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Spiritisme

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 103-110).


Spiritisme


Je trouvai sur ma table, en rentrant, une invitation du Cercle Spirite. Nous avions joué au poker, et il était très tard. Néanmoins je fus tenté par la curiosité ; le programme annonçait un spectacle distingué, une évocation surprenante d’esprits. Il me passa par la tête l’envie de causer avec une demi-douzaine de célébrités disparues. Je n’avais jamais vu de séance spirite, et je n’étais pas fâché de cette occasion. Quoique j’éprouvasse un certain picotement des paupières, un tremblement assez caractérisé des mains, et que mon cerveau me parût noyé dans un brouillard suffisamment fumeux, je crus pouvoir affronter la conversation et je préparai mentalement quelques « colles » pour les âmes qui manqueraient de mémoire.

Le Cercle Spirite est un endroit singulier. On vous débarrasse de votre canne à l’entrée, de peur que vous frappiez à contretemps. Lorsque j’arrivai, la séance était déjà fort avancée. Il y avait autour d’une table en noyer une dizaine d’individus, les uns très chevelus, les autres très chauves, qui avaient la mine excitée. Sur un guéridon, à droite, une soucoupe renversée était marquée des lettres de l’alphabet crayonnées au charbon. Une personne pâle se tenait au milieu, un carnet d’une main, un crayon de l’autre. Je reconnus Stéphane Winnicox, le banquier Colliwobles, Herr Professer Zahnweh. Je fus frappé de l’absence de linge, des redingotes qui semblaient boutonnées sans boutons et des yeux qui fleuraient l’absinthe.

Comme je m’asseyais sur une chaise qui, apparemment, n’était animée d’aucun mouvement, l’un des individus me toucha l’épaule et m’apprit que la personne pâle qui tenait un carnet se nommait M. Médium. Je le remerciai poliment, et je le remis aussitôt. C’était un de mes anciens camarades de collège — non pas l’un des plus forts. Il avait eu l’habitude autrefois de rythmer la classe avec des roulements de pieds. Je le lui rappelai, et il sourit d’un air de supériorité en me disant que ces bruits devaient être attribués aux Esprits Frappeurs.

Un autre membre du Cercle, qui portait une rosette multicolore, mais dont le col de chemise semblait s’être converti par une progression de teinture lente en prolongement de son habit, me proposa d’évoquer quelques-unes de mes connaissances. J’acceptai, et, me dirigeant vers la table, je demandai à haute voix si Gerson était présent.

Il y eut un chuchotement parmi les membres du Cercle. M. Médium me regarda fixement, et je crus voir qu’on demandait des renseignements à mon camarade.

« Nous ne savons, me dit M. Médium, si M. Gerson sera libre ce soir. Vous êtes bien sûr qu’il est mort ?...

— Il doit être, répondis-je, dans la situation d’un chien noyé depuis plusieurs années au bord d’une rive désavantageuse, car le cimetière des Innocents n’était pas, à cette époque, en fort bon état. »

Les amis de M. Médium et M. Médium lui-même parurent surpris. Mon camarade me demanda si ce n’était pas Ivry que je voulais dire.

« Peut-être que c’est Ivry, peut-être que c’est le Père-Lachaise, — je n’en sais rien, dis-je. Il doit connaître cela mieux que moi. Je ne suis pas de première force sur la topographie de Paris. »

M. Médium s’assit, planta son crayon debout sur le carnet, tandis que nous restions muets autour de lui. Puis, tout à coup, il fut pris d’une danse de Saint-Guy et son crayon fournit l’assortiment de signes le plus hétéroclite que j’aie jamais vu. Il considéra ce grimoire et déclara que les Esprits étaient allés chercher M. Gerson, qui viendrait bientôt en personne spirituelle.

Nous attendîmes quelques minutes, lorsque la table se mit peu à peu à craquer et à gémir ; ce qui signifiait, me dit mon camarade dans l’oreille, que M. Gerson était arrivé et qu’il désirait répondre à mes questions.

Mais M. Médium s’avança et demanda premièrement d’une voix forte si M. Gerson était mort depuis longtemps, s’il était disposé à nous dire depuis combien de temps et s’il voudrait bien convenir de frapper cinq coups par année — afin d’abréger le calcul — avec les pieds de derrière de la table, ce qui nous permettrait de connaître le chiffre.

M. Gerson, qui paraît avoir été une personne vigoureuse dans son temps, se mit immédiatement en devoir de répondre, et fit exécuter à la table une série de sauts-de-mouton sur ses pieds de devant. Les pieds de derrière frappaient le plancher d’une manière prodigieuse. Ma tête aurait éclaté s’il m’avait fallu compter les coups ; mais. M. Médium les suivait avec une habitude consommée en hochant la tête d’un air entendu. Au bout d’une heure et demie environ, la table donna des signes évidents de fatigue : on ne l’entendait pas souffler, mais M. Gerson devait avoir les bras rompus et les derniers coups ressemblaient au petit bruit d’une pipe qu’on fait claquer sur l’ongle, M. Médium nous dit qu’il avait enregistré le nombre extraordinaire de 2.255, ce qui donnait quatre cent cinquante et un ans coup pour coup.

