Les Possédés/Troisième Partie/1

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Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 141-176).

Troisième Partie. Chapitre premier. La Fête (1)

I[modifier]

La fête eut lieu nonobstant les inquiétudes qu’avait fait naître la journée précédente. Lembke serait mort dans la nuit que rien, je crois, n’aurait été changé aux dispositions prises pour le lendemain, tant Julie Mikhaïlovna attachait d’importance à sa fête. Hélas ! jusqu’à la dernière minute elle s’aveugla sur l’état des esprits. Vers la fin, tout le monde était persuadé que la solennelle journée ne se passerait pas sans orage. « Ce sera le dénoûment », disaient quelques uns qui, d’avance, se frottaient les mains. Plusieurs, il est vrai, fronçaient le sourcil et affectaient des airs soucieux ; mais, en général, tout esclandre cause un plaisir infini aux Russes. À la vérité, il y avait chez nous autre chose encore qu’une simple soif de scandale : il y avait de l’agacement, de l’irritation, de la lassitude. Partout régnait un cynisme de commande. Le public énervé, dévoyé, ne se reconnaissait plus. Au milieu du désarroi universel, les dames seules ne perdaient pas la carte, réunies qu’elles étaient dans un sentiment commun : la haine de Julie Mikhaïlovna. Et la pauvrette ne se doutait de rien ; jusqu’à la dernière heure elle resta convaincue qu’elle avait groupé toutes les sympathies autour de sa personne et qu’on lui était « fanatiquement dévoué ».

J’ai déjà signalé l’avènement des petites gens dans notre ville. C’est un phénomène qui a coutume de se produire aux époques de trouble ou de transition. Je ne fais pas allusion ici aux hommes dits « avancés » dont la principale préoccupation en tout temps est de devancer les autres : ceux-là ont un but — souvent fort bête, il est vrai, mais plus ou moins défini. Non, je parle seulement de la canaille. Dans les moments de crise on voit surgir des bas- fonds sociaux un tas d’individus qui n’ont ni but, ni idée d’aucune sorte, et ne se distinguent que par l’amour du désordre. Presque toujours cette fripouille subit à son insu l’impulsion du petit groupe des « avancés », lesquels en font ce qu’ils veulent, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes de parfaits idiots, ce qui, du reste, arrive quelque fois. Maintenant que tout est passé, on prétend chez nous que Pierre Stépanovitch était un agent de l’Internationale, et l’on accuse Julie Mikhaïlovna d’avoir organisé la racaille conformément aux instructions qu’elle recevait de Pierre Stépanovitch. Nos fortes têtes s’étonnent à présent de n’avoir pas vu plus clair alors dans la situation. Ce qui se préparait, je l’ignore et je crois que personne ne le sait, sauf peut-être quelques hommes étrangers à notre ville. Quoi qu’il en soit, des gens de rien avaient pris une importance soudaine. Ils s’étaient mis à critiquer hautement toutes les choses respectables, eux qui naguère encore n’osaient pas ouvrir la bouche, et les plus qualifiés de nos concitoyens les écoutaient en silence, parfois même avec un petit rire approbateur. Des Liamchine, des Téliatnikoff, des propriétaires comme Tentetnikoff, des morveux comme Radichtcheff, des Juifs au sourire amer, de gais voyageurs, des poètes à tendance venus de la capitale, d’autres poètes qui, n’ayant ni tendance ni talent, remplaçaient cela par une poddevka et des bottes de roussi ; des majors et des colonels qui méprisaient leur profession et qui, pour gagner un rouble de plus, étaient tout prêts à troquer leur épée contre un rond de cuir dans un bureau de chemin de fer ; des généraux devenus avocats ; de juges de paix éclairés, des marchands en train de s’éclairer, d’innombrables séminaristes, des femmes de réputation équivoque, — voilà ce qui prit tout à coup le dessus chez nous, et sur qui donc ? Sur le club, sur des fonctionnaires d’un rang élevé, sur des généraux à jambes de bois, sur les dames les plus estimables de notre société.

Je le répète, au début un petit nombre de gens sérieux avaient échappé à la contagion de cette folie et s’étaient même claquemurés dans leurs maisons. Mais quelle réclusion peut tenir contre une loi naturelle ? Dans les familles les plus rigoristes il y a, comme ailleurs, des fillettes pour qui la danse est un besoin. En fin de compte, ces personnes graves souscrivirent, elles aussi, pour la fête au profit des institutrices. Le bal promettait d’être si brillant ! d’avance on en disait merveille, le bruit courait qu’on y verrait des princes étrangers, des célébrités politiques de Pétersbourg, dix commissaires choisis parmi les plus fringants cavaliers et portant un nœud de rubans sur l’épaule gauche. On ajoutait que, pour grossir la recette, Karmazinoff avait consenti à lire son Merci, déguisé en institutrice provinciale. Enfin, dans le « quadrille de la littérature », chacun des danseurs serait costumé de façon à représenter une tendance. Comment résister à tant d’attractions ? Tout le monde souscrivit.

II[modifier]

Les organisateurs de la fête avaient décidé qu’elle se composerait de deux parties : une matinée littéraire, de midi à quatre heures, et un bal qui commencerait à neuf heures pour durer toute la nuit. Mais ce programme même recélait déjà des éléments de désordre. Dès le principe le bruit se répandit en ville qu’il y aurait un déjeuner aussitôt après la matinée littéraire, ou même que celle- ci serait coupée par un entracte pour permettre aux auditeurs de se restaurer ; naturellement on comptait sur un déjeuner gratuit et arrosé de champagne. Le prix énorme du billet (trois roubles) semblait autoriser jusqu’à un certain point cette conjecture. « Serait-ce la peine de souscrire, pour s’en retourner chez soi le ventre creux ? Si vous gardez les gens vingt-quatre heures, il faut les nourrir. Sinon, on mourra de faim », voilà comment raisonnait notre public. Je dois avouer que Julie Mikhaïlovna elle-même contribua par son étourderie à accréditer ce bruit fâcheux. Un mois auparavant, encore tout enthousiasmée du grand projet qu’elle avait conçu, la gouvernante parlait de sa fête au premier venu, et elle avait fait annoncer dans une feuille de la capitale que des toasts seraient portés à cette occasion. L’idée de ces toasts la séduisait tout particulièrement : elle voulait les porter elle- même, et, en attendant, elle composait des discours pour la circonstance. Ce devait être un moyen d’arborer notre drapeau (quel était-il ? je parierais que la pauvre femme n’était pas encore fixée sur ce point) ; ces discours seraient insérés sous forme de correspondances dans les journaux pétersbourgeois, ils rempliraient de joie l’autorité supérieure, ensuite ils se répandraient dans toutes les provinces où l’on ne manquerait pas d’admirer et d’imiter de telles manifestations. Mais pour les toasts il faut du champagne, et, comme on ne boit pas de champagne à jeun, le déjeuner s’imposait. Plus tard, quand, grâce aux efforts de la gouvernante, un comité eut été formé pour étudier les voies et moyens d’exécution, il prouva clair comme le jour à Julie Mikhaïlovna que, si l’on donnait un banquet, le produit net de la fête se réduirait à fort peu de chose, quelque abondante que fût la recette brute. On avait donc le choix entre deux alternatives : ou banqueter, toaster et encaisser quatre-vingt-dix roubles pour les institutrices, ou réaliser une somme importante avec une fête qui, à proprement parler, n’en serait pas une. Du reste, en tenant ce langage, le comité n’avait voulu que mettre la puce à l’oreille de Julie Mikhaïlovna, lui-même imagina une troisième solution qui conciliait tout : on donnerait une fête très convenable sous tous les rapports, mais sans champagne, et, de la sorte, il resterait, tous frais payés, une somme sérieuse, de beaucoup supérieure à quatre-vingt-dix roubles. Ce moyen terme était fort raisonnable ; malheureusement il ne plut pas à Julie Mikhaïlovna, dont le caractère répugnait aux demi-mesures. Dans un discours plein de feu elle déclara au comité que si la première idée était impraticable, il fallait se rabattre sur la seconde, savoir, la réalisation d’une recette colossale qui ferait de notre province un objet d’envie pour toutes les autres. « Le public doit enfin comprendre », acheva-t-elle, « que l’accomplissement d’un dessein humanitaire l’emporte infiniment sur les fugitives jouissances du corps, que la fête n’est au fond que la proclamation d’une grande idée ; il faut donc se contenter du bal le plus modeste, le plus économique, si l’on ne peut pas rayer absolument du programme un délassement inepte, mais consacré par l’usage ! » Elle avait soudain pris le bal en horreur. On réussit cependant à la calmer. Ce fut alors, par exemple, qu’on inventa le « quadrille de la littérature » et les autres choses esthétiques destinées à remplacer les jouissances du corps. Ce fut alors aussi que Karmazinoff, qui jusqu’à ce moment s’était fait prier, consentit définitivement à lire Merci pour étouffer tout velléité gastronomique dans l’esprit de notre gourmande population ; grâce à ces ingénieux expédients, le bal, d’abord très compromis, allait redevenir superbe, sous un certain rapport du moins. Toutefois, pour ne pas se perdre totalement dans les nuages, le comité admit la possibilité de servir quelques rafraîchissements : du thé au commencement du bal, de l’orgeat et de la limonade au milieu, des glaces à la fin, — rien de plus. Mais il y a des gens qui ont toujours faim et surtout soif : comme concession à ces estomacs exigeants, on résolut d’installer dans la pièce du fond un buffet spécial dont Prokhoritch ( le chef du club) s’occuperait sous le contrôle sévère du comité ; moyennant finance, chacun pourrait là boire et manger ce qu’il voudrait ; un avis placardé sur la porte de la salle préviendrait le public que le buffet était en dehors du programme. De crainte que le bruit fait par les consommateurs ne troublât la séance littéraire, on décida que le buffet projeté ne serait pas ouvert pendant la matinée, quoique cinq pièces le séparassent de la salle blanche où Karmazinoff consentait à lire son manuscrit. Il était curieux de voir quelle énorme importance le comité, sans en excepter les plus pratiques de ses membres, attachait à cet événement, c’est-à-dire à la lecture de Merci. Quant aux natures poétiques, leur enthousiasme tenait du délire ; ainsi la maréchale de la noblesse déclara à Karmazinoff qu’aussitôt après la lecture elle ferait encastrer dans le mur de sa salle blanche une plaque de marbre sur laquelle serait gravé en lettres d’or ce qui suit : « Le… 187., le grand écrivain russe et européen, Sémen Égorovitch Karmazinoff, déposant la plume, a lu en ce lieu Merci et a ainsi pris congé, pour la première fois, du public russe dans la personne des représentants de notre ville. » Au moment du bal, c’est-à-dire cinq heures après la lecture, cette plaque commémorative s’offrirait à tous les regards. Je tiens de bonne source que Karmazinoff s’opposa plus que personne à l’ouverture du buffet pendant la matinée ; quelques membres du comité eurent beau faire observer que ce serait une dérogation à nos usages, le grand écrivain resta inflexible.

