Elle juge superflu d’aller au loin conquérir la terre, quand elle s’offre tout près ; l’acheter par morceaux suffit à son imagination sage et à son honnête ambition. Elle travaille avec continuité plutôt qu’avec énergie. Elle en prend même quelquefois à son aise avec le temps, parce qu’elle sait qu’elle l’a devant elle. Elle se fie à sa patience, que rien ne détourne de son but modeste, et ce calcul n’a pas-été déçu.
L’histoire des populations agricoles de la Touraine ressemble par ses grands traits à celle de beaucoup de nos provinces qui suivent, au milieu d’épreuves successives, leur évolution signalée à peu près par les mêmes phases jusqu’à leur complète émancipation. Je n’essayerai donc pas de la reconstruire et d’en développer la suite. Il suffit ici d’indiquer quelques faits, qui, en jetant du jour sur le passé, aident aussi à apprécier l’état actuel. Rien, par exemple, n’y rappelle les origines si profondément religieuses de l’agriculture bretonne, lesquelles ont contribué à former les traditions et l’esprit même du pays, en lui léguant tant de légendes d’un caractère particulier à la fois agricole et sacré. Ces saints colonisateurs, qui, dans l’Armorique, ont marqué leur empreinte sur le soi défriché comme sur les âmes converties, et qui semèrent de miracles une terre arrachée aux fauves et conquise au travail, ne tiennent guère de place sur ce territoire depuis trop longtemps exploité pour exiger tous ces prodiges. Ce n’est pas qu’en Touraine l’agriculture et l’église ne présentent des rapports au moyen âge par l’intermédiaire des monastères. Centre de piété et d’érudition, la célèbre abbaye de Marmoutier est aussi un centre agricole. Les paysans en imitent les bonnes pratiques de culture, comme ils viennent quelquefois eux-mêmes y recevoir l’affranchissement avec la prêtrise. Ils en tirent également parfois des moyens de subsistance dans les temps difficiles. On voit l’abbaye se livrer à de véritables opérations commerciales pour acheter du blé au dehors. Dans les premiers siècles du moyen âge, on rencontre des disettes ou plutôt des famines qui déciment les populations privées de tout secours extérieur. Grégoire de Tours en a retracé le spectacle navrant en les rapportant à la colère divine, qu’il attribue à leurs péchés et à l’inobservance du repos dominical. Il nous montre ces malheureux réduits à manger des racines de fougère pulvérisées, mêlées à un peu de blé vert, ou de mauvaises herbes qui les faisaient enfler et mourir. Il accuse, en outre, les accapareurs du prix surélevé des grains, qui, selon toute probabilité, résultait le leur insuffisance. On peut trouver plus d’une indication digne d’intérêt sur l’état des campagnes et des populations dans l’histoire de cette même abbaye de Marmoutier, composée par dom Martène et que M. L’abbé Chevalier a publiée, il y a quelques années, avec d’utiles et savantes remarques, dans les Mémoires de la Société archéologique de Touraine. Il y est plus d’une fois question, — et même à l’excès, selon l’austère dom Martène, — des intérêts temporels de l’abbaye. Nous n’avons garde de nous en plaindre : cette préoccupation oblige les abbés, habiles administrateurs du domaine qu’ils exploitent en l’agrandissant, à signaler les relations et parfois les difficultés avec les propriétaires ruraux, la tenure des baux, et, à certains momens, la misère des campagnes, les secours donnés par l’abbaye. Nous y voyons particulièrement l’affranchissement, accompagné de curieuses cérémonies, de quantités de serfs moyennant certains avantages. Ces détails, instructifs pour les siècles du moyen âge, continuent à l’être, avec un intérêt non moindre, pour la période moderne jusqu’en 1789. Des textes plus connus constatent le mouvement qui se fait déjà au XVIe siècle, avant les guerres religieuses, de la part du paysan tourangeau vers l’achat de la terre. Le défrichement des forêts en augmente l’offre dans des proportions considérables; néanmoins, la demande plus vive encore en fait beaucoup hausser le prix. Le bail à ferme devient un régime très répandu à la même époque. On sent les bons effets de l’adoucissement extraordinaire des servitudes foncières dû à l’ordonnance de 1558, qui révise les coutumes de quelques provinces, parmi lesquelles la Touraine se trouve comprise. Ce qui est un vrai signe d’aisance, les preneurs à bail sont très souvent désignés dans les contrats comme possesseurs d’ustensiles agricoles et même de mobiliers de prix. Le gros fermier est, dès lors, un important personnage, et il arrive déjà que son fils enrichi abandonne la culture. N’est-ce pas au milieu de ces paysans de Touraine que leur compatriote, l’auteur de Pantagruel, a pris le plaisant portrait de ce laboureur si fin et si délié, que le diable veut tromper et qui trompe le diable ? En vain entend-il retentir comme un refrain à son oreille cette sentence : « Travaille, vilain, travaille! » — Ce laboureur est allègre et dispos, et il vend fort bien son blé. Il ne lui faut pas moins que ce fond de gaîté et de vaillance, tout au moins de résignation, pour traverser la longue période des guerres civiles. Henri IV lui rend toute sa bonne humeur en lui faisant retrouver la sécurité et la paix. Le progrès de l’aisance interrompu reprend alors son cours. Mais combien de fléaux et de souffrances, tenant à des causes durables, vont se produire encore! On se croit parfois reporté aux pires siècles barbares, et cela sous Louis XIV et sous Louis XV. Les disettes, aussi fréquentes que meurtrières, ramènent les mêmes épisodes douloureux. En 1644, les fonds de l’abbaye étant épuisés, « les paysans furent réduits au pain d’avoine, de pois, de vesce, et ensuite au gland, au pain de racine de fougères, à la moelle des troncs de choux et aux herbes crues. Et, comme tout cela leur manqua à la fin, ils furent obligés d’abandonner leurs demeures et d’errer çà et là dans les pays voisins où l’on pouvait leur faire la charité, ce qui causa la mort à plusieurs. » Les détails qu’ajoute dom Martène sur les maladies causées par le manque ou les vices de l’alimentation sont ceux-là mêmes qui avaient frappé Grégoire de Tours environ onze siècles auparavant. En 1645, la mortalité emporte plus de 50,000 personnes en fort peu de temps, et cette crise terrible n’est pas seule.
Les crises agricoles, crises de travail et crises de subsistances, ne cessent de revenir, en effet, après d’assez courts intervalles. Les métayers ne peuvent s’acquitter, il faut leur faire des remises. L’abbaye de Marmoutier en accorde aux métayers de Chèze, de La Mulletière, de Saint-Barthélémy, « à cause des grandes stérilités » des années 1709, 1712, et de l’impossibilité de semer pour l’année 1713. Le 6 octobre 1751, la ville de Tours demande aux moines de lui prêter 4,000 livres afin de pourvoir en partie à l’achat des grains nécessaires à la subsistance des pauvres dans ces temps de disette, et deux ans plus tard, en mars 1753, l’abbaye emprunte environ 1,200 livres pour acheter du blé et du vin, « la récolte ayant fait défaut. » On verra beaucoup plus tard, au mois d’avril 1789, les officiers municipaux de Tours calculer que, pour alimenter jusqu’à la récolte la ville et ses environs, « il faudrait au moins trois cents fournitures de blé, estimées 180,000 livres. » Pour se procurer cette somme, par forme de prêt, ils font appel à l’archevêque de Tours, aux chapitres de Saint-Gatien et de Saint-Martin et aux communautés religieuses. Marmoutier souscrit pour la somme de 10,000 livres, prêtées sans intérêt.
La Touraine est au nombre des provinces les plus éprouvées par la révocation de l’édit de Nantes et par les diverses causes de ruine qui marquent la fin du règne de Louis XIV. Elle entre, on peut le dire, dans une décadence attestée par les mémoires des intendans. La seule opposition présentée par les chiffres entre les années, florissantes du règne et cette fin lamentable, en dit plus que tout le reste. Le personnel naguère entretenu à Tours par la seule industrie de la soie aurait suffi à peupler une ville importante; il ne comptait pas moins de vingt mille ouvriers; la fabrication des étoffes employait huit mille métiers, la préparation de la soie occupait sept cents moulins ; quatre mille personnes travaillaient au dévidage. Nul doute que les gens de la campagne n’eussent part à cette industrie, et que la richesse de la ville ne profitât à toute la province. Successivement, cette grande industrie se voit réduite de près des neuf dixièmes. La rubannerie, qui alimentait trois mille métiers, n’en occupe plus que soixante. L’intendant accuse en partie, il est vrai, la concurrence faite par Lyon et par les étoffes des Indes ; mais la cause du mal était plus profonde. Des industries plus à l’usage des campagnards, la draperie, la chaussure, ne souffrent pas moins que les étoffes de luxe. Dans la draperie, les métiers tombent au quart. Sur quatre cents maîtres tanneurs, trente-cinq seulement subsistent. La campagne envoyait à Tours chaque semaine quatre-vingt-dix bœufs pour la tannerie, elle trouve à grand’peine à en placer vingt-cinq. La population des villes diminue sans que celle des campagnes y gagne. En trente ans. Tours perd plus du quart de ses habitans. Les maisons tombent en ruines sans qu’on les répare. Les loyers sont réduits du tiers. Ce que la crise a de violent pourra cesser, le mal ne se réparera pas. La seconde moitié du XVIIIe siècle n’est pas moins attristante : les intendans ou employés du fisc prétendent parfois, sauf à se contredire, que les gens du pays restent gais; on se demande si ce ne sont pas plutôt les intendans qui restent optimistes. M. L’élu, apercevant, en pleine disette, quelques plumes d’oiseau devant la porte d’une maison d’un paysan, prétend qu’on ne doit pas être, après tout, si malheureux qu’on en a l’air, a puisqu’on mange de la volaille. » Il est vrai qu’on broute aussi l’herbe, et que la masse du moins est réduite aux alimens les plus insuffisans, souvent les plus malsains. D’Argenson, qui réside en Touraine une partie de l’année, peut parler ici en témoin oculaire. Il ne tarit pas sur les misères des années 1749, 1750, 1751 et 1752, et montre la prostration morale égale aux souffrances physiques. On émigré jusqu’à laisser déserts un grand nombre de villages. Il y a des arriérés de trois ans dans le paiement de la taille, et les contraintes vont toujours leur train. A peine jouit-on de quelque répit que le fisc se met en devoir d’augmenter les impôts. Le même élu affirme qu’il a remarqué, dans une paroisse, « les paysans plus gras qu’ailleurs, » et là-dessus il parle de les surtaxer. Les vieillards, témoins de l’horrible hiver de 1709, disent que les malheurs de ce temps-là sont surpassés. Les jeunes gens refusent obstinément de se marier et les mariés n’ont plus d’enfans. « Ce n’est pas la peine, disent les uns et les autres, de faire des malheureux comme nous. » Quelques seigneurs veulent occuper les bras qui se laissent tomber faute de force. Et nous sommes en Touraine, dans le pays qu’on appelle le jardin de la France !