Il me demanda ensuite si je désirais savoir le mois, le jour et l’heure ; mais je préférai y renoncer.

Je m’avançai vers la table habitée par M. Gerson, et je lui dis, d’une voix très douce :

« Monsieur Gerson, je suppose que vous me comprenez, même si je ne parle pas latin. Il y a une question qui me tourmente beaucoup. Pouvez-vous me dire si vous êtes vraiment l’auteur de l’Imitation, ou si c’est un de vos amis ? »

Gerson ne répondit pas aussitôt, parce que M. Médium était en train de passer avec lui une série de conventions alphabétiques. Une fois la communication établie, la table s’abaissa un certain nombre de fois, puis s’arrêta.

M. Médium nous dit que ces frappements représentaient la syllabe BU. Mon camarade suggéra Bucéphale, en rassemblant tous ses souvenirs classiques ; mais je lui rappelai que c’était le cheval d’Alexandre, et, quelques versions de Quinte-Curce pesant sur sa conscience, il ne dit plus rien, jusqu’à ce qu’il s’écriât, d’un ton triomphant : « Buridan, c’est de l’époque ! »

La table prit un mouvement giratoire prononcé, M. Médium nous dit que c’était sa façon de secouer la tête. Elle n’avait même pas l’air flatté. « Ce qui prouve, dit quelqu’un, en faveur de l’histoire de l’âne ! »

Mon camarade proposa de nouveau : Budé. Mais un savant de l’assistance l’informa que Budaeus n’avait pu composer l’Imitation, pour l’excellente raison qu’il était né cent ans après.

Là-dessus, il se tut pour de bon. Puis M. Médium ayant remarqué des indices de loquacité dans la table, les développa subitement et en tira la syllabe TOR.

Le monsieur savant nous dit qu’il ne connaissait aucun personnage de ce nom et qu’il était extrêmement improbable que l’Imitation fut l’œuvre d’un oiseau. Toutefois la table répéta avec complaisance : Butor, butor, butor, jusqu’au moment où le monsieur savant émit la conjecture que nous étions victimes des esprits de tous les suppôts de la Fête des Fous, contre laquelle Gerson avait prêché.

Dès lors, il se produisit un effroyable vacarme. La table se cabra ; les chaises tournoyèrent sur un pied ; le guéridon exécuta une sarabande, et la soucoupe, évoluant avec habileté, vint aplatir le nez de différents membres du Cercle.

M. Médium nous dit que les esprits étant agités ce soir ne voudraient plus parler, et il éteignit le gaz de l’établissement.

Après avoir tâtonné dans l’escalier très étroit, je retournais me coucher, lorsque je fus accosté par mon camarade. Il me dit que son hôtel devait être fermé, et me demanda si je ne pouvais pas le recevoir. Je l’emmenai et je le couchai dans ma chambre, sur un divan matelassé.

Sitôt que je fus au lit, je m’endormis d’un profond sommeil. Au bout d’un temps, il me sembla voir de la lumière et entendre souffler. Je me dressai : mon camarade, en chemise, agenouillé devant le guéridon de nuit le caressait à petits coups de main, en murmurant : « Là — oh là ! ch-tch-t !

— Qu’est ce que tu fais ? criai-je.

— C’est le guéridon qui tourne, dit-il, j’essaie de le calmer. — Ah ! tu veux tourner ; tu ne veux pas t’arrêter… — Oust, par la fenêtre ! »

Le guéridon vola contre les vitres.

Je lui dis : « Voyons, il est inutile de causer avec les meubles. Les meubles n’ont pas d’oreilles. On ne peut pas expostuler avec eux. Ne dérange pas mon mobilier. Les meubles les mieux fabriqués n’entendront jamais raison. »

Mais il continua, posément, sans répondre. Après avoir fait ch-ch-t, pendant quelque temps, il caressa la table, voulut la calmer, puis, saisi de fureur, la précipita par les carreaux. Je l’entendis se briser sur le pavé.

Je lui dis de nouveau : « À quoi cela sert-il ? Laisse, oh ! laisse-moi mon armoire à glace, ma table de toilette. Je te garantis leur moralité. Elles ne tournent jamais. Elles ne t’écouteront pas, — ne les jette pas dans la rue ! »

Il ne répondit rien, parla à l’armoire et l’envoya se fracasser sur le trottoir, dit quelques mots à la toilette, puis la projeta vers le balcon. Enfin il devint giroyant lui-même, s’invectiva, les yeux hagards, essaya de s’empêcher de tourner, et d’un seul bond s’envoya à travers la croisée, la tête la première, dans le vide.

C’est le seul spirite que j’aie vu mourir. J’espère qu’ils ne détruisent pas toujours leur mobilier auparavant. Je regrette beaucoup le mien. Il était de pure époque Louis XV. En tous cas, je suis heureux de pouvoir prier les Cercles Spirites, par la voie de ce papier, d’expédier dorénavant leurs invitations ailleurs que chez moi.