Les choses avaient été réglées de la sorte, alors qu’en ville on croyait encore à un festin de Balthazar, autrement dit, à un buffet où les consommations seraient gratuites. Cette illusion subsista jusqu’à la dernière heure. Les demoiselles rêvaient de friandises extraordinaires. Tout le monde savait que la souscription marchait admirablement, qu’on s’arrachait les billets, et que le comité était débordé par les demandes qui lui arrivaient de tous les coins de la province. On n’ignorait pas non plus qu’indépendamment du p roduit de la souscription, plusieurs personnes généreuses étaient largement venues en aide aux organisateurs de la fête. Barbara Pétrovna, par exemple, paya son billet trois cents roubles et donna toutes les fleurs de son orangerie pour l’ornementation de la salle. La maréchale de la noblesse, qui faisait partie du comité, prêta sa maison et prit à sa charge les frais d’éclairage ; le club, non content de fournir l’orchestre et les domestiques, céda Prokhoritch pour toute la journée. Il y eut encore d’autres dons qui, quoique moins considérables, ne laissèrent pas de grossir la recette, si bien qu’on pensa à abaisser le prix du billet de trois roubles à deux. D’abord, en effet, le comité craignait que le tarif primitivement fixé n’écartât les demoiselles ; aussi fût-il question un moment de créer des billets dits de famille, combinaison grâce à laquelle il eût suffi à une demoiselle de prendre un billet de trois roubles pour faire entrer gratis à sa suite toutes les jeunes personnes de sa famille, quelque nombreuse qu’elles fussent. Mais l’événement prouva que les craintes du comité n’étaient pas fondées : la présence des demoiselles ne fit pas défaut à la fête. Les employés les plus pauvres vinrent accompagnés de leurs filles, et sans doute, s’ils n’en avaient pas eu, ils n’auraient même pas songé à souscrire. Un tout petit secrétaire amena, outre sa femme, ses sept filles et une nièce ; chacune de ces personnes avait en main son billet de trois roubles. Il ne faut pas demander si les couturières eurent de l’ouvrage ! La fête comprenant deux parties, les dames se trouvaient dans la nécessité d’avoir deux costumes : l’un pour la matinée, l’autre pour le bal. Dans la classe moyenne, beaucoup de gens, comme on le sut plus tard, mirent en gage chez des Juifs leur linge de corps et même leurs draps de lit. Presque tous les employés se firent donner leurs appointements d’avance ; plusieurs propriétaires vendirent du bétail dont ils avaient besoin, tout cela pour faire aussi bonne figure que les autres et produire leurs filles habillées comme des marquises. Le luxe des toilettes dépassa cette fois tout ce qu’il nous avait été donné de voir jusqu’alors dans notre localité. Pendant quinze jours on n’entendit parler en ville que d’anecdotes empruntées à la vie privée de diverses familles ; nos plaisantins servaient tout chauds ces racontars à Julie Mikhaïlovna et à sa cour. Il circulait aussi des caricatures. J’ai vu moi-même dans l’album de la gouvernante plusieurs dessins de ce genre. Malheureusement les gens tournés en ridicule étaient loin d’ignorer tout cela. Ainsi s’explique, à mon sens, la haine implacable que dans tant de maisons on avait vouée à Julie Mikhaïlovna. À présent c’est un tollé universel. Mais il était clair d’avance que, si le comité donnait la moindre prise sur lui, si le bal laissait quelque peu à désirer, l’explosion de la colère publique atteindrait des proportions inouïes. Voilà pourquoi chacun in petto s’attendait à un scandale ; or, du moment que le scandale était dans les prévisions de tout le monde, comment aurait-il pu ne pas se produire ?

À midi précis, une ritournelle d’orchestre annonça l’ouverture de la fête. En ma qualité de commissaire, j’ai eu le triste privilège d’assister aux premiers incidents de cette honteuse journée. Cela commença par une effroyable bousculade à la porte. Comment se fait-il que les mesures d’ordre aient été si mal prises ? Je n’accuse pas le vrai public : les pères de famille attendaient patiemment leur tour ; si élevé que pût être leur rang dans la société, ils ne s’en prévalaient point pour passer avant les autres ; on dit même qu’en approchant du perron, ils furent déconcertés à la vue de la foule tumultueuse qui assiégeait l’entrée et se ruait à l’assaut de la maison. C’était un spectacle inaccoutumé dans notre ville. Cependant les équipages ne cessaient d’arriver ; bientôt la circulation devint impossible dans la rue. Au moment où j’écris, des données sûres me permettent d’affirmer que Liamchine, Lipoutine et peut-être un troisième commissaire laissèrent entrer sans billets des gens appartenant à la lie du peuple. On constata même la présence d’individus que personne ne connaissait et qui étaient venus de districts éloignés. Ces messieurs ne furent pas plus tôt entrés que, d’une commune voix (comme si on leur avait fait la leçon), ils demandèrent où était le buffet ; en apprenant qu’il n’y en avait pas, ils se mirent à clabauder avec une insolence jusqu’alors sans exemple chez nous. Il faut dire que plusieurs d’entre eux se trouvaient en état d’ivresse. Quelques uns, en vrais sauvages qu’ils étaient, restèrent d’abord ébahis devant la magnificence de la salle ; ils n’avaient jamais rien vu de pareil, et pendant un moment ils regardèrent autour d’eux, bouche béante. Quoique anciennement construite et meublée dans le goût de l’Empire, cette grande salle blanche était réellement superbe avec ses vastes dimensions, son plafond revêtu de peintures, sa tribune, ses trumeaux ornés de glaces, ses draperies rouges et blanches, ses statues de marbre, son vieux mobilier blanc et or. Au bout de la chambre s’élevait une estrade destinée aux littérateurs qu’on allait entendre ; des rangs de chaises entre lesquels on avait ménagé de larges passages occupaient toute la salle et lui donnaient l’aspect d’un parterre de théâtre. Mais aux premières minutes d’étonnement succédèrent les questions et les déclarations les plus stupides. « Nous ne voulons peut-être pas de lecture… Nous avons payé… On s’est effrontément joué du public… Les maîtres ici, c’est nous et non Lembke !… » Bref, on les aurait laissés entrer exprès pour faire du tapage qu’ils ne se seraient pas conduits autrement. Je me rappelle en particulier un cas dans lequel se distingua le jeune prince à visage de bois que j’avais vu la veille parmi les visiteurs de Julie Mikhaïlovna. Cédant aux importunités de la gouvernante, il avait consenti à être des nôtres, c’est-à-dire à arborer sur son épaule gauche le nœud de rubans blancs et rouges. Il se trouva que ce personnage immobile et silencieux comme un mannequin savait, sinon parler, du moins agir. À la tête d’une bande de voyous, un ancien capitaine, remarquable par sa figure grêlée et sa taille gigantesque, le sommait impérieusement de lui indiquer le chemin du buffet. Le prince fit signe à un commissaire de police ; l’ordre fut exécuté immédiatement, et le capitaine qui était ivre eut beau crier, on l’expulsa de la salle. Peu à peu cependant les gens comme il faut arrivaient ; les tapageurs mirent une sourdine à leur turbulence, mais le public même le plus choisi avait l’air surpris et mécontent ; plusieurs dames étaient positivement inquiètes.