Qu’un état si misérable ne fût pas permanent dans ce pays, fertile après tout, quoiqu’il le fût moins qu’on ne le croit, nous sommes loin de le nier ; mais ces retours de la misère se présentaient trop souvent, et notre pensée a quelque peine à concilier tant de maux avec les images souriantes que lui offre une province qui les justifie à tant d’égards. L’histoire admet de tels contrastes. Au milieu même de ce XVIIIe siècle et jusqu’aux années voisines de la révolution, il y a d’ailleurs des efforts de régénération agricole. On crée des bureaux d’agriculture ayant leur siège à Tours, à Angers et au Mans. Les ingénieurs se mettent au travail comme les agronomes. L’un d’eux, gardant l’anonyme, a tracé de la province un tableau d’où nous tirons quelques détails d’un réel intérêt, et qu’on peut lire tout au long dans les Mémoires de la Société des sciences, arts et lettres d’Indre-et-Loire. La distinction des terres fertiles et des terres stériles y est fort bien établie par régions. Le chiffre des baux, le rendement des terres, sont plus d’une fois indiqués avec une recherche assez rare alors de l’exactitude. Ce document nous explique que la Touraine ait pu manquer de vivres si souvent. Bien qu’elle en vendît au dehors, il y avait une production insuffisante de céréales, et le bétail lui manquant, il lui fallait l’importer aux trois quarts pour les besoins de son alimentation. La production et le commerce de Touraine sont signalés avec une remarquable précision pour les vins, pour la vente de ces fruits confits, vieille célébrité du cru, nés, dans cette province, un peu sensuelle, du mélange de la gourmandise et du calcul. Notre ingénieur des ponts et chaussées ne pouvait omettre l’état des routes, ce que coûtaient et rapportaient la navigation et les autres voies parcourues par le commerce. Les chemins, comme partout, laissaient fort à désirer, et le pays avait en outre à souffrir des inondations, parfois permanentes sur les bords de l’Authion. Comment opérer des desséchemens et exécuter tant de travaux nécessaires avec un fonds qui montait, pour toute la France, à 3 millions pour les ponts et chaussées? Il fallait bien employer la corvée, que le même ingénieur juge onéreuse, comme les économistes du temps, mais absolument indispensable. Aussi en use-t-on fort pour les chemins et les autres travaux publics dans ces années 1765 et suivantes. Sur 1,593 paroisses taillables en Touraine, 800 avaient recours à la corvée. Elles y consacrent alors les bras de 121,617 corvéables, et en outre 55,842 bêtes de trait ou de somme, le tout équivalant à plus d’un million de journées! On croirait que de tels calculs vont donner des résultats très considérables ; erreur : on arrive seulement à un nombre bien restreint de routes créées, empierrées ou réparées.
En définitive, il semble que les campagnes de la Touraine, au commencement du règne de Louis XVI, avaient gagné en habitans, tandis que les villes n’avaient guère réparé leurs pertes. On sait combien les recherches précises sont rares alors sur l’état de la population. Je consulte le livre trop peu connu et fort instructif, de Moheau, sur la population de la France vers 1778. J’y trouve, en Touraine, dans les campagnes, une naissance indiquée par 23 habitans 2/3 et dans les villes 1 seulement sur 33. Pourtant, outre les mauvaises années qui reviennent, aux approches de 1789, les griefs s’accumulent et éclatent lors de l’assemblée provinciale de la généralité qui réunit la Touraine, le Maine et l’Anjou. Le ton des plaintes et des vœux que nous y trouvons exprimés est amer et véhément ; on s’adresse au roi en termes presque séditieux. Le rapport du bureau de l’impôt attaque les privilèges, dénonce les abus avec la plus grande vigueur ; les inégalités de la taille qui porte sur les terres sont particulièrement signalées dans les termes les plus forts.
Il faut le dire pourtant à l’honneur du pays : la révolution devait commettre peu d’excès dans la Touraine. On n’y remarque guère de violences contre les châteaux et contre leurs possesseurs. Mais si le paysan tourangeau eut la sagesse de ne pas abuser de la révolution pour les représailles, il sut l’exploiter pour ses intérêts. Les changemens opérés profitèrent à la division des terres dans ce pays où abondaient les vastes parcs et les garennes. Les grands domaines furent dépecés, les fameuses bandes noires s’abattirent sur les châteaux. Paul-Louis Courier a fait l’éloge de ces spéculations au nom des avantages de la petite propriété, oubliant un peu cette fois les intérêts de l’art, qui l’avaient tant touché en Italie ; mais l’art ici se présentait sous l’aspect du moyen âge et des souvenirs monarchiques évoqués par M. de Marchangy. — De plus en plus, la masse rurale entre dans la propriété à plein courant. C’était une révolution économique qui allait bientôt trouver des auxiliaires dans les voies de communication, comme elle en trouvait déjà dans la loi de succession. Nous verrons tout à l’heure ce qui en résulta pour le développement agricole, l’accroissement de la valeur des terres, et, somme toute, pour l’augmentation de l’aisance générale.
Après ce rapide aperçu historique, et avant de décrire l’état moral et matériel des populations tourangelles, jetons un coup d’œil sur la terre qui sert de théâtre à leur activité. Nous ne pouvons qu’indiquer ici ce qui en fait le mérite pour l’artiste et le voyageur. Le pays n’offre ni la platitude monotone des vastes plaines ni l’âpre beauté des sites alpestres. Accidens de terrain, rivières au cours tranquille, si on excepte parfois la Loire et ses violens caprices, fraîches vallées d’une étendue moyenne avec leurs arbres qui se reflètent dans les eaux calmes au bas des coteaux chargés de vignes et d’arbres fruitiers, tout se fond avec harmonie dans les tons modérés. Nous trouvons ce pays joli, nos pères le trouvaient beau ; c’était pour eux l’idéal même du paysage. Leur goût était le même quand il s’agissait de juger de la nature, de la littérature et de l’art. C’est bien là, en effet, la campagne comme la sentent et la décrivent La Fontaine et Fénelon. Peut-être se joignait-il dans cette préférence les premières impressions religieuses de l’enfance, qui faisaient du paradis le plus gracieux des jardins. Aussi sont-ils unanimes à voir l’Éden de la France dans ce joli verger. Nous le goûtons encore, nous l’admirons moins, et quelques-uns iraient presque jusqu’au dénigrement, ce qui est injuste. Si nous avons appris à ressentir plus d’enthousiasme pour d’autres beautés, parfois rudes et sauvages, ce n’est pas une raison pour ravaler ces beautés charmantes, d’un agrément doux et pénétrant, assez paisibles et assez variées pour qu’on s’y attache sans jamais s’en lasser. La nature et l’homme s’y ressemblent en ceci que leur vie est animée sans que rien sente l’effort. Il faut bien qu’une certaine suavité d’impression s’attache à cette contrée puisque peu de régions sourient davantage, comme retraite ou comme lieu de villégiature, aux Français et aux étrangers. Le ciel est à l’avenant. Il est quelquefois voilé, rarement noirci par les nuages. La lumière sereine qui en émane a été plus d’une fois l’objet d’observations qui en constatent l’éclat très doux et l’action reposante pour les yeux. Tout le paysage forme un spectacle où tout intéresse, où rien ne trouble et n’absorbe à l’excès. Une telle nature peut manquer de certaines beautés frappantes et grandioses ; on pourrait presque dire d’elle qu’elle n’a pas de défauts.
