Devant moi se dressait une maison blanche, carrée avec des ouvertures étroites et longues d’où sortait une lente musique grinçante de cordes, coupée de battements, et une mélopée de voix rêveuses. Le vieux se tenait sur le seuil, et, agitant gracieusement son foulard rouge, il m’invitait du geste à entrer.
J’aperçus dans le couloir une mince créature jaune, vêtue d’une robe flottante ; vieille aussi, avec la tête branlante et la bouche édentée — elle me fit entrer dans une pièce oblongue, tendue de soie blanche. Sur les tentures des raies noires s’élevaient verticalement, croissant jusqu’au plafond. Puis il y eut devant moi un jeu de tables de laque, rentrant les unes dans les autres, avec une lampe de cuivre rouge où une fine flamme filait, un pot de porcelaine plein d’une pâte grisâtre, des épingles, trois ou quatre pipes à tige de bambou, à fourneau d’argent. La vieille femme jaune roula une boulette, la fit fondre à la flamme autour d’une épingle, et, la plantant avec précaution dans le fourneau de la pipe, elle y tassa plusieurs rondelles. Alors, sans réflexion, j’allumai, et je tirai deux bouffées d’une fumée âcre et vénéneuse qui me rendit fou.
Car je vis passer devant mes yeux aussitôt, bien qu’il n’y eût eu aucune transition, l’image de la porte et les figures bizarres du vieux homme au foulard rouge, du mendiant à l’écuelle et de la vieille à la robe jaune. Les raies noires se mirent à grandir en sens inverse vers le plafond, et à diminuer vers le plancher, dans une sorte de gamme chromatique de dimensions qu’il me semblait entendre résonner dans mes oreilles. Je perçus le bruit de la mer et des vagues qui se brisent, chassant l’air des grottes rocheuses par des coups sourds. La chambre changea de direction sans que j’eusse l’impression d’un mouvement ; il me parut que mes pieds avaient pris la place de ma tête et que j’étais couché sur le plafond. Enfin il y eut en moi un anéantissement complet de mon activité ; je désirai rester ainsi éternellement et continuer à éprouver.
C’est alors qu’un panneau glissa dans la chambre, par où entra une jeune femme comme je n’en avais jamais vu. Elle avait la figure frottée de safran et les yeux attirés vers les tempes ; ses cils étaient gommés d’or et les conques de ses oreilles délicatement relevées d’une ligne rose. Ses dents, d’un noir d’ébène, étaient constellées de petits diamants fulgurants et ses lèvres étaient complètement bleuies. Ainsi parée, avec sa peau épicée et peinte, elle avait l’aspect et l’odeur des statues d’ivoire de Chine, curieusement ajourées et rehaussées de couleurs bariolées. Elle était nue jusqu’à la ceinture ; ses seins pendaient comme deux poires et une étoffe brune guillochée d’or flottait sur ses pieds.
Le désir d’étrangeté qui me tenait devint alors si violent que je me précipitai vers cette femme peinte en l’implorant : chacune des couleurs de son costume et de sa peau semblait à l’hyperesthésie de mes sens un son délicieux dans l’harmonie qui m’enveloppait ; chacun de ses gestes et les poses de ses mains étaient comme des parties rythmées d’une danse infiniment variée dont mon intuition saisissait l’ensemble.
Et je lui disais, en la suppliant : « Fille de Lebanon, si tu es venue à moi des profondeurs mystérieuses de l’Opium, reste, reste… mon cœur te veut. Jusqu’à la fin de mes jours je me nourrirai de l’impréciable drogue qui te fait paraître à mes yeux. L’opium est plus puissant que l’ambroisie, puisqu’il donne l’immortalité du rêve, non plus la misérable éternité de la vie ; plus subtil que le nectar, puisqu’il crée des êtres si étrangement brillants ; plus juste que tous les dieux, puisqu’il réunit ceux qui sont faits pour s’aimer !
« Mais si tu es femme née de chair humaine, tu es mienne — pour toujours — car je veux donner tout ce qui est à moi pour te posséder… »
Elle fixa sur moi ses yeux miroitants entre les cils d’or, s’approcha lentement et s’assit dans une pose douce qui faisait battre mon cœur. « Est-il vrai ? murmura-t-elle. Donnerais-tu ta fortune pour m’avoir ? » Elle secoua la tête avec incrédulité.
Je vous dis que la folie me tenait. Je saisis mon carnet de chèques — je le signai en blanc et je le lançai dans la chambre — il rebondit sur le parquet. « Hélas ! dit-elle, aurais-tu le courage d’être mendiant pour être à moi ? Il me semble que je t’aimerais mieux ; dis, veux-tu ? » Elle me déshabillait légèrement. Alors la vieille femme jaune amena le mendiant qui était devant la porte ; il entra en hurlant et il eut mes vêtements d’apparat avec lesquels il s’enfuit ; moi j’eus son manteau rapiécé, son feutre troué, son écuelle, sa cuillère et sa sébile.
Et quand je fus ainsi accoutré : « Va, » dit-elle, et elle frappa dans ses mains.
Les lampes s’éteignirent, les panneaux tombèrent. La fille de l’Opium s’évanouit. À la clarté confuse des murs je vis le vieux homme au foulard rouge, la vieille à la robe jaune, le hideux mendiant vêtu de mes habits qui se jetèrent sur moi et me poussèrent vers un couloir obscur. Je passai, je fus porté à travers des tunnels gluants, entre des murailles visqueuses. Un temps inappréciable s’écoula. Je perdis la notion des heures, me sentant toujours entraîné.
Tout à coup la lumière blanche me saisit tout entier ; mes yeux tremblèrent dans leurs orbites ; mes paupières clignèrent au soleil.
Je me trouvai assis devant une petite porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à longs serpents de fer et croisée de traverses vertes : une porte rigoureusement semblable à la porte mystérieuse, mais percée dans un immense mur blanchi à la chaux. La rase campagne s’étendait devant moi ; l’herbe était brûlée, le ciel d’un bleu opaque. Tout m’était inconnu, jusqu’aux tas de crottins qui gisaient près de moi.
Et j’étais là, perdu, pauvre comme Job, nu comme Job, derrière la seconde porte ; je la secouai, je l’ébranlai — elle est fermée à jamais. Ma cuillère d’étain claque contre ma sébile. Oh ! oui, l’opium est plus puissant que l’ambroisie, donnant l’éternité d’une vie misérable — plus subtil que le nectar, mordant le cœur de peines si cruelles — plus juste que les dieux, punissant les curieux qui ont voulu violer les secrets de l’au-delà ! Ô très juste, subtil et puissant opium ! Hélas, hélas, ma fortune est détruite — oh ! oh ! mon argent est perdu !