À la fin, on s’assit ; l’orchestre se tut. Tout le monde commença à se moucher, à regarder autour de soi. Les visages exprimaient une attente trop solennelle, — ce qui est toujours de mauvais augure. Mais « les Lembke » n’apparaissaient pas encore. La soie, le velours, les diamants resplendissaient de tous côtés ; des senteurs exquises embaumaient l’atmosphère. Les hommes étalaient toutes leurs décorations, les hauts fonctionnaires étaient venus en uniforme. La maréchale de la noblesse arriva avec Lisa, dont la beauté rehaussée par une luxueuse toilette était plus éblouissante que jamais. L’entrée de la jeune fille fit sensation ; tous les regards se fixèrent sur elle ; on se murmurait à l’oreille qu’elle cherchait des yeux Nicolas Vsévolodovitch ; mais ni Stavroguine, ni Barbara Pétrovna ne se trouvaient dans l’assistance. Je ne comprenais rien alors à la physionomie d’Élisabeth Nikolaïevna : pourquoi tant de bonheur, de joie, d’énergie, de force se reflétait-il sur son visage ? En me rappelant ce qui s’était passé la veille, je ne savais que penser. Cependant « les Lembke » se faisaient toujours désirer. C’était déjà une faute. J’appris plus tard que, jusqu’au dernier moment, Julie Mikhaïlovna avait attendu Pierre Stépanovitch ; depuis quelques temps elle ne pouvait plus se passer de lui, et néanmoins jamais elle ne s’avoua l’influence qu’il avait prise sur elle. Je note, entre parenthèses, que la veille, à la dernière séance du comité, Pierre Stépanovitch avait refusé de figurer parmi les commissaires de la fête, ce dont Julie Mikhaïlovna avait été désolée au point d’en pleurer. Au grand étonnement de la gouvernante, il ne se montra pas de toute la matinée, n’assista pas à la solennité littéraire, et resta invisible jusqu’au soir. Le public finit par manifester hautement son impatience. Personne non plus n’apparaissait sur l’estrade. Aux derniers rangs, on se mit à applaudir comme au théâtre. « Les Lembke en prennent trop à leur aise », grommelaient, en fronçant le sourcil, les hommes d’âge et les dames. Des rumeurs absurdes commençaient à circuler, même dans la partie la mieux composée de l’assistance : « Il n’y aura pas de fête », chuchotait-on, « Lembke ne va pas bien », etc., etc. Enfin, grâce à Dieu, André Antonovitch arriva, donnant le bras à sa femme. J’avoue que moi-même ne comptais plus guère sur leur présence. À l’apparition du gouverneur et de la gouvernante, un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. Lembke paraissait en parfaite santé ; telle fut, je m’en souviens, l’impression générale, car on peut s’imaginer combien de regards se portèrent sur lui. Je ferai observer que, dans la haute société de notre ville, fort peu de gens étaient disposés à admettre le dérangement intellectuel de Lembke ; on trouvait, au contraire, ses actions tout à fait normales, et l’on approuvait même la conduite qu’il avait tenue la veille sur la place. « C’est ainsi qu’il aurait fallu s’y prendre dès le commencement, déclaraient les gros bonnets. Mais au début on veut faire le philanthrope, et ensuite on finit par s’apercevoir que les vieux errements sont encore les meilleurs, les plus philanthropiques même », — voilà, du moins, comme on en jugeait au club. On ne reprochait au gouverneur que de s’être emporté dans cette circonstance : « il aurait dû montrer plus de sang-froid, on voit qu’il manque encore d’habitude », disaient les connaisseurs.

Julie Mikhaïlovna n’attirait pas moins les regards. Sans doute il ne m’appartient pas, et personne ne peut me demander de révéler des faits qui n’ont eu pour témoin que l’alcôve conjugale ; je sais seulement une chose : le soir précédent, Julie Mikhaïlovna était allée trouver André Antonovitch dans son cabinet ; au cours de cette entrevue, qui se prolongea jusque bien après minuit, le gouverneur fut pardon né et consolé, une franche réconciliation eut lieu entre les époux, tout fut oublié, et quand Von Lembke se mit à genoux pour exprimer à sa femme ses profonds regrets de la scène qu’il lui avait faite l’avant-dernière nuit, elle l’arrêta dès les premiers mots en posant d’abord sa charmante petite main, puis ses lèvres sur la bouche du mari repentant…

Aucun nuage n’assombrissait donc les traits de la gouvernante ; superbement vêtue, elle marchait le front haut, le visage rayonnant de bonheur. Il semblait qu’elle n’eût plus rien à désirer ; la fête, — but et couronnement de sa politique, — était maintenant une réalité. En se rendant à leurs places vis-à-vis de l’estrade, les deux Excellences saluaient à droite et à gauche la foule des assistants qui s’inclinaient sur leur passage. La maréchale de la noblesse se leva pour leur souhaiter la bienvenue… Mais alors se produisit un déplorable malentendu : l’orchestre exécuta tout à coup, non une marche quelconque, mais une de ces fanfares qui sont d’usage chez nous, au club, quand dans un dîner officiel on porte la santé de quelqu’un. Je sais maintenant que la responsabilité de cette mauvaise plaisanterie appartient à Liamchine ; ce fut lui qui, en sa qualité de commissaire, ordonna aux musiciens de jouer ce morceau, sous prétexte de saluer l’arrivée des « Lembke ». Sans doute il pouvait toujours mettre la chose sur le compte d’une bévue ou d’un excès de zèle… Hélas ! je ne savais pas encore que ces gens-là n’en étaient plus à chercher des excuses, et qu’ils jouaient leur va- tout dans cette journée. Mais la fanfare n’était qu’un prélude : tandis que le lapsus des musiciens provoquait dans le public des marques d’étonnement et des sourires, au fond de la salle et à la tribune retentirent soudain des hourras, toujours sensément pour faire honneur aux Lembke. Ces cris n’étaient poussés que par un petit nombre de personnes, mais ils durèrent assez longtemps. Julie Mikhaïlovna rougit, ses yeux étincelèrent. Arrivé à sa place, le gouverneur s’arrêta ; puis, se tournant du côté des braillards, il promena sur l’assemblée un regard hautain et sévère… On se hâta de le faire savoir. Je retrouvai, non sans appréhension, sur ses lèvres le sourire que je lui avais vu la veille dans le salon de sa femme, lorsqu’il considérait Stépan Trophimovitch avant de s’approcher de lui. Maintenant encore sa physionomie me paraissait offrir une expression sinistre et, — ce qui était pire, — légèrement comique : il avait l’air d’un homme s’immolant aux visées supérieures de son épouse… Aussitôt Julie Mikhaïlovna m’appela du geste : « Allez tout de suite trouver Karmazinoff, et suppliez-le de commencer », me dit-elle à voix basse. J’avais à peine tourné les talons quand survint un nouvel incident beaucoup plus fâcheux que le premier. Sur l’estrade vide vers laquelle convergeaient jusqu’à ce moment tous les regards et toutes les attentes, sur cette estrade inoccupée où l’on ne voyait qu’une chaise et une petite table, apparut soudain le colosse Lébiadkine en frac et en cravate blanche. Dans ma stupéfaction, je n’en crus pas mes yeux. Le capitaine semblait intimidé ; après avoir fait un pas sur l’estrade, il s’arrêta. Tout à coup, dans le public, retentit un cri : « Lébiadkine ! toi ? » À ces mots, la sotte trogne rouge du capitaine (il était complètement ivre) s’épanouit, dilatée par un sourire hébété. Il se frotta le front, branla sa tête velue, et, comme décidé à tout, fit deux pas en avant… Soudain un rire d’homme heureux, rire non pas bruyant, mais prolongé, secoua toute sa massive personne et rétrécit encore ses petits yeux. La contagion de cette hilarité gagna la moitié de la salle ; une vingtaine d’individus applaudirent. Dans le public sérieux, on se regardait d’un air sombre. Toutefois, cela ne dura pas plus d’une demi-minute. Lipoutine, portant le nœud de rubans, insigne de ses fonctions, s’élança brusquement sur l’estrade, suivi de deux domestiques. Ces derniers saisirent le capitaine, chacun par un bras, sans aucune brutalité, du reste, et Lipoutine lui parla à l’oreille. Lébiadkine fronça le sourcil : « Allons, puisque c’est ainsi, soit ! » murmura-t-il en faisant un geste de résignation ; puis il tourna au public son dos énorme, et disparut avec son escorte. Mais, au bout d’un instant, Lipoutine remonta sur l’estrade. Son sourire, d’ordinaire miel et vinaigre, était cette fois plus doucereux que de coutume. Tenant à la main une feuille de papier à lettres, il s’avança à petits pas jusqu’au bord de l’estrade.