L’homme en a, mais de supportables, et il a aussi des qualités qu’on apprécie, qualités aimables plus que vigoureuses et hautes. Parlons d’abord de ce qui semble constituer les qualités natives de l’esprit du pays. Peut-être si on en cherchait l’expression dans les personnages les plus éminens qu’a produits la Touraine, serait-on assez embarrassé de savoir s’il y a telle chose qu’on puisse appeler d’une façon incontestable l’esprit tourangeau. On retrouve l’esprit gascon dans Montaigne et même un peu l’esprit normand dans Corneille, l’esprit champenois chez La Fontaine, j’entends dans la mesure où les grands hommes sont de leur province comme ils sont de leur pays. On est frappé, à Tours, par la vue de deux statues au bord de la Loire; l’une est celle de Descartes, l’autre est celle de Rabelais. On peut se demander si l’esprit local ou provincial a son expression dans l’un quelconque de ces deux grands hommes. L’extrême opposition de ces génies à elle seule suffit pour répondre. Le second a sans doute la jovialité et la liberté de juger qui ne sont pas rares dans la province, mais avec une puissance et un développement en quelque sorte monstrueux, tout à fait disproportionné avec ce pays de la mesure. On éprouve aussi une certaine difficulté à démêler des traits communs bien saisissables entre des écrivains qui ont eu leur berceau dans cette même Touraine et à établir un rapprochement même subtil entre des poètes et des écrivains, comme Racan, l’auteur comique Destouches, Alfred de Vigny, Honoré de Balzac. Il est beaucoup moins difficile de demander la moyenne de cet esprit à cette masse rurale que n’a ni perfectionnée ni dénaturée aucune culture intellectuelle raffinée. Il y a là des qualités de finesse, une absence habituelle de rusticité trop marquée, un ton enjoué un peu narquois, une certaine ouverture mêlée de quelque lenteur, un jugement avisé plutôt que profond. Le parler est le plus souvent assez doux, et la langue bien française n’a guère de patois ni d’accent, relevée pourtant par quelques bons vieux mots qui sentent leur XVIe siècle. Il y a dans cet esprit et dans cette humeur comme un grain de malice et un léger levain d’opposition, qui ne tournent à la fronde que sous l’empire de quelque vif mécontentement ou d’une inimitié personnelle. Cela se sent dans les pamphlets où Courier, le vigneron de La Chavonnière, met en scène des passions de clocher qui s’échappent en boutades et en quolibets. C’est de la fronde contre les nobles, les prêtres, et, en général, contre l’autorité, représentée par les gendarmes et par M. le maire, La disposition à l’examen, combinée avec le mouvement peu vif de l’imagination et le manque d’enthousiasme, aboutit facilement au scepticisme. Nul fanatisme, mais peu de foi vive, d’ardeur, d’élan ; excellente terre d’honnêtes gens et de bons esprits qui ne voit guère éclore les grandes vertus qui font les apôtres, ni la grande imagination qui fait les génies puissans dans les arts et dans les lettres. La tiédeur domine dans les convictions et les sentimens de cette masse rurale. Elle est attachée à certains principes par ses intérêts, nullement disposée à attaquer rien de fondamental, mais l’espèce d’indifférence religieuse et morale, dont elle n’a pas le privilège parmi nos populations agricoles, y paraît pourtant d’une façon particulière. Ce n’est pas que, quant à la religion, par exemple, nul n’y tienne sérieusement, mais c’est une minorité assez faible dans le sexe masculin ; seulement la majorité y renoncerait difficilement dans les circonstances solennelles, et elle y voit un auxiliaire de la morale dans la famille. C’est encore une preuve de bon sens et de calcul qui n’a rien de commun avec l’enthousiasme.
Ge qui a gagné relativement au passé, c’est l’aptitude au travail. Les inclinations molles, le peu de goût de cette population pour les labeurs fatigans, ont été signalés par César et par le Tasse. On les retrouve encore à un certain degré chez l’ouvrier rural. Mais, si l’amour du bien-être n’a pas perdu de sa force chez ceux qui possèdent, il s’allie à plus d’efforts, et sait même se résoudre aux plus sévères privations chez le petit cultivateur. C’est un des miracles de la petite propriété. Sur cette terre lieta e dilettosa, comme parlait le Tasse, mais rude à ceux qui la cultivent, le paysan tourangeau n’épargne pas sa peine. Nous avons vu, à certains jours, tout ce monde, hommes et femmes, courbés durant de longues heures sur la vigne ou sur le sillon : attitude qui, à force de se prolonger, laisse trop souvent des traces durables; nulle part, peut-être, on ne rencontre plus de ces gens à qui le corps déformé fait donner le nom de ployés dans le langage du pays. D’intrépides travailleuses se tiennent inclinées ou couchées sur la terre, soit pour ramasser l’herbe qui nourrit leur vache, soit pour accomplir telle besogne rustique; vous les voyez se chargeant peu à peu, se relevant avec une pénible lenteur et marchant pliées sous le faix. Au retour, la plupart de ces femmes, presque épuisées de fatigue, ne trouvaient, dans l’année où nous visitions la Touraine, éprouvée par une série de mauvaises récoltes, pour se réconforter, que des légumes cuits sans beurre, et comme boisson l’eau arrosée de quelques gouttes de vinaigre. Les hommes affirment, ce qui n’est pas bien sûr, que ces femmes sont plus résistantes qu’eux-mêmes, explication toujours commode, mais beaucoup paraissent un peu chétives, leur courage les soutient. Le petit cultivateur, peu aisé ou dans les momens difficiles, prend d’ailleurs aussi sa part de privations. Il ne commence pas par prélever, comme le fait trop souvent l’ouvrier des villes, la part du cabaret. On ne doit pas croire d’ailleurs que ces observations expriment la moyenne de l’aisance ; on verra que le niveau général est meilleur, mais il est certain aussi que les occasions d’exercer ces qualités d’application, et de sobriété dans la quantité et la qualité des alimens, sont loin d’être rares pour une partie nombreuse de la classe rurale en Touraine.
L’état de l’instruction et des mœurs dans cette population agricole est assez en rapport avec ce que je viens de dire d’elle d’une manière générale. Elle a mis un peu de mollesse et de lenteur à s’instruire, sans avoir, au même degré que d’autres provinces, l’excuse habituelle des mauvais chemins. Mais les distances étaient quelquefois longues dans cette contrée, où la densité de la population est assez faible. Le département d’Indre-et-Loire figurait au nombre de nos départemens peu lettrés, il y a quelques années seulement, sans que l’on en aperçoive de raison suffisante ailleurs que dans une certaine indifférence apathique de la part des campagnards qui rendait la fréquentation de l’école au moins fort intermittente. Naguère on constatait que le tiers des conjoints ne savait pas signer, et j’ai trouvé une commune, non loin de Tours, dans une partie du pays à laquelle la propriété riche et aisée donne l’air le plus civilisé, où la plupart des témoins sont dans la même impossibilité. Le chiffre, longtemps stationnaire à 17.71 pour 100, des conscrits illettrés s’est abaissé ces dernières années à 13.7 pour 100, et il n’est pas difficile de prévoir que d’ici à peu d’années cette absence des notions primaires sera la très rare exception. On ne peut pourtant méconnaître que, même avant la loi qui rend l’instruction primaire obligatoire, le mouvement qui portait à l’école s’était extrêmement accru. La population scolaire avait monté à 81,315 enfans. Seulement la réalité restait au-dessous de ce chiffre assez imposant. On comptait environ 4,000 enfans, en âge d’être instruits, qui avaient échappé à l’inscription. Les présences ne dépassaient pas 23,000 par mois sur 29,000 inscrits. La moyenne de la fréquentation était de 8 mois 1/2 pour les garçons, de 9 mois 65 pour les filles, dont l’assiduité un peu plus grande tient sans doute à ce qu’elles sont moins requises pour les travaux des champs. Les élèves gratuits se montraient, vers la même date de 1880, moins exacts que les payans, ce qui était d’ailleurs l’ordinaire. On se plaignait de la difficulté du recrutement des instituteurs laïques, et on regrettait l’insuffisance des écoles normales, en accordant des éloges à celle qui est établie à Loches. L’enseignement agricole a encore bien des lacunes à combler en Touraine. Celui de l’horticulture pourrait, en se développant, avoir de l’avenir dans ce pays où l’aisance de nombreux propriétaires a fait des fleurs et des jardins d’agrément l’objet d’une recherche particulière.
