Les Précoces/Chapitre 15

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XV


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Une petite bière couverte de fleurs était prête pour aller à l’église.

C’était la bière d’Ilioucha. Il n’avait survécu que dix jours à la visite du célèbre docteur.

Alexey arriva le dernier ; il était en retard. Tout le monde l’attendait avec impatience et avait hâte de le voir paraître.

Les camarades d’Ilioucha le saluèrent. Il y avait là une douzaine d’enfants qui portaient tous leur sac en bandoulière.

« Papa pleurera ; restez avec papa », avait dit Ilioucha en mourant.

Les enfants s’étaient souvenus.

Kolia Krasotkine marchait à leur tête.

— Que je suis heureux de vous voir venir, Chestomazov ! s’écria-t-il en tendant la main à Alexey. — C’est navrant, ici, ma parole, cela est pénible à voir. Sneguirev n’est pas ivre, nous en sommes sûrs ; il n’a rien bu d’aujourd’hui, et pourtant il semble enivré… J’ai toujours mon sang-froid ; mais ici, c’est à n’y pas tenir… Pardonnez-moi si je vous retiens encore un instant, Chestomazov ; je voudrais vous faire une question avant que vous n’entriez.

— Qu’est-ce donc, Kolia ?

— Dites-moi, votre frère est-il coupable ou non ? Est-ce lui ou le domestique qui a tué son père ? Ce sera pour moi comme vous me le direz. Voici quatre nuits que je ne dors pas en y pensant.

— C’est le laquais qui a tué, et mon frère est innocent, répondit Alexey.

— Moi aussi je l’ai dit ! fit tout à coup Smourov.

— Donc il va mourir, victime innocente ! s’exclama Kolia. Eh bien ! s’il est perdu, il est heureux pourtant, et moi j’envierai son sort.

— Que dites-vous là ? Pourquoi ? demanda Alexey étonné.

— Oh ! si je pouvais aussi me sacrifier un jour pour la vérité ! s’écria Kolia.

— Mais pas dans une semblable affaire, au milieu de tant de honte et de terreur !

— Eh bien, moi aussi ! s’écria parmi les autres un gamin, celui-là même qui avait dit un jour qu’il savait qui avait fondé Troie. Et de même que l’autre fois, après avoir lancé sa phrase, il devint rouge jusqu’aux oreilles.

Alexey entra dans la chambre.

Dans une petite bière bleue, garnie d’une ruche blanche, était couché Ilioucha les mains jointes, les yeux fermés. Les traits de son visage maigri étaient à peine altérés et, chose étrange, aucune mauvaise odeur ne s’exhalait du corps. L’expression de son visage était grave ; on eût dit qu’il pensait. Ses mains jointes en croix, comme sculptées dans le marbre, étaient particulièrement belles. On avait placé des fleurs entre ses doigts ; d’ailleurs, toute la bière en était couverte. De nouvelles fleurs étaient arrivées de la part de Katérina Ivanovna, et quand Alexey entra le père les semait sur le corps de son enfant.

À peine le capitaine jeta-t-il un regard sur Alexey. Il ne voulait voir personne, même sa femme folle, « sa maman tout en pleurs », qui s’efforçait de se dresser sur ses jambes malades pour voir de plus près son petit mort.

Les enfants avaient aussi porté tout près de la bière Ninotchka dans sa chaise. Elle restait là, penchant la tête sur le mort et pleurant doucement.

Le visage de Sneguirev était animé et exaspéré. Il avait dans ses gestes et dans les paroles qui lui échappaient quelque chose d’un fou.

— Batiouchka, mon cher batiouchka[1], s’exclamait-il à tout propos en regardant Ilioucha.

Il avait cette habitude du vivant même d’Ilioucha de lui dire en signe de tendresse : Batiouchka ! mon cher batiouchka !

— Papa, donne-moi aussi des fleurs, prends-en dans sa main, celle-ci, la blanche, et donne-la-moi, demanda la maman en sanglotant.

Était-ce parce que cette petite rose blanche qui était dans la main d’Ilioucha lui faisait plaisir, ou bien parce qu’elle voulait avoir ce souvenir de la main de son fils ; toujours est-il qu’elle s’agitait beaucoup et tendait ses mains vers la fleur.

— Je ne la donnerai pas. Je ne donnerai rien, s’écria d’une voix dure Sneguerev. — Ces fleurs sont à lui et pas à toi. Toutes à lui et pas à toi.

— Papa, donnez donc à maman la fleur, fit Ninotchka en levant ses yeux remplis de pleurs.

— Je ne donnerai rien. À elle moins qu’à personne. Elle ne l’aimait pas. Elle lui a déjà pris son petit canon, ajouta le capitaine en pleurant à haute voix au souvenir d’Ilioucha cédant son petit canon à sa maman.

La pauvre folle couvrit de ses mains son visage et se mit doucement à sangloter.

Les gamins voyant que le père ne quittait pas la bière et qu’il était temps de la porter se serrèrent tout autour et se mirent à la soulever.

— Je ne veux pas qu’on l’enterre dans le cimetière ! s’écria alors Sneguerev. Je veux l’enterrer près de la pierre, près de notre pierre, comme il m’a ordonné. Je ne le laisserai pas emporter.

Déjà, pendant les trois jours précédents, il avait dit qu’il l’enterrerait près de la pierre ; mais Alexey, Krasotkine, sa sœur, la propriétaire et tous les enfants intervinrent.

— Voyez cette invention de l’enterrer près d’une pierre impure comme un suicidé, dit sévèrement la vieille propriétaire. Dans le cimetière, c’est terre sainte ; il y a des croix, on priera sur lui. Là on entend les chants de l’église, et le diacre prononce si bien et si distinctement que tout arrivera jusqu’à lui comme si l’on priait sur sa tombe.

Le capitaine fit enfin de la main un geste qui semblait dire : Portez-le où vous voudrez.

Les enfants soulevèrent la bière ; en passant près de la maman, ils s’arrêtèrent un instant devant elle et se baissèrent pour qu’elle pût dire adieu à Ilioucha.

Mais quand elle aperçut de près ce cher visage que pendant ces trois jours elle n’avait considéré qu’à distance, elle se prit à trembler et agita au-dessus de la bière, comme dans une convulsion sa tête grisonnante.

— Maman, fais un signe de croix sur lui, bénis-le, embrasse-le, lui cria Ninotchka.

Mais l’autre, comme un automate, continuait à agiter sa tête, et, silencieuse, le visage convulsé par un terrible chagrin, elle se mit à frapper de ses poings sa poitrine.

On porta la bière un peu plus loin ; Ninotchka mit pour la dernière fois ses lèvres sur celles de son frère mort quand on passa devant elle.

En sortant, Alexey pria la propriétaire de prendre garde à ceux qui restaient à la maison, mais elle ne le laissa même pas achever.

— Cela va sans dire que je resterai avec eux. Ne sommes-nous pas des chrétiens ? disait la vieille en pleurant.

  1. Petit père.