— Messieurs, commença-t-il, — il s’est produit par inadvertance un malentendu comique, qui d’ailleurs est maintenant dissipé ; mais j’ai pris sur moi de vous transmettre la respectueuse prière d’un poète de notre ville… Pénétré de la pensée élevée et généreuse… nonobstant son extérieur… de la pensée qui nous a tous réunis… essuyer les larmes des jeunes filles de notre province que l’instruction ne met pas à l’abri de la misère… ce monsieur, je veux dire, ce poète d’ici… tout en désirant garder l’incognito… serait très heureux de voir sa poésie lue à l’ouverture du bal… je me trompe, je voulais dire, à l’ouverture de la séance littéraire. Quoique ce morceau ne figure pas sur le programme… car on l’a remis il y a une demi-heure… cependant, en raison de la remarquable naïveté de sentiment qui s’y trouve jointe à une piquante gaieté, il nous a semblé (nous, qui ? Je transcris mot pour mot ce speech confus et péniblement débité), il nous a semblé que cette poésie pouvait être lue, non pas, il est vrai, comme œuvre sérieuse, mais comme à-propos, pièce de circonstance… Bref, à titre d’actualité… D’autant plus que certains vers… Et je suis venu solliciter la permission du bienveillant public.

— Lisez ! cria quelqu’un au fond de la salle.

— Ainsi il faut lire ?

— Lisez ! lisez ! firent plusieurs voix.

— Je vais lire, puisque le public le permet, reprit Lipoutine avec son sourire doucereux. Pourtant il semblait encore indécis, et je crus même remarquer chez lui une certaine agitation. L’aplomb de ces gens là n’égale pas toujours leur insolence. Sans doute, en pareil cas, un séminariste n’aurait pas hésité ; mais Lipoutine, en dépit de ses opinions avancées, était un homme des anciennes couches.

— Je préviens, pardon, j’ai l’honneur de prévenir qu’il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’une ode comme on en composait autrefois pour les fêtes ; c’est plutôt, en quelque sorte, un badinage, mais on y trouve une sensibilité incontestable, relevée d’une pointe d’enjouement ; j’ajoute que cette pièce offre au plus haut degré le cachet de la réalité.

— Lis, lis !

Il déplia son papier. Qui aurait pu l’en empêcher ? N’était-il pas dûment autorisé par l’insigne honorifique qu’il portait sur l’épaule gauche ? D’une voix sonore il lut ce qui suit :

— Le poète complimente l’institutrice russe de notre province à l’occasion de la fête :

Salut, salut, institutrice !
Réjouis-toi, chante : Évohé !
Radicale ou conservatrice,
N’importe, maintenant ton jour est arrivé !

— Mais c’est de Lébiadkine ! Oui, c’est de Lébiadkine ! observèrent à haute voix quelques auditeurs. Des rires se firent entendre, il y eut même des applaudissements ; ce fut, du reste, l’exception.

Tout en enseignant la grammaire,
Tu fais de l’œil soir et matin,
Dans l’espoir décevant de plaire,
Du moins à quelque sacristain.

— Hourra ! Hourra !

Mais dans ce siècle de lumière,
Le rat d’église est un malin :
Pour l’épouser faut qu’on l’éclaire ;
Sans quibus, pas de sacristain !

— Justement, justement, voilà du réalisme, sans quibus y a pas de mèche !

Mais maintenant qu’en une fête
Nous avons ramassé de quoi
T’offrir une dot rondelette,
Nos compliments volent vers toi :
Radicale ou conservatrice,
N’importe, chante : Évohé !
Avec ta dot, institutrice,
Crache sur tout, ton jour est arrivé !

J’avoue que je n’en crus pas mes oreilles. L’impudence s’étalait là avec un tel cynisme qu’il n’y avait pas moyen d’excuser Lipoutine en mettant son fait sur le compte de la bêtise. D’ailleurs, Lipoutine n’était pas bête. L’intention était claire, pour moi du moins : on avait hâte de provoquer des désordres. Certains vers de cette idiote composition, le dernier notamment, étaient d’une grossièreté qui devait frapper l’homme le plus niais. Son exploit accompli, Lipoutine lui-même parut sentir qu’il était allé trop loin : confus de sa propre audace, il ne quitta pas l’estrade, et resta là comme s’il eût voulu ajouter quelque chose. L’attitude de l’auditoire était évidemment pour lui une déception : le groupe même des tapageurs, qui avait applaudi pendant la lecture, devint tout à coup silencieux ; il semblait que là aussi on fût déconcerté. Le plus drôle, c’est que quelques-uns, prenant au sérieux la pasquinade de Lébiadkine, y avaient vu l’expression consciencieuse de la vérité concernant les institutrices. Toutefois, l’excessif mauvais ton de cette poésie finit par leur ouvrir les yeux. Quant au vrai public, il n’était pas seulement scandalisé, il considérait comme un affront l’incartade de Lipoutine. Je ne me trompe pas en signalant cette impression. Julie Mikhaïlovna a dit plus tard qu’elle avait été sur le point de s’évanouir. Un vieillard des plus respectés invita sa femme à se lever, lui offrit son bras, et tous deux sortirent de la salle. Leur départ fut très remarqué ; qui sait ? d’autres désertions auraient peut-être suivi, si, à ce moment, Karmazinoff lui-même, en frac et en cravate blanche, n’était monté sur l’estrade avec un cahier à la main. Julie Mikhaïlovna adressa à son sauveur un regard chargé de reconnaissance… Mais déjà j’étais dans les coulisses ; il me tardait d’avoir une explication avec Lipoutine.

— Vous l’avez fait exprès ? lui dis-je, et dans mon indignation je le saisis par le bras.

Il prit aussitôt un air désolé.

— Je vous assure que je n’y ai mis aucune intention, répondit-il hypocritement ; — les vers ont été apportés tout à l’heure, et j’ai pensé que, comme amusante plaisanterie…

— Vous n’avez nullement pensé cela. Se peut-il que cette ordure vous paraisse une amusante plaisanterie ?

— Oui, c’est mon avis.

— Vous mentez, et il est également faux que ces vers vous aient été apportés tout à l’heure. C’est vous-même qui les avez composés en collaboration avec Lébiadkine pour faire du scandale ; peut-être étaient-ils écrits depuis hier. Le dernier est certainement de vous, j’en dirai autant de ceux où il est question du sacristain. Pourquoi Lébiadkine est-il arrivé en frac ? Vous vouliez donc qu’il lût lui-même cette poésie, s’il n’avait pas été ivre ?

Lipoutine me lança un regard froid et venimeux.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? demanda-t-il soudain avec un calme étrange.

— Comment, ce que cela me fait ? Vous portez aussi ce nœud de rubans… Où est Pierre Stépanovitch ?

— Je ne sais pas ; il est ici quelque part ; pourquoi ?

— Parce qu’à présent je vois clair dans votre jeu. C’est tout bonnement un coup monté contre Julie Mikhaïlovna. On veut troubler la fête…

De nouveau Lipoutine me regarda d’un air louche.

— Mais que vous importe ? répliqua-t-il avec un sourire, et il s’éloigna en haussant les épaules.

Je restai comme anéanti. Tous mes soupçons se trouvaient justifiés. Et j’espérais encore me tromper ! Que faire ? Un instant je pensais à consulter Stépan Trophimovitch, mais celui-ci, tout entier à la préparation de sa lecture qui devait suivre immédiatement celle de Karmazinoff, était en train d’essayer des sourires devant une glace : le moment aurait été mal choisi pour lui parler. Donner l’éveil à Julie Mikhaïlovna ? C’était trop tôt : la gouvernante avait besoin d’une leçon beaucoup plus sévère pour perdre ses illusions sur les « sympathies universelles » et le « dévouement fanatique » dont elle se croyait entourée. Loin d’ajouter foi à mes paroles, elle m’aurait considéré comme un visionnaire. « Eh ! me dis-je, après tout, que m’importe ? Quand cela commencera, j’ôterai mon nœud de rubans et je rentrerai chez moi. » Je me rappelle avoir prononcé textuellement ces mots : « Quand cela commencera. »

Mais il fallait aller entendre Karmazinoff. En jetant un dernier regard autour de moi, je vis circuler dans les coulisses un certain nombre de gens qui n’y avaient que faire ; parmi ces intrus se trouvaient même des femmes. Ces « coulisses » occupaient un espace assez étroit qu’un épais rideau dérobait à la vue du public ; un corridor postérieur les mettait en communication avec le reste de la maison. C’était là que nos lecteurs attendaient leur tour. Mais en ce moment mon attention fut surtout attirée par celui qui devait succéder sur l’estrade à Stépan Trophimovitch. Maintenant encore je ne suis pas bien fixé sur sa personnalité, j’ai entendu dire que c’était un professeur qui avait quitté l’enseignement à la suite de troubles universitaires. Arrivé depuis quelques jours seulement dans notre ville où l’avaient appelé je ne sais quelle affaire, il avait été présenté à Julie Mikhaïlovna ; et celle-ci l’avait accueilli comme un visiteur de distinction. Je sais maintenant qu’avant la lecture il n’était allé qu’une seule fois en soirée chez elle : il garda le silence tout le temps de sa visite, se bornant à écouter avec un sourire équivoque les plaisanteries risquées qui avaient cours dans l’entourage de la gouvernante ; le mélange d’arrogance et d’ombrageuse susceptibilité qui se manifestait dans ses façons produisit sur tout le monde une impression désagréable. Ce fut Julie Mikhaïlovna elle-même qui le pria de prêter son concours à la solennité littéraire. À présent il se promenait d’un coin à l’autre et marmottait à part soi, comme Stépan Trophimovitch ; seulement, à la différence de ce dernier, il tenait ses yeux fixés à terre au lieu de se regarder dans une glace. Lui aussi souriait fréquemment, mais ses sourires avaient une expression féroce et ne ressemblaient nullement à des risettes préparées pour le public. Évidemment je n’aurais rien gagné à m’adresser à lui. Ce personnage, convenablement vêtu, paraissait âgé d’une quarantaine d’années ; il était petit, chauve, et porteur d’une barbe grisonnante. Je remarquai surtout qu’à chaque tour qu’il faisait dans la chambre, il levait le bras droit en l’air, brandissait son poing fermé au-dessus de sa tête, et l’abaissait brusquement comme pour assommer un ennemi imaginaire. Il exécutait ce geste à chaque instant. Une sensation de malaise commençait à m’envahir ; je courus entendre Karmazinoff.

