Les Précoces/Chapitre 6

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VI


L’appartement qu’habitaient le capitaine Sneguirev et sa famille était plutôt une izba qu’un appartement, tant il était encombré par les meubles et les gens. On y voyait un grand poêle russe, et du poêle à la fenêtre était tendue une corde où pendaient des chiffons de toute sorte. Le long des murs, à droite et à gauche, se trouvaient des lits recouverts de tricots.

Il y avait sur le lit de gauche quatre coussins couverts d’indienne, plus petits les uns que les autres. L’autre lit n’avait qu’un très petit coussin. Un coin de la chambre était séparé par un rideau, ou plutôt par un drap tendu sur une corde. On apercevait derrière ce rideau un troisième lit arrangé sur un banc et une chaise. Une simple table en bois blanc était près de la fenêtre du milieu, car il y avait trois fenêtres aux carreaux verts et assombris par le temps et la poussière ; la chaleur était très grande.

Il y avait beaucoup de monde dans la chambre ; c’étaient des camarades d’Ilioucha, et bien qu’ils eussent pu affirmer le contraire, c’était bien Alexey Chestomazov qui les avait réunis pour faire la paix avec Ilioucha.

L’art de Chestomazov, en cette circonstance, avait consisté à les amener là tous, l’un après l’autre, comme par un effet du hasard.

Ce concours d’amis apportait un grand soulagement au petit malade.

La tendre amitié, la compassion même de tous ces enfants, ses ennemis d’hier, le touchaient au dernier point. Il ne manquait que Krasotkine, et son absence lui pesait lourdement sur le cœur.

Cet épisode de sa vie où il s’était jeté, le couteau à la main, sur Krasotkine était le plus amer des souvenirs du malade, et surtout parce que Krasotkine avait été jadis son unique ami et son défenseur.

L’intelligent Smourov, qui était venu le premier faire la paix avec Ilioucha se doutait bien de cela. Malheureusement, quand il eut dit à Krasotkine, avec bien des détours, qu’Alexey désirait le voir pour « une affaire importante », celui-ci ne le laissa pas achever et dit à Smourov de transmettre ceci à Alexey : qu’il savait ce qu’il avait à faire, qu’il ne demandait de conseils à personne, et que s’il allait voir le malade, il le ferait quand il voudrait, ayant ses raisons pour cela.

Cette réponse avait été transmise quinze jours avant ce dimanche, et c’est pourquoi Alexey n’avait pas été chez Kolia, comme il en avait l’intention. Deux fois, pourtant, il avait envoyé Smourov chez Krasotkine, et chaque fois il lui avait été répondu par un refus absolu et plein d’impatience. Kolia avait même ajouté que si Chestomazov venait le chercher lui-même, il n’irait jamais chez Ilioucha et qu’il tenait à ne pas être importuné davantage.

Smourov lui-même ignora jusqu’au dernier jour que Kolia avait résolu de rendre, ce dimanche, visite à Ilioucha, et ce n’est que la veille au soir que Kolia lui avait dit tout à coup de l’attendre à la maison le lendemain matin pour aller avec lui chez les Sneguirev ; mais il lui avait surtout recommandé de n’en parler à personne, car il désirait arriver sans être attendu.

Smourov avait obéi, mais il n’avait eu l’espérance de lui voir amener Joutchka qu’en raison de quelques paroles échappées par hasard : « Ce sont tous des ânes pour ne pouvoir trouver un chien s’il est vivant. »

Pourtant, quand Smourov fit part à Krasotkine de ses idées relatives à ce que le chien n’était peut-être pas perdu, son ami lui avait répondu d’un ton fort irrité :

— Il faudrait que je fusse un âne pour chercher dans la ville les chiens des autres quand j’ai mon Pérezvon. Et puis, il faut être fou pour penser qu’un chien qui a avalé une épingle puisse être encore en vie. Tout cela n’est que de la sentimentalité !