Au moment où nous quittons à peine les populations rurales de la Normandie, de la Picardie, de la Bretagne, nous éprouvons un véritable soulagement à rencontrer une population agricole où l’abus des boissons alcooliques présente des proportions aussi modérées qu’en Touraine. Le département d’Indre-et-Loire n’est pas exempt, dans la carte de l’intempérance alcoolique dressée par le docteur Lunier, d’une légère teinte rouge, mais c’est un vice relativement peu développé, quoique les crimes et la folie y aient aussi leur contingent. On peut favoriser d’une note assez satisfaisante un département qui se classe seulement le soixante-troisième dans la triste gradation établie par l’intempérance entre nos départemens français. Les plaisirs recherchés par le campagnard, sans être très relevés, sont en général moins vils que la grossière ivresse. Il aime, surtout dans la jeunesse, les assemblées et les fêtes avec passion, et les villageois qu’on empêche de danser étaient en Touraine un trop bon thème d’opposition pour qu’on le laissât échapper. Les jeunes gens s’y plaisent, pas toujours peut-être aussi innocemment que le prétend l’auteur de la spirituelle pétition, pour qui l’idylle n’est peut-être ici qu’une variante et une aggravation de la satire. La coquetterie, défaut favori de la jeune fermière ou de la simple servante, est une des causes très marquées de leur émigration vers les villes. La lingerie, les modes, la couture, la confection des gants, en enlèvent un grand nombre à la vie des champs. Cet amour du plaisir, de l’existence facile, des distractions, n’entraîne pas peut-être à des désordres plus graves qu’ailleurs, et ce serait un sujet d’étude pour le statisticien moraliste et physiologiste que de rechercher si l’apathie, la langueur de certaines races molles et lymphatiques n’est pas encore plus fatale aux mœurs que ces divertissemens qui donnent pourtant aux passions de la jeunesse de dangereuses occasions de se satisfaire. On serait tenté de croire qu’avec la liberté un peu relâchée des habitudes, le nombre des naissances illégitimes atteint en Touraine une moyenne assez élevée, tandis qu’en réalité elle l’est peu, et que la plus grande part revient à la ville de Tours. Quant aux unions illicites de quelque durée, c’est chose pour ainsi dire inconnue dans nos campagnes, où l’opinion ne les tolère pas et où le mariage consacre et répare sans retard les écarts de conduite. Dans le mariage même, la fécondité se maintient dans une moyenne qui n’en atteste déjà que trop pourtant la diminution, sans aller jusqu’à cette restriction dans le nombre des enfans portée à ce point de n’en avoir plus qu’un ou deux par ménage. Le nombre des naissances était de 6,760 en 1882, et celui des décès de 6,121; c’est moins que dans certains départemens, qui ne réparent même pas leurs pertes, mais c’est un résultat encore médiocrement satisfaisant. On comprend que, dans de telles conditions, l’émigration, sauf dans les villes voisines, soit très peu abondante ; il n’y avait que quinze habitans en 1881 qui émigraient hors de la France.
A mesure que nous avançons dans ces études rurales, nous arrivons à nous convaincre que ce qu’il y a encore de mieux dans la population de nos campagnes, c’est la femme. La même conclusion n’est pas douteuse pour la classe ouvrière des villes dans la majeure partie des cas. La femme a certainement, dans le ménage agricole comme dans le ménage ouvrier, moins de vices que le mari, et elle a aussi le plus souvent des qualités mieux soutenues de travail, d’économie, de tempérance, de fidélité et, bien entendu, de douceur. La vie et la maternité lui donnent le sérieux qui, dans la province que nous étudions, lui manque parfois dans sa jeunesse. La femme trouve, en outre, dans la vie rurale les préservatifs qu’elle n’a pas dans les villes. Elle ignore, même au sein de l’aisance, le détachement du foyer, l’absence des soins domestiques, le désœuvrement et les loisirs frivoles, qui, dans nos classes riches, font le charme exquis de quelques-unes, mais qui sont aussi des causes de corruption. L’honnête ménagère, placée au-dessous de la fermière riche, déploie les mêmes qualités d’ordre et de bonne gestion sur le plus modeste théâtre. En Touraine, elle a plus de propreté et de soin curieux du logis qu’en Bretagne. La femme de l’ouvrier rural s’y montre une incomparable raccommodeuse. Elle ne tire pas un meilleur parti d’un plat qu’elle prépare avec économie que d’un vêtement de travail à l’usage de son mari ou de ses fils, auquel elle excelle à procurer une longévité sans terme assignable. Il est rare qu’elle-même soit tout à fait mal mise; elle fuit les haillons, les vêtemens sordides; sauf chez celles qui sont dans une situation tout à fait misérable, il semble que le niveau d’élégance, observé dans cette province aux traditions distinguées maintenues par un passé aristocratique, empêche la négligence d’atteindre à ce point où le soin de la personne et le souci de plaire disparaissent entièrement.
Si je ne craignais de me répéter, je dirais qu’en somme le principal reproche qu’on peut adresser à cette classe rurale du pays tourangeau, c’est un peu de médiocrité, des sentimens moins profonds que les manières ne sont avenantes, ce manque de chaleur morale qu’on ne pardonne jusqu’à un certain point que lorsque le sérieux et la solidité du fond attestent du moins la trempe ferme des affections et des caractères. Le paysan tourangeau n’est pas étranger à ces qualités et il serait injuste de les lui refuser toujours, mais on peut reconnaître qu’elles ne sont ni très générales ni très souvent portées à un degré fort élevé. Il reste en tout en-deçà plus qu’il ne va au-delà, et l’état même de la criminalité ne dément pas cette sorte de moyenne : il en montre le niveau, non pas extrêmement haut, mais peut-être moins réduit que dans d’autres provinces, et il établit entre les genres de crimes mêmes une espèce d’équilibre. Je me hâte d’ajouter que beaucoup, la plupart même de ces crimes, mis au compte du département, sont imputables aux villes, si on a égard au chiffre respectif de la population, — et que beaucoup le sont aux étrangers résidons. La Touraine offre un des exemples les plus accrédités des efforts faits pour moraliser l’enfance et la jeunesse qui ont failli et qui inspirent des craintes pour leur avenir et la sécurité sociale. En visitant la colonie de Mettray, à la fois agricole et pénitentiaire, nous avons rendu hommage une fois de plus à la philanthropie éclairée de ses fondateurs et de ses directeurs, et pu faire justice de reproches peu fondés en constatant les excellons résultats obtenus. La discipline morale et matérielle à laquelle est soumise cette jeunesse plutôt égarée en général que dépravée n’est pas la négation de la famille. Il faut bien se dire que la famille est nulle ou presque nulle comme direction pour ces enfans et même qu’elle est trop souvent corruptrice. Cette éducation habitue et façonne à la règle des natures facilement entraînées au vagabondage, et au mal par suite des mauvais instincts qu’il développe. Elle met, dans une véritable ferme-école, un métier aux mains de jeunes gens, qui, grâce à cet apprentissage, se rendent utiles à eux-mêmes et à la société, dont ils avaient bien des chances de devenir le fléau. Le régime qui a été appliqué à cette colonie, et qui seul lui convient, est celui d’une direction attentive, bienveillante et ferme, et comme une paternité sévère. L’écueil serait dans un certain relâchement assez conforme aux idées du jour, ou dans un régime militaire à l’excès, qui agirait sur l’extérieur plus que sur le fond même, qu’il faut modifier avant tout. Il y a là des précédens et une tradition qui peuvent servir de règle à l’avenir.
Pour donner une base à nos conclusions sur l’état économique de l’ensemble des régions qui composaient l’ancienne Touraine, le mieux est de l’observer dans ces circonscriptions qui, sous la dénomination administrative d’arrondissemens, ont conservé leur caractère bien distinct. La plus riche est celle à qui le chef-lieu a donné son nom et sert de centre. Constamment en rapport avec la campagne par la circulation des habitans comme par l’échange des denrées, nulle part le sol n’a plus de valeur que dans l’arrondissement de Tours ; nulle part l’industrie ne s’associe dans une mesure plus considérable à l’agriculture. De nombreux cours d’eau parcourent cette belle vallée, et l’Indre y fait mouvoir plusieurs usines, en même temps qu’elle contribue à lui donner sa physionomie et à lui communiquer un charme particulier. Balzac s’en est fait pour ainsi dire le poète dans les romans qu’il s’est plu à y placer comme dans un centre favori, et décrit cette douce rivière qui n’est ni trop large ni trop étroite, qui, profonde et pure, n’est bruyante qu’aux écluses et rapide qu’aux pieds des moulins, et qui serpente dans la prairie à l’ombre des bouquets d’arbres entre des collines couronnées de bois, de châteaux, et çà et là coupées de brèches où débouchent de champêtres vallons. La Loire, — le fleuve royal, comme on l’a plus d’une fois appelé, — le fleuve national, comme on peut le désigner plus historiquement, — parcourt avec sa majesté calme, quand elle n’en sort pas par de violentes inondations, une partie de l’arrondissement. Au sortir du département de Loir-et-Cher, elle nous apparaît à Amboise. C’est là que la Touraine commence à prendre son véritable aspect. Amboise est un de ces villages-villes dont abonde cette province. Après Blois, qui appartient à un autre département, on y rencontre le premier château qui se présente avec ses souvenirs historiques. Dans ce château d’Amboise, Charles VIII, échappé à la prison de Plessis-lès-Tours, n’eut que le temps de rêver des embellissemens qu’il laissait à d’autres la tâche d’accomplir après sa mort précoce et fortuite. Il faut vraiment faire effort pour évoquer les images tragiques et sanglantes que réveille Amboise au temps des guerres religieuses, tant elles sont en désaccord avec une si calme nature. Rien qui ne respire la paix, le travail et la fécondité. La petite ville d’Amboise n’est animée que par une industrie qui se rattache en partie à l’agriculture. La principale fabrication, celle des pressoirs, dirigée par MM. Mabille, n’est en quelque sorte qu’une annexe de la production viticole. Les ouvriers des diverses industries forment le quart de la population. Eux-mêmes se ressentent favorablement du voisinage de la campagne. Ils ne paient pas leur logement trop cher ; ils jouissent d’un jardin moyennant une vingtaine de francs qui s’ajoutent au principal du loyer; ils ne diffèrent pas trop par leurs mœurs, en général rangées, de la population rurale, sans être tout à fait aussi économes. Les maisons des paysans, que nous visitons sur la hauteur, ont l’air propre et agréable. La forêt d’Amboise abandonne quelques-unes de ses lisières à la culture envahissante. A peine en a-t-il acquis quelques mètres, le paysan y sème l’avoine pendant trois ou quatre ans; puis, quand le sol est nettoyé,* débarrassé de ses racines, il y plante la vigne. Sur ce territoire, la bonne terre se vend 3,000 francs l’hectare dans la vallée, 2,500 sur les plateaux, les prairies valent entre 3,500 et 4,000, les vignes entre 3,000 et 5,500; elles rapportent, dans les années passables, 4 ou 4 1/2, les céréales 3 ou 2 1/2. C’est là, au dire des habitans eux-mêmes, ce qu’on appelle « un bon pays. »
L’arrondissement de Tours offre un mélange de parties admirablement fertiles et de terres ingrates qu’on appelle la Gatine. Rien n’est moins en rapport avec l’idée que donne d’elle la Touraine. La terre végétale y a peu de profondeur ; les étangs y remplacent les ruisseaux et les sources ; çà et là, on aperçoit le minerai de fer, et presque partout des champs en friche, des landes stériles. Des bois étendus couvrent les cimes, où on trouve peu d’habitans. Mais, si on excepte ces terres, d’une transformation difficile, presque partout la culture se déploie sous toutes les formes. Les vignes de Joué et de Vouvray jouissent d’une réputation déjà ancienne et donnent lieu à un revenu assez élevé, mais inégal. Les arbres à fruit partagent le même privilège. Les céréales, la prairie, les vignes surtout, constituent la richesse de ces cantons, auxquels fait un peu trop défaut l’élève du bétail. Le Maine, l’Anjou, le Poitou, fournissent une partie notable de la race bovine ; l’espèce ovine est, en général, tirée du Berry et de la Sologne. Le canton de Châteaurenault produit pourtant des chevaux qui se rattachent à la race percheronne, mais que l’éleveur vend à l’âge de six mois, faute de suffisans pâturages. On doit reconnaître aussi qu’à certaines inégalités dans la fertilité se joignent d’une manière extrêmement marquée les inégalités entre les fortunes. Telles exploitations témoignent d’un effort constant pour se mettre au niveau des méthodes les plus avancées ; telle étendue du territoire ne montre que fermes bien tenues, dont les habitans respirent l’aisance ; dans ces cas, presque toujours le propriétaire dirige son personnel, connaît le paysan, le visite, s’occupe lui-même du perfectionnement de l’outillage. Non loin de là se rencontrent des exploitations beaucoup moins brillantes. De là de remarquables écarts dans la valeur des terres, qui oscille entre 3,000 et 6,000 francs l’hectare pour la prairie et les vignes, pour les bonnes terres labourables entre 2,000 ou 3,000, pour les moyennes entre 1,000 ou 2,000, entre 500 et 1,000 pour les passables. On pourrait presque partout, dans ces parties moins bien exploitées, formuler ainsi le résultat général : les grands propriétaires tirent peu de leur propriété, les moyens vivent de la leur ; les petits en vivent et font des épargnes.