III[modifier]

Dans la salle, les choses semblaient devoir prendre une mauvaise tournure. Je le déclare d’avance : je m’incline devant la majesté du génie ; mais pourquoi donc nos grands hommes, arrivés au terme de leur glorieuse carrière, se comportent-ils parfois comme de vrais gamins ? Pourquoi Karmazinoff se présenta-t-il avec la morgue de cinq chambellans ? Est-ce qu’on peut tenir, une heure durant, un public comme le nôtre attentif à la lecture d’un seul article ? J’ai remarqué qu’en général, dans les matinées littéraires, un écrivain, quel que soit son mérite, joue très gros jeu s’il prétend se faire écouter plus de vingt minutes. À la vérité, lorsque le grand romancier se montra, il fut très respectueusement accueilli : les vieillards mêmes les plus gourmés manifestèrent une curiosité sympathique, et chez les dames il y eut comme de l’enthousiasme. Toutefois on applaudit peu et sans conviction. En revanche, la foule assise aux derniers rangs se tint parfaitement tranquille jusqu’au moment où Karmazinoff prit la parole, et, si alors une manifestation inconvenante se produisit, elle resta isolée. J’ai déjà dit que l’écrivain avait une voix trop criarde, un peu féminine même, et que de plus il susseyait d’une façon tout aristocratique. À peine venait-il de prononcer quelques mots qu’un auditeur, probablement mal élevé et doué d’un caractère gai, se permit de rire aux éclats. Du reste, loin de faire chorus avec ce malappris, les assistants s’empressèrent de lui imposer le silence. Mais voilà que Karmazinoff déclare en minaudant que « d’abord il s’était absolument refusé à toute lecture » (il avait bien besoin de dire cela !). « Il y a des lignes qui jaillissent des plus intimes profondeurs de l’âme et qu’on ne peut sans profanation livrer au public » (eh bien, alors pourquoi les lui livrait-il ?) ; « mais force lui a été de céder aux instances dont on l’a accablé, et comme, de plus, il dépose la plume pour toujours et a juré de ne plus rien écrire, eh bien, il a écrit cette dernière chose ; et comme il a juré de ne plus rien lire en public, il lira au public ce dernier article » ; et patati et patata.

Mais tout cela aurait encore passé, car qui ne connaît les préfaces des auteurs ? J’observai pourtant que cet exorde était maladroit, alors qu’on s’adressait à un public comme le nôtre, c’est-à-dire peu cultivé et en partie composé d’éléments turbulents. N’importe, tout aurait été sauvé si Karmazinoff avait lu une petite nouvelle, un court récit dans le genre de ceux qu’il écrivait autrefois, et où, à côté de beaucoup de manière et d’afféterie, on trouvait souvent de l’esprit. Au lieu de cela, il nous servit une rapsodie interminable. Mon Dieu, que n’y avait-il pas là-dedans ? C’était à faire tomber en catalepsie le public même de Pétersbourg, à plus forte raison le nôtre. Figurez-vous près de deux feuilles d’impression remplies par le bavardage le plus prétentieux et le plus inutile ; pour comble, ce monsieur avait l’air de lire à contre-cœur et comme par grâce, ce qui devait nécessairement froisser l’auditoire. Le thème… Mais qui pourrait en donner une idée ? C’étaient des impressions, des souvenirs. Impressions de quoi ? Souvenirs de quoi ? Nos provinciaux eurent beau se torturer l’esprit pendant toute la première partie de la lecture, ils n’y comprirent goutte ; aussi n’écoutèrent-ils la seconde que par politesse. À la vérité, il était beaucoup parlé d’amour, de l’amour du génie pour une certaine personne, mais j’avoue que cela n’avait pas très bonne grâce. À mon avis, ce petit homme bedonnant prêtait un peu au ridicule en racontant l’histoire de son premier baiser… Comme de juste, ces amours ne ressemblent pas à celles de tout le monde, elles sont encadrées dans un paysage tout particulier. Là croissent des genêts. (Étaient-ce bien des genêts ? En tout cas, c’était une plante qu’il fallait chercher dans un livre de botanique.) Le ciel a une teinte violette que sans doute aucun mortel n’a jamais vue, c’est-à-dire que tous l’ont bien vue, mais sans la remarquer, « tandis que moi », laisse entendre Karmazinoff, « je l’ai observée et je vous la décris, à vous autres imbéciles, comme la chose la plus ordinaire ». L’arbre sous lequel les deux amants sont assis est d’une couleur orange. Ils se trouvent quelque part en Allemagne. Soudain ils aperçoivent Pompée ou Cassius la veille d’une bataille, et le froid de l’extase pénètre l’intéressant couple. On entend le chalumeau d’une nymphe cachée dans les buissons. Glück, dans les roseaux, se met à jouer du violon. Le morceau qu’il joue est nommé en toutes lettres, mais personne ne le connaît, en sorte qu’il faut se renseigner à ce sujet dans un dictionnaire de musique. Sur ces entrefaites, le brouillard s’épaissit, il s’épaissit au point de ressembler plutôt à un million de coussins qu’à un brouillard. Tout d’un coup la scène change : le grand génie traverse le Volga en hiver au moment du dégel. Deux pages et demie de description. La glace cède sous les pas du génie qui disparaît dans le fleuve. Vous le croyez noyé ? Allons donc ! Tandis qu’il est en train de boire une tasse, devant lui s’offre un glaçon, un tout petit glaçon, pas plus gros qu’un pois, mais pur et transparent « comme une larme gelée », dans lequel se reflète l’Allemagne, ou, pour mieux dire, le ciel de l’Allemagne. « À cette vue, je me rappelai la larme qui, tu t’en souviens, jaillit de tes yeux lorsque nous étions assis sous l’arbre d’émeraude et que tu t’écriais joyeusement : « Il n’y pas de crime ! » — Oui, dis-je à travers mes pleurs, mais s’il en est ainsi, il n’y a pas non plus de justes. Nous éclatâmes en sanglots et nous nous séparâmes pour toujours. » — Le glaçon continue sa route vers la mer, le génie descend dans des cavernes ; après un voyage souterrain de trois années, il arrive à Moscou, sous la tour de Soukhareff. Tout à coup, dans les entrailles du sol, il aperçoit une lampe, et devant la lampe un ascète. Ce dernier est en prière. Le génie se penche vers une petite fenêtre grillée, et soudain il entend un soupir. Vous pensez que c’est l’ascète qui a soupiré ? Il s’agit bien de votre ascète ! Non, ce soupir rappelle tout simplement au génie le premier soupir de la femme aimée, « trente-sept ans auparavant, lorsque, tu t’en souviens, en Allemagne, nous étions assis sous l’arbre d’agate, et que tu me disais : « À quoi bon aimer ? Regarde, l’ombre grandit autour de nous, et j’aime, mais l’ombre cessera de grandir et je cesserai d’aimer. » Alors le brouillard s’épaissit encore. Hoffmann apparaît, une nymphe exécute une mélodie de Chopin, et tout à coup à travers le brouillard on aperçoit, au- dessus des toits de Rome, Ancus Marcius couronné de lauriers… »Un frisson d’extase nous courut dans le dos, et nous nous séparâmes pour toujours », etc., etc. En un mot, il se peut que mon compte rendu ne soit pas d’une exactitude absolue, mais je suis sûr d’avoir reproduit fidèlement le fond de ce bavardage. Et enfin quelle passion chez nos grands esprits pour la calembredaine pompeuse ! Les grands philosophes, les grands savants, les grands inventeurs européens, — tous ces travailleurs intellectuels ne sont décidément pour notre grand génie russe que des marmitons qu’il emploie dans sa cuisine. Il est le maître dont ils attendent les ordres chapeau bas. À la vérité, sa raillerie hautaine n’épargne pas non plus son pays, et rien ne lui est plus agréable que de proclamer devant les grands esprits de l’Europe la banqueroute complète de la Russie, mais quant à lui-même — non, il plane au-dessus de tous ces éminents penseurs européens ; ils ne sont bons qu’à lui fournir des matériaux pour ses concetti. Il prend une idée à l’un d’eux, l’accouple à son contraire et le tour est fait. Le crime existe, le crime n’existe pas ; il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justes ; l’athéisme, le darwinisme, les cloches de Moscou… Mais, hélas ! il ne croit plus aux cloches de Moscou ; Rome, les lauriers… Mais il ne croit même plus aux lauriers… Ici l’accès obligé de spleen byronien, une grimace de Heine, une boutade Petchorine, — et la machine repart… « Du reste, louez-moi, louez-moi, j’adore les éloges ; si je dis que je dépose la plume, c’est pure coquetterie de ma part ; attendez, je vous ennuierai encore trois cents fois, vous vous fatiguerez de me lire… »

Comme bien on pense, cette élucubration ne fut pas écoutée jusqu’au bout sans murmures, et le pire, c’est que Karmazinoff provoqua lui-même les interruptions qui égayèrent la fin de sa lecture. Depuis longtemps déjà le public toussait, se mouchait, faisait du bruit avec ses pieds, bref, donnait les marques d’impatience qui ont coutume de se produire quand, dans une matinée littéraire, un lecteur, quel qu’il soit, occupe l’estrade plus de vingt minutes. Mais le grand écrivain ne remarquait rien de tout cela et continuait le plus tranquillement du monde à débiter ses jolies phrases. Tout à coup, au fond de la salle, retentit une voix isolée, mais forte :

— Seigneur, quelles fadaises !

Ces mots furent dits, j’en suis convaincu, sans aucune arrière- pensée de manifestation : c’était le cri involontaire d’un auditeur excédé. M. Karmazinoff s’arrêta, promena sur l’assistance un regard moqueur et demanda du ton d’un chambellan atteint dans sa dignité :

— Il paraît, messieurs, que je ne vous ai pas mal ennuyés ?

Parole imprudente au premier chef, car, en interrogeant ainsi le public, il donnait par cela même à n’importe quel goujat la possibilité et, en quelque sorte, le dr oit de lui répondre, tandis que s’il n’avait rien dit, l’auditoire l’aurait laissé achever sa lecture sans encombre, ou, du moins, se serait borné, comme précédemment, à de timides protestations. Peut-être espérait-il obtenir des applaudissements en réponse à sa question ; en ce cas, il se serait trompé : la salle resta muette, oppressée qu’elle était par un vague sentiment d’inquiétude.

— Vous n’avez jamais vu Ancus Marcius, tout cela, c’est du style, observa soudain quelqu’un d’une voix pleine d’irritation et même de douleur.

— Précisément, se hâta d’ajouter un autre : — maintenant que l’on connaît les sciences naturelles, il n’y a plus d’apparitions. Mettez-vous d’accord avec les sciences naturelles.

— Messieurs, j’étais fort loin de m’attendre à de telles critiques, répondit Karmazinoff extrêmement surpris.

Depuis qu’il avait élu domicile à Karlsruhe, le grand génie était tout désorienté dans sa patrie.

— À notre époque, c’est une honte de venir dire que le monde a pour support trois poissons, cria tout à coup une demoiselle. — Vous, Karmazinoff, vous n’avez pas pu descendre dans la caverne où vous prétendez avoir vu votre ermite. D’ailleurs, qui parle des ermites à présent ?

— Messieurs, je suis on ne peut plus étonné de vous voir prendre cela si sérieusement. Du reste… du reste, vous avez parfaitement raison. Personne plus que moi ne respecte la vérité, la réalité…

Bien qu’il sourît ironiquement, il était fort troublé. Sa physionomie semblait dire : « Je ne suis pas ce que vous pensez, je suis avec vous, seulement louez-moi, louez-moi le plus possible, j’adore cela… »

À la fin, piqué au vif, il ajouta :

— Messieurs, je vois que mon pauvre petit poème n’a pas atteint le but. Et moi-même, paraît-il, je n’ai pas été plus heureux.

— Il visait une corneille, et il a atteint une vache, brailla quelqu’un.

Mieux eût valu sans doute ne pas relever cette observation d’un imbécile probablement ivre. Il est vrai qu’elle fut suivie de rires irrespectueux.

— Une vache, dites-vous ? répliqua aussitôt Karmazinoff dont la voix devenait de plus en plus criarde. — Pour ce qui est des corneilles et des vaches, je prends, messieurs, la liberté de m’abstenir. Je respecte trop le public, quel qu’il soit, pour me permettre des comparaisons, même innocentes ; mais je pensais…

— Pourtant, monsieur, vous ne devriez pas tant… interrompit un des auditeurs assis aux derniers rangs.

— Mais je supposais qu’en déposant la plume et en prenant congé du lecteur, je serais écouté…

Au premier rang, quelques-uns osèrent enfin élever la voix :

— Oui, oui, nous désirons vous entendre, nous le désirons ! crièrent-ils.

— Lisez, lisez ! firent plusieurs dames enthousiastes, et à la fin retentirent quelques maigres applaudissements. Karmazinoff grimaça un sourire et se leva à demi.

— Croyez, Karmazinoff, que tous considèrent comme un honneur… ne put s’empêcher de dire la maréchale de la noblesse.

Soudain, au fond de la salle, se fit entendre une voix fraîche et juvénile. C’était celle d’un professeur de collège, noble et beau jeune homme arrivé récemment dans notre province.

— Monsieur Karmazinoff, dit-il en se levant à demi, — si j’étais assez heureux pour avoir un amour comme celui que vous nous avez dépeint, je me garderais bien d’y faire la moindre allusion dans un article destiné à une lecture publique.

Il prononça ces mots le visage couvert de rougeur.

— Messieurs, cria Karmazinoff, — j’ai fini. Je vous fais grâce des dernières pages et je me retire. Permettez-moi seulement de lire la conclusion : elle n’a que six lignes…

Sur ce, il prit son manuscrit, et, sans se rasseoir, commença :

— Oui, ami lecteur, adieu ! Adieu, lecteur ; je n’insiste même pas trop pour que nous nous quittions en amis : à quoi bon, en effet, t’importuner ? Bien plus, injurie-moi, oh ! injurie-moi autant que tu voudras, si cela peut t’être agréable. Mais le mieux est que nous nous oubliions désormais l’un l’autre. Et lors même que vous tous, lecteurs, vous auriez la bonté de vous mettre à mes genoux, de me supplier avec larmes, de me dire : « Écris, oh ! écris pour nous, Karmazinoff, pour la patrie, pour la postérité, pour les couronnes de laurier », alors encore je vous répondrais, bien entendu en vous remerciant avec toute la politesse voulue : « Non, nous avons fait assez longtemps route ensemble, chers compatriotes, merci ! L’heure de la séparation est venue ! Merci, merci, merci ! »

Karmazinoff salua cérémonieusement et, rouge comme un homard, rentra dans les coulisses.

— Personne ne se mettra à ses genoux ; voilà une supposition bizarre !

— Quel amour-propre !

— C’est seulement de l’humour, observa un critique plus intelligent.

— Oh ! laissez-nous tranquille avec votre humour !

— Pourtant c’est de l’insolence, messieurs.

— Du moins à présent nous en sommes quittes.

— A-t-il été assez ennuyeux !

Les auditeurs des derniers rangs n’étaient pas les seuls à témoigner ainsi leur mauvaise humeur, mais les applaudissements du public comme il faut couvrirent la voix de ces malappris. On rappela Karmazinoff. Autour de l’estrade se groupèrent plusieurs dames ayant à leur tête la gouvernante et la maréchale de la noblesse. Julie Mikhaïlovna présenta au grand écrivain, sur un coussin de velours blanc, une magnifique couronne de lauriers et de roses naturelles.

— Des lauriers ! dit-il avec un sourire fin et un peu caustique ; - — sans doute, je suis touché et je reçois avec une vive émotion cette couronne qui a été prépa rée d’avance, mais qui n’a pas encore eu le temps de se flétrir ; toutefois, mesdames, je vous l’assure, je suis devenu tout d’un coup réaliste au point de croire qu’à notre époque les lauriers font beaucoup mieux dans les mains d’un habile cuisinier que dans les miennes…

— Oui, un cuisinier est plus utile, cria un séminariste, celui-là même qui s’était trouvé à la « séance » chez Virguinsky. Il régnait une certaine confusion dans la salle. Bon nombre d’individus avaient brusquement quitté leurs places pour se rapprocher de l’estrade où avait lieu la cérémonie du couronnement.

— Moi, maintenant, je donnerais bien encore trois roubles pour un cuisinier, ajouta un autre qui fit exprès de prononcer ces mots à très haute voix.

— Moi aussi.

— Moi aussi.

— Mais se peut-il qu’il n’y ait pas de buffet ici ?

— Messieurs, c’est une vraie flouerie…

Je dois du reste reconnaître que la présence des hauts fonctionnaires et du commissaire de police imposait encore aux tapageurs. Au bout de dix minutes tout le monde avait repris sa place, mais l’ordre n’était pas rétabli. La fermentation des esprits faisait prévoir une explosion, quand arriva, comme à point nommé, le pauvre Stépan Trophimovitch…

IV[modifier]

J’allai pourtant le relancer encore une fois dans les coulisses pour lui faire part de mes craintes. Au moment où je l’accostai, il montait les degrés de l’estrade.