Au sud-est du département, s’étend l’arrondissement de Loches. La ville attire les curieux par les ruines imposantes de son château et de ses hautes tours, avec ses sinistres évocations de prisons et de tortures. Le tombeau d’Agnès Sorel éveille des idées moins sombres. C’est l’image de la beauté endormie, plutôt que de la mort avec ce qu’elle a de grave et d’austère. L’inscription ne rappellerait que de profanes souvenirs, si, comme d’autres favorites, la belle pécheresse n’eût répandu les aumônes dans son entourage. L’œil s’attache avec plaisir à la pittoresque ceinture de coteaux et de rochers superposés, mais la perfection de l’agriculture n’est pas en rapport avec la beauté du pays. Assez avancée près des centres, elle devient arriérée dans la campagne. L’arrondissement de Loches est le moins fertile des trois qui forment le département d’Indre-et-Loire, ce qui s’explique en grande partie par le sol aride et sablonneux des plateaux. A l’extrême division du sol dans la vallée de la Loire correspond ici la grande et même la très grande propriété qui rend les terres de 1,000 et de 2,000 hectares assez communes. On remarque l’aspect désert de la région qui occupe l’angle méridional du territoire. C’est la Brenne, pays de landes, de bois, d’étangs malsains, de fièvres paludéennes. Dans sa plus grande étendue l’arrondissement de Loches demeure un théâtre encore ouvert aux conquêtes de la grande culture. Depuis plusieurs années, et surtout depuis le passage du chemin de fer, de riches Parisiens ont acheté des terres dans cette partie moins favorisée de la Touraine et s’efforcent de les mettre en valeur ; mais on en est resté longtemps aux essais, et on n’a pu signaler que des succès partiels. La situation s’est améliorée depuis vingt-cinq ans, sans s’être encore suffisamment modifiée. Plusieurs domaines importans ont été créés ou perfectionnés. La prairie s’est développée ainsi que l’élève des chevaux. Les pépinières et les fleurs y forment l’objet d’un commerce étendu qui approvisionne les jardins d’agrément qu’on trouve assez fréquemment dans cette région habitée par de riches propriétaires qui y ont leur résidence d’été. On nous y signale comme un fait commun la vente des terres par morceaux ; il n’y a pas lieu de s’en plaindre toujours, en raison de l’étendue exceptionnelle de certains domaines.
Située aux bords de la Vienne, la petite ville de Chinon rappelle le XVe siècle par quelques-unes de ses maisons et ne peut se séparer du joyeux patronage de Rabelais, qui y naquit. Des pensées plus sévères s’élèvent à la vue du coteau que dominent les ruines du château de Charles VII, où Jeanne d’Arc fit sa première apparition. À ces ruines intéressantes la ville a fait un cadre charmant de verdure ; on découvre de là l’admirable panorama qui s’étend de tous les côtés et place sous les yeux toute la variété des cultures de ce beau pays. Voisin de l’Anjou et du Poitou, l’arrondissement de Chinon montre la Touraine sous un aspect tout particulier. Les collines sont élevées ; les ondulations s’accentuent, les plaines s’élargissent, les champs ont souvent un air brillant de prospérité. Ce n’est plus la prairie du cours de l’Indre, mais un superbe verger, composé de vignes, de chanvre, d’oseraies, de plantations de toute espèce. Nulle part en Touraine le prunier et surtout le noyer n’apparaissent avec tant d’abondance. Ces innombrables noyers qui couvrent les terres hautes produisent annuellement plus de 300,000 décalitres de noix. L’huile de noix est la seule employée par la plus grande partie de la population. Sur les coteaux de la Vienne s’étagent de nombreux vignobles, parmi lesquels on distingue ceux qui produisent les vins dits de Chinon et de Bourgueil. Les terres à blé s’étendent sur les plateaux, particulièrement dans les cantons de Richelieu et de Sainte-Maure, mais de manière à suffire à peine à la consommation du pays. C’est à la diversité des cultures de tout genre que l’arrondissement de Chinon doit sa principale richesse. Peu de régions égalent ce territoire pour l’abondance et pour la beauté des fruits, qui réunissent toutes les espèces auxquelles la Touraine doit en ce genre son antique renommée. À ces sources de revenus s’en est ajoutée une toute différente dans l’élevage ; il s’est beaucoup développé jusqu’aux circonstances récentes qui ont amené une sorte d’arrêt.
L’état de la propriété, l’étendue des terres, leur mode d’exploitation par le fermage et le métayage, la situation des ouvriers ruraux appellent des remarques plus générales. La grande culture, qu’il ne faut pas d’ailleurs confondre toujours avec la grande propriété, comprend en Touraine un vingtième, la moyenne six vingtièmes et la petite à elle seule treize vingtièmes des terres. La dénomination de grandes propriétés est attribuée à des domaines d’une vaste étendue, fort au-dessus de ce qui forme la moyenne jugée nécessaire pour recevoir cette qualification. Cette propriété porte le nom de « grande » dans certains départemens avec 50 hectares : il en faut plus de 100 pour mériter ce nom dans le département d’Indre-et-Loire, où on trouve en assez grand nombre des domaines de 300 hectares et au-dessus ; il en est même plusieurs qui atteignent à 500. La moyenne propriété commence à partir de 100 à 120 pour s’arrêter à une trentaine, et la petite va de 20 à 30, puis vient ensuite la propriété parcellaire. C’est en établissant le calcul sur ces bases qu’on trouve les proportions relatives ainsi déterminées : une grande propriété pour 60 moyennes et 200 petites.