— Stépan Trophimovitch, lui dis-je vivement, — dans ma conviction un désastre est inévitable ; le mieux pour vous est de ne pas vous montrer ; prétextez une cholérine et retournez chez vous à l’instant même : je vais me débarrasser de mon nœud de rubans et je vous accompagnerai.

Il s’arrêta brusquement, me toisa des pieds à la tête et répliqua d’un ton solennel :

— Pourquoi donc, monsieur, me croyez-vous capable d’une pareille lâcheté ?

Je n’insistai pas. J’étais intimement persuadé qu’il allait déclencher une épouvantable tempête. Tandis que cette pensée me remplissait de tristesse, j’aperçus de nouveau le professeur qui devait succéder sur l’estrade à Stépan Trophimovitch. Comme tantôt, il se promenait de long en large, absorbé en lui-même et monologuant à demi-voix ; ses lèvres souriaient avec une expression de malignité triomphante. Je l’abordai, presque sans me rendre compte de ce que je faisais.

— Vous savez, l’avertis-je, — de nombreux exemples prouvent que l’attention du public ne résiste pas à une lecture prolongée au- delà de vingt minutes. Il n’y a pas de célébrité qui puisse se faire écouter pendant une demi-heure…

À ces mots, il interrompit soudain sa marche et tressaillit même comme un homme offensé. Une indicible arrogance se peignit sur son visage.

— Ne vous inquiétez pas, grommela-t-il d’un ton méprisant, et il s’éloigna. En ce moment retentit la voix de Stépan Trophimovitch.

— « Eh ! que le diable vous emporte tous ! » pensai-je, et je rentrai précipitamment dans la salle.

L’agitation provoquée par la lecture de Karmazinoff durait encore lorsque Stépan Trophimovitch prit possession du fauteuil. Aux belles places, les physionomies se refrognèrent sensiblement dès qu’il se montra. (Dans ces derniers temps, le club lui battait froid.) Du reste, il dut encore s’estimer heureux de n’être pas chuté. Depuis la veille, une idée étrange hantait obstinément mon esprit : il me semblait toujours que l’apparition de Stépan Trophimovitch serait ac cueillie par une bordée de sifflets. Tout d’abord cependant, par suite du trouble qui continuait à régner dans la ville, on ne remarqua même pas sa présence. Et que pouvait-il espérer, si l’on traitait ainsi Karmazinoff ? Il était pâle ; après une éclipse de dix ans, c’était la première fois qu’il reparaissait devant le public. Son émotion et certains indices très significatifs pour quelqu’un qui le connaissait bien, me prouvèrent qu’en montant sur l’estrade il se préparait à jouer la partie suprême de son existence. Voilà ce que je craignais. Cet homme m’était cher. Et que devins-je quand il ouvrit la bouche, quand j’entendis sa première phrase !

— Messieurs ! commença-t-il de l’air le plus résolu, quoique sa voix fût comme étranglée : — Messieurs ! ce matin encore j’avais devant moi une de ces petites feuilles clandestines qui depuis peu circulent ici, et pour la centième fois je me posais la question : « En quoi consiste son secret ? »

Instantanément le silence se rétablit dans toute la salle ; tous les regards se portèrent vers l’orateur, quelques-uns avec inquiétude. Il n’y a pas à dire, dès son premier mot il avait su conquérir l’attention. On voyait même des têtes émerger des coulisses ; Lipoutine et Liamchine écoutaient avidement. Sur un nouveau signe que me fit la gouvernante, j’accourus auprès d’elle.

— Faites-le taire, coûte que coûte, arrêtez-le ! me dit tout bas Julie Mikhaïlovna angoissée.

Je me contentai de hausser les épaules ; est-ce qu’on peut faire taire un homme décidé à parler ? Hélas ! je comprenais Stépan Trophimovitch.

— Eh ! c’est des proclamations qu’il s’agit ! chuchotait-on dans le public ; l’assistance tout entière était profondément remuée.

— Messieurs, j’ai découvert le mot de l’énigme : tout le secret de l’effet que produisent ces écrits est dans leur bêtise ! poursuivit Stépan Trophimovitch dont les yeux lançaient des flammes. — Oui, messieurs, si cette bêtise était voulue, simulée par calcul, — oh ! ce serait du génie ! Mais il faut rendre justice aux rédacteurs de ces papiers : ils n’y mettent aucune malice. C’est la bêtise dans son essence la plus pure, quelque chose comme un simple chimique. Si cela était formulé d’une façon un peu plus intelligente, tout le monde en reconnaîtrait immédiatement la profonde absurdité. Mais maintenant on hésite à se prononcer : personne ne croit que cela soit si foncièrement bête. « Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose là-dessous », se dit chacun, et l’on cherche un secret, on flaire un sens mystérieux, on veut lire entre les lignes, — l’effet est obtenu ! Oh ! jamais encore la bêtise n’avait reçu une récompense si éclatante, elle qui pourtant a si souvent mérité d’être récompensée… Car, soit dit entre parenthèses, la bêtise et le génie le plus élevé jouent un rôle également utile dans les destinées de l’humanité…

— Calembredaines de 1840 ! remarqua quelqu’un.

Quoique faite d’un ton très modeste, cette observation lâcha, pour ainsi dire, l’écluse à un déluge d’interruptions ; la salle se remplit de bruit.

L’exaltation de Stépan Trophimovitch atteignit les dernières limites.

— Messieurs, hourra ! Je propose un toast à la bêtise ! cria-t-il, bravant l’auditoire.

Je m’élançai vers lui sous prétexte de lui verser un verre d’eau.

— Stépan Trophimovitch, retirez-vous, Julie Mikhaïlovna vous en supplie…

— Non, laissez-moi, jeune homme désoeuvré ! me répondit-il d’une voix tonnante.

Je m’enfuis.

— Messieurs ! continua-t-il, — pourquoi cette agitation, pourquoi les cris d’indignation que j’entends ? je me présente avec le rameau d’olivier. J’apporte le dernier mot, car dans cette affaire je l’aurai, — et nous nous réconcilierons.

— À bas ! crièrent les uns.

— Pas si vite, laissez-le parler, laissez-le s’expliquer, firent les autres. Un des plus échauffés était le jeune professeur qui, depuis qu’il avait osé prendre la parole, semblait ne plus pouvoir s’arrêter.

— Messieurs, le dernier mot de cette affaire, c’est l’amnistie. Moi, vieillard dont la carrière est terminée, je déclare hautement que l’esprit de vie souffle comme par le passé, et que la sève vitale n’est pas desséchée dans la jeune génération. L’enthousiasme de la jeunesse contemporaine est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui qui nous animait. Seulement l’objectif n’est plus le même, un culte a été remplacé par un autre ! Toute la question qui nous divise se réduit à ceci : lequel est le plus beau, de Shakespeare ou d’une paire de bottes, de Raphaël ou du pétrole ?

— C’est une dénonciation ! vociférèrent plusieurs.

— Ce sont des questions compromettantes !

— Agent provocateur !

— Et moi je déclare, reprit avec une véhémence extraordinaire Stépan Trophimovitch, — je déclare que Shakespeare et Raphaël sont au-dessus de l’affranchissement des paysans, au-dessus de la nationalité, au-dessus du socialisme, au-dessus de la jeune génération, au-dessus de la chimie, presque au-dessus du genre humain, car ils sont le fruit de toute l’humanité et peut-être le plus haut qu’elle puisse produire ! Par eux la beauté a été réalisée dans sa forme supérieure, et sans elle peut-être ne consentirais-je pas à vivre… Ô mon Dieu ! s’écria-t-il en frappant ses mains l’une contre l’autre, — ce que je dis ici, je l’ai dit à Pétersbourg exactement dans les mêmes termes il y a dix ans ; alors comme aujourd’hui ils ne m’ont pas compris, ils m’ont conspué et réduit au silence ; hommes bornés, que vous faut-il pour comprendre ? savez-vous que l’humanité peut se passer de l’Angleterre, qu’elle peut se passer de l’Allemagne, qu’elle peut, trop facilement, hélas ! se passer de la Russie, qu’à la rigueur elle n’ a besoin ni de science ni de pain, mais que seule la beauté lui est indispensable, car sans la beauté il n’y aurait rien à faire dans le monde ! Tout le secret, toute l’histoire est là ! La science même ne subsisterait pas une minute sans la beauté, — savez-vous cela, vous qui riez ? — elle se transformerait en une routine servile, elle deviendrait incapable d’inventer un clou !… Je tiendrai bon ! acheva-t-il d’un air d’égarement, et il déchargea un violent coup de poing sur la table.

Tandis qu’il divaguait de la sorte, l’effervescence ne faisait qu’augmenter dans la salle. Beaucoup quittèrent précipitamment leurs places ; un flot tumultueux se porta vers l’estrade. Tout cela se passa beaucoup plus rapidement que je ne le raconte, et l’on n’eut pas le temps de prendre des mesures. Peut-être aussi ne le voulut-on pas.