Chacun de ces genres de propriétés prête au surplus à des observations très caractéristiques. On ne saurait assimiler le grand propriétaire tourangeau à celui de la Bretagne et de quelques autres provinces voisines. Nous remarquions que la Touraine a conservé sa force d’attraction sur les riches habitans des villes et spécialement sur les Parisiens, qui y acquièrent volontiers des domaines. Le château, sans être celui d’autrefois, avec son luxe seigneurial ou princier, y garde une place plus grande que dans la plupart des autres provinces et y conserve une sorte d’aristocratique distinction, La minorité seule de ces propriétaires châtelains s’occupe directement de l’exploitation, mais on en rencontre un certain nombre qui consacrent une partie de l’année au soin de leur domaine et qui contribuent par là à augmenter leur propre revenu; ils exercent une action profitable au pays environnant. Quelques-uns de ces modernes châtelains ont, en revanche, sous l’empire des souvenirs de l’époque des Valois, montré une préoccupation trop exclusive pour les embellissemens, pour les restaurations ou les imitations du passé ; quelques-uns mêmes s’y sont ruinés. Peut-être aurait-on voulu de la part de la grande propriété, durant la période prospère, plus d’initiative, plus d’encouragemens aux fermiers, plus de perfectionnemens donnés à la culture. La moyenne propriété, de son côté, à défaut des aspirations ambitieuses, aime le confortable. Pourtant, si assez ordinairement le moyen propriétaire sacrifie à ses aises, il néglige rarement ses intérêts. Le type le plus original est certainement offert par le petit propriétaire tourangeau, surtout par le vigneron parcellaire. La culture très morcelée de la vigne influe extrêmement sur son sort. La petite ferme du vigneron parcellaire présente fréquemment, d’une année à l’autre, le spectacle de l’aisance ou celui de la gêne. La nourriture, la boisson, l’humeur même s’en trouvent modifiés sensiblement. Cet excessif morcellement donne à la valeur des terres une mobilité qui l’affecte instantanément dans la proportion de plus d’un tiers. Ces soubresauts ont leur contre-coup moral par l’effet toujours fâcheux d’une part trop grande faite à l’aléatoire. On se demande, — et ce phénomène s’observe fréquemment sur le territoire de Chinon ; — si c’est un petit propriétaire ou un ouvrier rural que ce vigneron parcellaire qui possède quelques ares. En réalité, il est à la fois ou tour à tour l’un et l’autre, tant il se fait entre les deux états un roulement perpétuel ! Atteint par deux ou trois mauvaises années, ce petit vigneron, à l’aise quand il y avait abondance, mais à qui manque le capital, n’a rien de plus pressé que de vendre. Cette surabondance de ventes simultanées avilit les prix sans aucune mesure. Tel est, dans ce genre de culture, excellent d’ailleurs quand aucun fléau ne l’éprouve, le principal inconvénient du morcellement extrême. La culture en souffre bien moins qu’on ne pourrait croire ; elle s’accomplit dans de bonnes conditions, grâce au travail personnel le plus persistant, et la vigne se prête à cette division du sol ; mais ce qui souffre, c’est ce détenteur parcellaire trop facilement vulnérable au moindre choc de la mauvaise fortune. Un tel état a ceci de particulier que la situation n’est jamais ni certaine, ni désespérée. On est tenté de s’écrier par momens que tout est perdu ; rien ne l’est. De nouvelles épargnes se reforment assez vite. Ce sont alors ces mêmes paysans, ou d’autres plus heureux, qui se représentent pour acheter les mêmes morceaux de terre en circulation, auxquels ils mettront un prix quelquefois beaucoup trop élevé. Je répète qu’il est regrettable que l’agriculture présente cette condition aléatoire. La terre n’est pas une valeur de bourse. Un certain degré de fixité est au nombre des meilleurs élémens moraux et matériels de la vie du cultivateur. Peut-être faut-il louer pourtant le petit vigneron, en général aujourd’hui, d’aimer mieux vendre qu’emprunter à des conditions trop onéreuses. Cette crainte d’avoir affaire à l’usurier est particulièrement forte chez la femme. La terreur qu’inspire l’usurier rapace ne date pas d’aujourd’hui, elle paraît déjà dans la prière que le vieux rimeur Pibrac met dans la bouche de la femme d’un cultivateur, lorsqu’elle demande à Dieu chaque soir que sa bonté daigne
En douce paix tenir sa petite maison,
Que leurs enfans communs les tavernes hanter
Ne vueillent, ni jamais les truans fréquenter,
Que la fille qui jà preste à mary se monstre
Avec petite dot par heureuse rencontre
En honneste maison ils puissent héberger
Chez quelque laboureur ou chez un bon berger :
Que l’usurier meschant qui dès longtemps aguigne
Et hume de ses yeux le closeau de leur vigne
En ses papiers journaux ne les puisse accrocher...
La tendance à la subdivision des terres s’est, en définitive, développée outre mesure. On comptait, en 1864, 72,028 mutations : le nombre en montait, dès 1866, à 76,367. Les épargnes n’ont pas cessé en Touraine, contrairement à ce qu’on voit dans d’autres contrées en France, de se porter sur la terre. Il y a là quelque excès, et les écoles qu’a pu faire le paysan par de mauvais placemens mobiliers ne devront pas le dégoûter des placemens opérés avec plus de sagesse.
Le faire-valoir, le fermage à rente fixe et le métayage se partagent la culture dans la Touraine. L’exploitation directe se confond le plus souvent avec la moyenne et toujours avec la petite propriété, qui réunit dans un seul cultivateur la rente du sol, le fermage et le salaire. Les fermiers forment plusieurs catégories très inégales par l’étendue des domaines pris en location, comme par la situation de fortune. Plusieurs sont riches et parfois possèdent des terres, c’est la minorité ; d’autres sont aisés dans leur façon de vivre, mais disposent de peu d’avances à faire à la culture; beaucoup sont gênés de toute manière. Il est certain que nombre de ces fermiers, durant la période prospère, ont réalisé des bénéfices ; on en cite qui, après deux ou trois baux, avaient acquis une honnête aisance. Aujourd’hui, les exploitations de 60 à 80 hectares et audessus sont exposées à demeurer vacantes, et des terres d’étendue moindre encore subissent elles-mêmes d’assez fortes réductions.
Quoique le fermage domine en Touraine, surtout au nord de la Loire, le métayage occupe encore un terrain assez étendu, particulièrement sur la rive gauche du fleuve. Les métairies du nord et celles du sud diffèrent sensiblement. Dans le nord, pays vignoble, elles ne sont que de 5 à 15 hectares ; dans le sud, pays de cultures variées, elles sont de 40 à 50. C’est sur le territoire de Loches que le métayage a son principal foyer, avec ses caractères traditionnels, ses usages locaux, modifiés partiellement, depuis vingt ans surtout, autour de la ville. On y appelle grande métairie celle qui renferme 40 ou 50 hectares. On y compte en général un personnel composé de trois hommes, trois femmes, un enfant, une bergère, et quelquefois un aide pris par le métayer pendant trente ou cinquante jours pour lever la récolte et surveiller ses intérêts. J’achèverai de donner une idée du degré d’importance de ces exploitations en ajoutant qu’il s’y trouve en général un cheptel vivant composé de deux chevaux ou bœufs, de six vaches, de quarante moutons ou brebis, de porcs assez nombreux ; ce qui, en y joignant le cheptel mort, formé des différentes parties de l’outillage, donne une valeur d’environ 6,000 francs, chiffre assez considérable par comparaison au métayer du nord de la Loire, qui n’a que son travail, ou du moins figure, pour le capital, au plus bas degré de l’échelle. Il est fort heureux que son peu de besoins l’empêche de trop souffrir d’une gêne relative. D’ailleurs, il ne manque pas d’une nourriture saine en quantité suffisante, d’un vêtement, d’un logement et d’un mobilier qui représentent la pauvreté plutôt que la misère ; on est même surpris d’apprendre que ce petit cultivateur de la partie nord d’Indre-et-Loire parvient plus d’une fois, — on nous dit même assez fréquemment, — à réaliser quelques économies. Mais nulle situation n’est plus dépendante; il ne peut acheter ou vendre une tête de bétail sans l’assentiment du propriétaire. Congéable à merci, il est dans la main du maître. La réalité corrige, il est vrai, plus d’une fois ce qu’il y a d’excessif dans cette dépendance. Si, d’un côté, le maître n’a guère coutume de lui donner une direction quelconque et reste le plus souvent étranger à son domaine, circonstance nuisible à la culture, il laisse, par cette abstention, les coudées franches à ce travailleur persévérant et parcimonieux, qui s’en tire à force de labeur. Des métairies de 100 à 200 hectares sont excessives, l’expérience le prouve, et il est dangereux d’aller au-delà de 40 ou 50. Cette limite est la plus habituelle peut-être sur le territoire de Loches, il est certain pourtant qu’elle est souvent aussi dépassée.
Tandis que la rente foncière baisse, que le fermier souffre sur plusieurs points, le salaire de l’ouvrier se maintient, il s’est même encore élevé en Touraine depuis vingt ans : confirmation de la loi économique, qui fait que « la part proportionnelle du travail va toujours augmentant, celle du capital se resserrant davantage.» d’après l’enquête agricole de 1866, le salaire avait déjà presque doublé dans ces campagnes pour les journaliers et pour les domestiques à gages fixes. Les causes de cette élévation étaient, d’après le témoignage unanime, la rareté de la main-d’œuvre attribuée aux grands travaux publics et à l’attraction permanente des villes, devenue plus sensible à mesure que les nouvelles voies de communication en rendent l’accès plus facile. Jeunes garçons dégoûtés du travail des champs et entraînés par l’ambition de devenir commis de magasin ou même pour leur propre compte possesseurs de quelque boutique; jeunes filles séduites par l’attrait d’un travail moins rebutant et moins monotone, et par le genre d’appât qu’offrent les plaisirs des centres populeux, tel était le tableau qui se déroulait dans toutes les dépositions. On peut dire qu’il n’a pas changé et que ces mobiles ont gardé leur puissance dans ce pays tourangeau, où le goût de la vie facile et du plaisir dans la jeunesse est toujours de tradition, tant que le frein du travail et du calcul ne s’est pas encore fait sentir. Cette rareté de la main-d’œuvre devait avoir pour conséquence l’emploi d’un certain nombre de travailleurs étrangers à la France et au département. Elle a contribué aussi au développement, dans une mesure encore trop faible, des machines agricoles, qui n’ont exercé aucune influence contraire au taux des salaires ; nous le trouvons fixé à des chiffres qui sont au nombre des meilleurs pour l’ouvrier rural que présentent nos départemens; on ne le trouve plus haut que dans les départemens les plus rapprochés de Paris. En se reportant aux chiffres que nous avons constatés pour la Bretagne, on pourra juger de la différence considérable établie au profit de l’ouvrier rural tourangeau, soit qu’il s’agisse d’un travail à forfait, soit que le prix en soit réglé à la journée, soit que la nature des engagemens donne lieu à une rétribution fixe pour une année. Nous trouvons une paie de 15 ou 16 francs pour le fauchage des prés à l’hectare, et de 27 à 30 pour la moisson. Quand le prix est réglé à la journée, il est de 2 fr. 50, de 3 francs, même de 5 pendant la moisson, sans compter plus d’un accessoire qui ne laisse pas d’augmenter le taux de la rétribution. Un vigneron à l’année, qu’on ne nourrit pas à la ferme en temps ordinaire, veut être, pendant les vendanges, nourri, logé, il reçoit en surplus pour 25 ou 30 francs de déchets de la vigne ; et il gagne de 800 à 900 francs. L’élévation dans les gages fixes paraît avoir été pour le moins en rapport avec celle des salaires du journalier, quand on voit, par exemple, le garçon charretier gagner, nourri, environ 400 à 450 francs, assez fréquemment même 500 et 600 francs. Les divers travaux à la journée reçoivent une paie inconnue autrefois. Ainsi, dans les bois, la journée d’un bûcheron actif, exploitant un taillis, peut lui rapporter de 5 à 6 francs. Quant aux femmes, elles reçoivent, non nourries, de 2 francs à 2 fr. 50; nourries, de 1 fr. 25 à 1 fr. 75. C’est environ le double du salaire de la femme bretonne. Les enfans ont peut-être encore plus gagné proportionnellement, parce que leur concours est devenu de plus en plus nécessaire, si faible, si inexpérimenté que leur travail soit le plus souvent. On les emploie aux champs à peine sortis de l’école, et ils gagnent 225 à 250 francs; à l’âge de dix-huit ans, ils en gagneront de 400 à 450, parfois 500 ou 600 au moment du tirage au sort[2]. Au retour du service militaire, ils ne tardent pas à se marier, achètent un petit bien. Les gages des filles de ferme ont suivi une progression non moins considérable. Elles gagnaient 140 francs il y a vingt ou vingt-cinq ans; leurs gages sont aujourd’hui de 300. L’époque de la vendange enchérit naturellement la main-d’œuvre, surtout quand la récolte est abondante. Il est facile de se convaincre d’ailleurs, par ce qu’on sait du passé, que ces hausses passagères de salaire que produit la moisson ne sont pas une nouveauté. Dans les pays vignobles de la Loire, on payait la journée de vendangeuse 12 sols en 1710, 18 en 1714, 22 en 1720. Cette même année, les hotteurs ou hottiers reçurent 50 sols[3], prix énorme pour l’époque. A l’évocation de ces vieux souvenirs ajoutons aussi une coutume qui n’était pas sans inconvéniens et qu’on voit établie partout au dernier siècle sur les bords de la Loire. Quand la récolte était abondante, on faisait appel pour la vendange aux femmes des villes voisines. Rien n’est moins édifiant que ce qu’on rapporte sur ces vigneronnes improvisées, toujours chantant, et ne se faisant faute de tenir des propos obscènes. Elles « travaillaient surtout de la langue et de la mâchoire, » nous dit un vieil auteur, et il leur arrivait de manger les raisins au lieu de les cueillir. La malice villageoise les appelait « panses de moutons. » Ces vendangeuses de la ville revêtaient un costume de paysanne pour s’engager, dans l’espérance qu’on y verrait une garantie ou une promesse de travail et d’honnêteté[4]. La vendange constituait alors, comme aujourd’hui d’ailleurs, mais peut-être avec plus d’importance encore, un épisode dans la vie de l’ouvrier rural tourangeau : épisode où la gaîté se mêlait au travail et qui devait avoir ses poètes en français et en latin. On peut recueillir quelques traits exacts, faute de mieux, dans les vers, ou, si l’on veut, dans la prose rimée de Claude Gauchet, aumônier du roi. On y voit le ménager, c’est-à-dire le petit ou moyen cultivateur de vignes, prévoyant une belle journée, retenir ses vendangeuses pour le lendemain, le « conducteur de la joyeuse bande » assigner à chacun sa tâche, surveiller les filles, qui, «friandes de nature et gloutes, » en cueillant des raisins.
N’en séparent point trois qu’ils ne mangent de deux.
C’est le même rimeur qui nous montre, ce qu’on voit peut-être plus encore qu’autrefois, les femmes actives au travail sur leur coin de terre.
Marion qui son bien plus que sa beauté prise,
expose son teint aux ardeurs du soleil, travaillant « comme un homme, d’un bras qui n’est point mollement engourdi. » La description assez plate qu’il fait d’un retour des vendangeuses, après une journée de travail prolongée jusqu’à la nuit, n’a pas perdu le même caractère de réalité :
Aussitôt vous voyez chacun trousser bagage,
Et, le panier au bras, retourner au village ;
Les filles d’un côté se prenant par la main
En chantant sans chômer la chanson en chemin.
Une description de la condition matérielle de nos campagnes ne serait pas complète si elle ne renfermait les traits principaux qui se rapportent au régime et à la façon de vivre des paysans. Leur nourriture en Touraine se compose de porc salé, de légumes, de fromage, d’un pain dont la qualité s’est améliorée depuis vingt ans, de piquette ou d’une boisson faite avec des fruits cuits ou du marc de raisin. Le vin n’est la boisson habituelle que chez les plus aisés. On évalue, dans cette partie qui possède un peu de bien-être, a une livre par semaine et par tête la consommation de la viande de boucherie. A la ferme, l’ouvrier est devenu exigeant. La viande de bœuf lui est servie une fois par jour, et souvent à deux repas. L’usage du café, naguère assez peu développé, partout se répand depuis peu d’années. La bière n’est guère connue, excepté dans les cabarets. On doit reconnaître que les libations ne sont abondantes que les dimanches et les jours de fête, mais l’usage des festins, plus copieux dans les jours de nopces, ne s’est pas perdu au pays de Gargantua dans la classe des petits cultivateurs, chez qui le poulailler et la basse-cour fournissent à la table un supplément copieux, sinon très varié, en ces jours de gala. Ce régime suffit à faire une race saine, assez forte, sans être extrêmement vigoureuse, et en général à l’abri des infirmités qui créent pour le service militaire des cas d’exemption.
Tout le monde a pu être frappé, quant au logement, d’une particularité qui s’étend d’ailleurs au-delà des limites du département d’Indre-et-Loire. Telle est la composition géologique du sol que le roc est habité en plus d’une localité par les familles rurales. Des villages entiers sont creusés dans le tuf à Mont-Louis, à Roches-Corbon, à Saint-Antoine-du-Rocher, à Loches, au faubourg Saint-Jacques, à Villaines. Plusieurs pièces destinées à l’habitation dans ce roc, à la fois solide et friable, sont tenues habituellement sèches. Les propriétaires aisés se plaisent eux-mêmes à creuser dans le roc, pour l’été, des salles à manger, des salles de billard, qui offrent un asile contre la chaleur. Cette manière de se loger en toute saison et dans des conditions si particulières ne saurait convenir partout, on le conçoit, au paysan aisé. Depuis longtemps en Touraine fort ami de son chez-soi, plus qu’autrefois encore, il met au soin de sa maison et de son intérieur une recherche extrême. Presque partout, cette campagne tourangelle nous montre dans les demeures rurales des rideaux blancs aux fenêtres bien fermées, un jardinet avec des fleurs, des meubles de noyer, un lit, une grande armoire, une huche à pain, quelques chaises, une table, le tout maintenu en bon état. On y reçoit l’impression de cette propreté domestique qui est une des qualités du pays tourangeau. On regrette seulement, au point de vue de l’hygiène, que, dans quelques localités, les deux ou trois pièces du rez-de-chaussée ne soient pas assez élevées pour être garanties de l’humidité.
Le logement de l’ouvrier rural ne saurait atteindre au même degré de confortable. Il est rare pourtant qu’il soit misérable, il se proportionne à la situation, qui, dans cette classe, présente aussi ses inégalités. Il m’a paru que la majeure partie de ces petites maisons se louait environ 100 francs quand l’ouvrier rural n’en avait pas la propriété. Or, ce chiffre de 100 francs, qui nous semble si modeste, est le double de ce que met à sa location tel ouvrier agricole dans d’autres provinces, c’est même le quadruple de ce que met un certain nombre de journaliers.