— Vous l’avez belle, polisson qui êtes défrayé de tout ! hurla le séminariste. Il s’était campé vis-à-vis de l’orateur, et se plaisait à l’invectiver. Stépan Trophimovitch s’en aperçut, et s’avança vivement jusqu’au bord de l’estrade.

— Ne viens-je pas de déclarer que l’enthousiasme de la jeune génération est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui de l’ancienne, et qu’il a seulement le tort de se tromper d’objet ? Cela ne vous suffit pas ? Et si celui qui tient ce langage est un père outragé, tué, est-il possible, ô hommes bornés, est-il possible de donner l’exemple d’une impartialité plus haute, d’envisager les choses d’un œil plus froid et plus désintéressé ?… Hommes ingrats… injustes… pourquoi, pourquoi refusez-vous la réconciliation ?

Et tout à coup il se mit à sangloter convulsivement. De ses yeux jaillissaient des larmes qu’il essuyait avec ses doigts. Les sanglots secouaient ses épaules et sa poitrine. Il avait perdu tout souvenir du lieu où il se trouvait.

La plupart des assistants se levèrent épouvantés. Julie Mikhaïlovna elle-même se dressa brusquement, saisit André Antonovitch par le bras et l’obligea à se lever… Le scandale était à son comble.

— Stépan Trophimovitch ! cria joyeusement le séminariste. — Ici en ville et dans les environs rôde à présent un forçat évadé, le galérien Fedka. Il ne vit que de brigandage, et, dernièrement encore, il a commis un nouvel assassinat. Permettez-moi de vous poser une question : si, il y a quinze ans, vous ne l’aviez pas fait soldat pour payer une dette de jeu, en d’autres termes, si vous ne l’aviez pas joué aux cartes et perdu, dites-moi, serait-il allé aux galères ? Assassinerait-il les gens, comme il le fait aujourd’hui, dans la lutte pour l’existence ? Que répondrez-vous, monsieur l’esthéticien ?

Je renonce à décrire la scène qui suivit. D’abord éclatèrent des applaudissements frénétiques. Les claqueurs ne formaient guère que le cinquième de l’auditoire, mais ils suppléaient au nombre par l’énergie. Tout le reste du public se dirigea en masse vers la porte ; mais, comme le groupe qui applaudissait ne cessait de s’avancer vers l’estrade, il en résulta une cohue extraordinaire. Les dames poussaient des cris, plusieurs demoiselles demandaient en pleurant qu’on les ramenât chez elles. Debout, à côté de son fauteuil, Lembke promenait fréquemment autour de lui des regards d’une expression étrange. Julie Mikhaïlovna avait complètement perdu la tête, — pour la première fois depuis son arrivée chez nous. Quant à Stépan Trophimovitch, sur le moment il parut foudroyé par la virulente apostrophe du séminariste ; mais tout à coup, élevant ses deux bras en l’air comme pour les étendre au- dessus du public, il s’écria :

— Je secoue la poussière de mes pieds, et je maudis… C’est la fin… la fin…

Puis il fit un geste de menace et disparut dans les coulisses.

— Il a insulté la société !… Verkhovensky ! vociférèrent les forcenés ; ils voulurent même s’élancer à sa poursuite. Le désordre ne pouvait déjà plus être réprimé quand, pour l’attiser encore, fit tout à coup irruption sur l’estrade le troisième lecteur, ce maniaque qui brandissait toujours le poing dans les coulisses.

Son aspect était positivement celui d’un fou. Plein d’un aplomb sans bornes, ayant sur les lèvres un large sourire de triomphe, il considérait avec un plaisir évident l’agitation de la salle. Un autre se fût effrayé d’avoir à parler au milieu d’un tel tumulte ; lui, au contraire, s’en réjouissait visiblement. Cela était si manifeste que l’attention se porta aussitôt sur lui.

— Qu’est-ce encore que celui-là ? entendait-on dans l’assistance, — Qui est-il ? Tss ! Que va-t-il dire ?

— Messieurs ! cria à tue-tête le maniaque debout tout au bord de l’estrade (sa voix glapissante ressemblait fort au soprano aigu de Karmazinoff, seulement il ne susseyait pas) : — Messieurs ! Il y a vingt ans, à la veille d’entrer en lutte avec la moitié de l’Europe, la Russie réalisait l’idéal aux yeux de nos classes dirigeantes. Les gens de lettres remplissaient l’office de censeurs ; dans les universités, on enseignait la marche au pas ; l’armée était devenue une succursale du corps de ballet ; le peuple payait des impôts et se taisait sous le knout du servage. Le patriotisme consistait pour les fonctionnaires à pressurer les vivants et les morts. Ceux qui s’interdisaient les concussions passaient pour des factieux, car ils troublaient l’harmonie. Les forêts de bouleaux étaient dévastées pour assurer le maintien de l’ordre. L’Europe tremblait… Mais jamais la Russie, durant les mille années de sa stupide existence, n’avait encore connue une telle honte…

Il leva son poing, l’agita d’un air menaçant au-dessus de sa tête, et soudain le fit retomber avec autant de colère que s’il se fut agi pour lui de terrasser un ennemi. Des battements de mains, des acclamations enthousiastes retentirent de tous côtés. La moitié de la salle applaudissait à tout rompre. On était empoigné, et certes il y avait de quoi l’être : cet homme traînait la Russie dans la boue, comment n’aurait-on pas exulté ?

— Voilà l’affaire ! Oui, c’est cela ! Hourra ! Non, ce n’est plus de l’esthétique, cela !

— Depuis lors, poursuivit l’énergumène, — vingt ans se sont écoulés. On a rouvert les universités, et on les a multipliées. La marche au pas n’est plus qu’une légende ; il manque des milliers d’officiers pour que les cadres soient au complet. Les chemins de fer ont dévoré tous les capitaux, et, pareil à une immense toile d’araignée, le réseau des voies ferrées s’est étendu sur toute la Russie, si bien que dans quinze ans on pourra voyager n’importe où. Les ponts ne brûlent que de loin en loin, et quand les villes se permettent d’en faire autant, elles respectent du moins l’ordre établi : c’est régulièrement, chacune à son tour, dans la saison des incendies, qu’elles deviennent la proie des flammes. Les tribunaux rendent des jugements dignes de Salomon, et si les jurés trafiquent de leur verdict, c’est uniquement parce que le struggle for life les y oblige, sous peine de mourir de faim. Les serfs sont émancipés, et, au lieu d’être fouettés par leurs seigneurs, ils se fouettent maintenant les uns les autres. On absorbe des océans d’eau-de-vie au grand avantage du Trésor, et, comme nous avons déjà derrière nous dix siècles de stupidité, on élève à Novgorod un monument colossal en l’honneur de ce millénaire. L’Europe fronce les sourcils et recommence à s’inquiéter… Quinze ans de réformes ! Et pourtant jamais la Russie, même aux époques les plus grotesques de sa sotte histoire, n’était arrivée…

Les cris de la foule ne me permirent pas d’entendre la fin de la phrase. Je vis encore une fois le maniaque lever son bras et l’abaisser d’un air triomphant. L’enthousiasme ne connaissait plus de bornes : c’étaient des applaudissements, des bravos auxquels plusieurs dames ne craignaient pas de mêler leur voix. On aurait dit que tous ces gens étaient ivres. L’orateur parcourut des yeux le public ; la joie qu’il éprouvait de son succès semblait lui avoir enlevé la conscience de lui-même. Lembke, en proie à une agitation inexprimable, donna un ordre à quelqu’un. Julie Mikhaïlovna, toute pâle, dit vivement quelques mots au prince qui était accouru auprès d’elle… Tout à coup, six appariteurs sortirent des coulisses, saisirent le maniaque et l’arrachèrent de l’estrade. Comment réussit-il à se dégager de leurs mains ? je ne puis le comprendre, toujours est-il qu’on le vit reparaître sur la plate-forme, brandissant le poing et criant de toute sa force :

— Mais jamais la Russie n’était encore arrivée…

De nouveau on s’empara de lui et on l’entraîna. Une quinzaine d’individus s’élancèrent dans les coulisses pour le délivrer, mais, au lieu d’envahir l’estrade, ils se ruèrent sur la mince cloison latérale qui séparait les coulisses de la salle et finirent par la jeter bas… Puis je vis sans en croire mes yeux l’étudiante (soeur de Virguinsky) escalader brusquement l’estrade : elle était là avec son rouleau de papier sous le bras, son costume de voyage, son teint coloré et son léger embonpoint ; autour d’elle se trouvaient deux ou trois femmes et deux ou trois hommes parmi lesquels son mortel ennemi, le collégien. Je pus même entendre la phrase :

— « Messieurs, je suis venue pour faire connaître les souffrances des malheureux étudiants et susciter partout l’esprit de protestation… »

Mais il me tardait d’être dehors. Je fourrai mon nœud de rubans dans ma poche et, grâce à ma connaissance des êtres de la maison, je m’esquivai par une issue dérobée. Comme bien on pense, mon premier mouvement fut de courir chez Stépan Trophimovitch.