On peut se demander quelle impression éprouverait un habitant de cette province qui reviendrait au monde qu’il aurait quitté il y a cent ans s’il lui était donné de la visiter de nouveau. Cette impression serait-elle celle d’une décadence? Notre revenant commencerait par se renseigner auprès de ses voisins, qui ne manqueraient pas de lui faire entendre des plaintes parmi lesquelles il en est de trop légitimes. Il apprendrait avec stupeur qu’un mal nouveau, ou plutôt qu’un multiple fléau s’est jeté sur la vigne, a ruiné en France des populations entières, et que, si heureusement il a épargné la Touraine beaucoup plus que d’autres provinces, elle n’est pas aussi sans sujet de plainte. On lui parlerait de mauvaises récoltes, de la baisse du prix des terres et des fermages ; il s’imaginerait d’abord que c’est par comparaison avec les temps qu’il a connus, et il en ressentirait une juste affliction. Bientôt on lui montrerait que c’est par rapport à une situation telle que jamais ni la valeur des terres ni le taux des fermages n’avaient été si élevés à aucune époque de l’histoire, et alors la figure de ce bon Français prendrait un air plus rassuré, et il rappellerait à ses successeurs éprouvés sans doute, mais trop prompts à se décourager, qu’il a connu de bien autres sujets de croire tout perdu. Déjà moins inquiet, il désirerait être plus édifié encore sur les changemens qui ont pu s’opérer. Il irait, parcourant les campagnes, causant avec les propriétaires des domaines, interrogeant les paysans, visitant les fermes, recueillant des chiffres, et rapprochant de ses observations ce que la statistique et divers renseignemens épars et concordans pouvaient donner sur la province dans le passé, il établirait là-dessus la comparaison qui lui permettrait d’arriver à de plus solides conclusions. Dégagé de ces passions et de ces partis-pris qui font qu’on sacrifie ou qu’on préfère l’ancien régime ou le nouveau uniquement parce que l’un est nouveau et l’autre ancien, notre homme se souvenant peut-être qu’il s’est associé aux pensées rénovatrices des économistes, aux plans généreux de Turgot, et heureux de savoir que l’égalité civile a triomphé, constaterait le bien avec plaisir, le mal avec peine, sans le diminuer ni l’exagérer, et il s’appliquerait à rechercher, avant tout, ce qui existe aujourd’hui au regard de ce qu’il a vu autrefois. Voici ce qu’il trouverait en gros. Le sol a livré proportionnellement beaucoup plus de produits, tantôt le tiers, tantôt le double, à un nombre d’habitans devenu d’un tiers plus considérable. Il y a quarante ans à peine, on ne comptait pas moins de 4,000 hectares en friche entre la Vienne, la Manse et la forêt de Chinon ; aujourd’hui ils sont défrichés pour la plupart et on a commencé à faire la même opération pour les landes du Ruchard. Les vallées inférieures de l’Indre ont été assainies à partir de Cormery ; les terrains marécageux de La Chapelle-aux-Naux et de Bréhémont, signalés, au dernier siècle, comme faisant sur la Touraine une tache qu’on ne savait comment faire disparaître, sont maintenant desséchées. Les terres argileuses et tourbeuses du nord de la Loire, non susceptibles d’autres cultures, ont été ensemencées de plus et de châtaigniers aujourd’hui d’un très bon rapport. Les sables gras, connus dans le pays sous le nom de varennes, sont convertis en une source de richesse pour la culture maraîchère, devenue depuis vingt ou trente ans très florissante aux abords des villes. Les argiles marines (bournais) ont favorisé la culture du blé et particulièrement des arbres fruitiers. Les argiles calcarifères (aubuis), ont aidé à développer les prairies artificielles, dont on regrettait autrefois l’absence presque complète. Enfin, les argiles caillouteuses (perrès dans le langage du pays) ont profité aux bois et surtout à la vigne. C’est également au sol indigène que le cultivateur a emprunté les principaux amendemens que réclame le sol tourangeau sous peine d’infertilité, tels que les marnes, la tourbe, la charrée et tout particulièrement le falun extrait de ces falunières, immenses dépôts de polypiers et de mollusques amoncelés par la mer quand ses flots occupaient les fonds qui sont devenus les champs de la Touraine. Il est vrai que la province ne donne guère plus de 14 ou 15 hectolitres de blé à l’hectare, et ne les donne pas même partout, tandis que les rendemens supérieurs sont exceptionnels, mais le revenant que je mets en scène nous dirait qu’au dernier siècle le sol ne produisait guère que 9 à 10 hectolitres par hectare. Aujourd’hui la production du blé est représentée par 1 million d’hectolitres, et par plus de 900,000 hectolitres pour les autres céréales réunies. L’étendue des terres labourables atteint 350,000 hectares. La pomme de terre donne 900,000 hectolitres, et la betterave 225,000. Les légumes secs en donnent au-delà de 16,000. La Touraine élevait très peu d’animaux[5]. Le chiffre des chevaux était porté naguère à 31,000, celui de la race bovine à 38,000, celui des moutons à 188,000, celui des porcs, du moins naguère, à 52,000. Mais, dans cette énumération des richesses agricoles, tout incomplète qu’elle est, il faut insister sur la vigne, qui couvre aujourd’hui dans l’Indre-et-Loire 45,000 hectares produisant, dans les bonnes années, environ 1 million d’hectolitres. Nul rapport entre la viabilité d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Ici, presque tout a été créé, sauf les voies navigables. La circulation s’étend sur 7,800 kilomètres, dont 355 pour les sept chemins de fer, 306 pour les six routes nationales, 1,210 pour les trente-huit routes départementales. Les chemins vicinaux sont évalués à 2,658. Les campagnes se sont mises en relation suivie avec les villes et avec elles-mêmes. En recevant par là les éléments de fécondation qui leur sont nécessaires, elles ont vu s’accroître la condition indispensable des perfectionnemens agricoles, le débouché. La baisse actuelle des terres n’empêche pas pourtant les domaines d’une certaine étendue, placés dans de bonnes conditions, de conserver une valeur considérable ; quelques-uns, rares sans doute, valent 10,000 francs à l’hectare, pour les terres à chanvre, 6,750 pour les prés, 4,500 et plus pour les vignes; les terres à chanvres rapportent de 300 à 450 francs, les prés 180, les vignes 120 à 150. Les terres à blé, exposées aux effets des saisons et de la concurrence, rapportent encore environ 3 pour 100 au moins, ou 2 1/2 pour ne tomber au-dessous que dans les cultures médiocres. Pour les prés, les revenus s’élèvent encore, quand les propriétaires vendent eux-mêmes ou font vendre par adjudication la coupe sur pied, auquel cas le revenu moyen atteint au moins 4 1/2, en moyenne. Le taux pour la vigne va parfois jusqu’à un revenu de 400 francs obtenu net, après déduction faite de 240 francs de frais de culture, et dans ces cas privilégiés, elle représente 8 barriques de vin de 220 litres chacune, d’une valeur en moyenne de 80 francs la barrique : prix réduits depuis trois ou quatre ans, mais qu’on ne peut regarder comme passés sans retour. La nouvelle Évaluation du revenu foncier des propriétés non bâties, faite par le ministère des finances, porte toutes les contenances culturales, de l’Indre-et-Loire, à une valeur vénale de 1,122,890,235 francs, total qui se décompose, comme valeur à l’hectare, en terres labourables, valant 1,693 fr. 59 ; prés et herbages 4,003 fr. 63 ;’vignes 4,067 fr. 09 ; bois 1,081 fr. 90, c’est-à-dire, sur l’évaluation de 1851, une augmentation proportionnelle de 84 fr. 80 par hectare. On peut en tirer en définitive des conclusions favorables, réserves faites, quant à l’excessive recherche qui a surenchéri la terre, et quant à la date des évaluations de ventes et de revenus, établies à une époque et sur des baux antérieurs aux épreuves récentes.
Ce témoin du passé, justement frappé de ces progrès, ne serait pas moins amené à reconnaître ce qui fait défaut et à faire la part aux plaintes légitimes. Les charges restent grandes. Elles ressortent, pour le département d’Indre-et-Loire, en moyenne à 10 pour 100 du produit net pour l’impôt foncier proprement dit, auquel il faut ajouter les prestations en nature, et la cote payée pour les chevaux attelés et non attelés. L’impôt ne serait pas moins de 15 pour 100 du revenu net à payer à l’état pour les terres de qualité inférieure, de 20 pour les prairies, les vignes et pour les bonnes terres. On reconnaît en outre que la culture intensive tient encore trop peu de place. L’outillage agricole a gagné, moins pourtant que le reste, et le drainage, l’irrigation, n’ont guère fait de progrès. L’emploi des mécanismes perfectionnés se borne trop aujourd’hui même, à peu près, outre le battage, à la coupe des herbes, au fanage et à la moisson. Il y a aussi à faire pour le crédit agricole. Les chemins vicinaux manquent sur quelques points. Les communaux existent en trop grande quantité dans beaucoup de communes, comme celles de Chinon, Azay-le-Rideau, l’île Bouchard, et sont laissés à l’état de vaine pâture, tandis que d’autres communes ont pris le sage parti de les affermer en détail et en tirent un revenu important. Ces remarques, et il nous en serait facile d’en joindre d’autres, indiquent un état imparfait qui trace au XXe siècle tout un programme d’améliorations. Mais je n’estimerais pas après tout trop malheureux le sort de la Touraine, si un de nos contemporains, revenant y jeter un regard dans cent ans, y trouvait les progrès accomplis dans la même proportion que depuis un siècle.
HENRI BAUDRILLART.
- ↑ Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre 1884.
- ↑ Réponse de M. Goussard de Mayol à l’enquête faite par la Société nationale d’agriculture (1879).
- ↑ Boulay, Manière de bien cultiver la vigne dans le domaine d’Orléans, 2e édit., 1873, p. 556 à 559.
- ↑ A. Babeau, la Vie rurale dans l’ancienne France, p. 252.
- ↑ Le Tableau de la Touraine, de 1760 à 1766, tracé par l’ingénieur que nous avons cité, en donne un chiffre des plus faibles.