Les Présences invisibles/23

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Librairie académique Perrin (p. 152-161).

XXIII

LA MAISON DU PÈRE

Nous nous sommes efforcé d’exposer les conclusions que les premiers disciples de Jésus, les apôtres, fondateurs de l’Église, ont tiré de l’exemple et des enseignements de leur Maître au sujet de la vie éternelle ; il nous reste à nous en instruire comme l’ont essaye avant nous tant d’autres chrétiens. Nous pouvons en déduire nous-mêmes ce que nous devons croire et penser, comment il nous faut agir au sujet des êtres qui nous ont précédés dans l’au-delà mystérieux, des âmes restées cependant attachées à la nôtre par les liens d’un immortel amour.

Où sont-elles d’abord ? Où sont ceux que nous ne voyons plus, qui ont échappé sans retour à la fragile prison de leur corps, ceux que nous cherchons autour de nous ?

L’Évangile nous répond simplement : « Dans la Maison du Père », c’est-à-dire plus près de Dieu que nous, mieux illuminés par sa gloire, mieux rassasiés de son amour, mieux abrités encore sous sa puissante sauvegarde.

L’exil a cessé pour eux et nous savons comment le Père vers lequel ils sont allés accueille l’enfant retrouvé, même quand c’est un fils prodigue et rebelle mais repentant. La plus belle robe le revêt, on lui offre le plus généreux festin : l’allégresse des bienheureux célèbre son retour et surtout — oh surtout ! — le cœur divin bat contre son cœur, il a reçu l’ineffable baiser du pardon, de la réconciliation éternelle.

Dès ici-bas, nous en connaissons la douceur ; dès ici-bas, les croyants qui aiment leur Dieu, qui se remettent entre ses mains, sentent continuellement autour d’eux la présence de leur Sauveur ; déjà ils comprennent qu’à cette protection nul ne les arrachera.

« Qui s’endort dans les bras d’un Père, dit quelque part Rousseau, n’est pas en souci du réveil. » Le grand écrivain n’était qu’un pauvre chrétien, si même il mérite ce nom, mais n’a-t-il pas en ces quelques mots merveilleusement exprimé l’attitude du fidèle vis-à-vis de son Dieu, du Dieu de Jésus-Christ ?

« Où irai-je loin de ton Esprit, où fuirai-je loin de ta face ? » s’écrie le Psalmiste : « Si je monte aux cieux, Tu y es ; si je me cache au séjour des morts, t’y voilà. » (Ps. cxxxix, 7, 8.) « Le Dieu d’éternité est un refuge et sous ses bras éternels est une retraite », dit le Prophète. (Deut., xxxiii, 27.)

Cette communion avec Dieu que la mort ne saurait interrompre, ce sentiment de l’assistance divine, ont quelque chose d’infiniment suave et rassurant. La Sainte Écriture nous affirme nettement que mourir, quitter ce corps, c’est se rapprocher de Dieu. Qu’on se souvienne de l’hymne entonné par les passagers du Titanic qui, laissant aux plus faibles d’entre eux les moyens de sauvetage, se résignaient noblement à disparaître dans les flots : « Plus près de toi, mon Dieu, plus près de toi ! »

Je revois, dans une vieille petite église du littoral breton, les humbles tréteaux de bois noir sur lesquels on posait les cercueils pour les dernières prières. On y lisait ces mots peints en lettres blanches : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant. Quand irai-je et me présenterai-je devant la face de Dieu ? » (Ps. xiii, 3.)

Nous avons entendu des gens se plaindre de trouver dans la Bible si peu de détails sur notre existence future : nous-mêmes, à certaines heures, nous nous sommes peut-être demandé avec angoissé quelle est, quelle sera la vie de nos bien-aimés et la nôtre au delà de ce monde, le seul qui nous soit familier et qui nous paraisse habitable.

Le Christ et ses apôtres nous en parlent brièvement en effet, mais avec des paroles si riches de sens, aux profondeurs insondables, aux perspectives Infinies… elles suggèrent, elles évoquent. « Ce sont des choses que l’œil n’a pas vues, que l’oreille n’a pas entendues » (I,Cor., ii, 9), que le langage humain ne saurait exprimer.

« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, dit Jésus. Je m’en vais vous préparer une place. » (Jean, xiv, 2.) Que de nuances dans la félicité parfaite ! Que de joies différentes dans le bonheur absolu ! Des habitations variées s’ouvriront aux âmes diverses, elles s’y grouperont suivant leurs sympathies et leurs affinités et chacune trouvera ses compagnons choisis, son asile particulier, la retraite qui lui convient, qui comblera ses vœux secrets, inconscients peut-être, et qui aura été préparée avec amour pour elle spécialement par Celui qui l’a aimée sans mesure. Le Christ nous instruit sous la forme symbolique par ses paraboles ; le serviteur qui aura employé ses talents au service du Seigneur, les faisant fructifier, en recevra dix fois plus ; on lui donnera le gouvernement de cinq, de dix villes, suivant son travail et ses capacités. À ceux qui furent fidèles en peu, on confiera beaucoup, et tous entreront dans la joie de leur Maître, seront admis à la béatitude éternelle, infinie. Il y aura des récompenses pour les prophètes et pour les justes. Et même les humbles qui, malgré opprobre et persécutions, auront accueilli ces héros, s’associant ainsi de cœur et d’acte à leur œuvre, partageront leur joie.

Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète, et celui qui reçoit un juste en qualité de juste, recevra une récompense de juste. Quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense. » (Matth., x, 41, 42.)

Soutiendra-t-on que, par ces promesses, notre Sauveur fait appel à notre ambition, à notre cupidité, nous traite comme des mercenaires intéressés ? La récompense d’un prophète ou d’un juste, est-ce de l’or, des joyaux, les plaisirs de l’orgueil ou des sens ? Le sourire d’un enfant n’est-il pas le salaire d’une mère, le retour du fils égaré celui du père miséricordieux, et le repentir des pécheurs, leur salut, la joie des élus et des anges ? Cette allégresse généreuse, ce bonheur de donner plus grand que celui de recevoir, cette tendre bénédiction divine, qui la disputera aux serviteurs du Très Haut, qui leur reprochera de désirer une telle récompense ?

Chacun jouira en paix de son lot et de sa place : tous seront réunis dans le même amour et la même félicité.

Mais où enfin ? Quelle distance nous sépare des bien-aimés que nous ne voyons plus ? Dans quels astres lointains, dans quelles régions ignorées sont-ils rassemblés ou disséminés, ces millions et ces millions d’êtres qui traversèrent notre planète hier ou il y a dix ans, vingt ans, un siècle, trente ou cinquante siècles ? Une pauvre âme n’est-elle pas perdue parmi ces foules, au milieu de ces mondes, dans ces espaces infinis dont le silence effrayait le penseur et semble si lourd à nos cœurs charnels ?

Nous raisonnons ainsi puérilement parce que nous sommes assujettis encore aux lois écrasantes dont la mort nous affranchit. Les âmes ne vieillissent pas comme les corps ; elles n’ont pas la même manière de compter les jours et les heures. Il y a pour elles d’autres façons de se mouvoir, de se réunir, de communiquer. Lesquelles ?

Nous ne pouvons encore le savoir, mais nous le pressentons. Nous disons déjà : Plus prompt que la pensée, cette pensée jaillie de nous-même qui parcourt les cieux plus rapidement que la chaleur, la lumière, l’electricité, Cependant le rayon de soleil qui vient nous réchauffer et nous éclairer, traverse d’immenses étendues sombres et glacées ; des millions d’yeux le contemplent en même temps :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.
(V. Hugo.)

À travers des distances plus prodigieuses encore, l’esprit du savant, de l’astronome pèse et analyse un globe de feu. Un petit crâne contient un monde d’idées, un frêle cœur, un amour infini.

Mais, comme le dit Pascal : « Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions. Elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut concevoir autre chose. » (Pensées, 233. Section. III.) Une fois cette âme délivrée de la chair, tout change ; mais en attendant de voir, c’est-à-dire de connaître par nous-même, nous devons par cette foi qui rend Dieu et son royaume sensibles au cœur, contempler la nuée de témoins qui nous entoure et nous domine.

Pour ma part, je n’oublierai jamais cette parole qui me fut adressée par un fidèle serviteur de Dieu[1] à l’un des moments les plus terribles de ma vie : « Le ciel est tout près. »


VERS LA MAISON DU PÈRE

Dans la nuit froide, sur la route,
Péniblement nous avançons ;
Des larmes tombant goutte à goutte
Remplacent rires et chansons.

Les ténèbres, la solitude
Rendent nos lourds fardeaux plus lourds,
Et font plus difficile et rude
Le chemin qui monte toujours.

Nos pieds qu’appesantit la neige
Glissent sur le traître verglas ;
Cependant Quelqu’un nous protège,
Quelqu’un qui ne nous quitte pas.

Là-haut une étoile en la brume
Tout à coup luit dans le lointain.
Est-ce l’aurore qui s’allume ?
Nous n’espérions plus le matin.


Quel miracle soudain s’opère ?
Notre cœur brûle palpitant.
Frères, c’est la Maison du Père :
Là-haut, là-haut on nous attend !

Là-haut, là-haut à la fenêtre,
Clarté que déjà nous voyons,
Quelqu’un vers nous penche peut-être
Son front couronné de rayons.

   Dans la demeure illuminée
Où nous arriverons pourtant,
Notre ascension terminée,
   Là-haut le bonheur nous attend.

Un immense amour nous attire
Et nous appelle avec ferveur ;
Nous oublierons notre martyre
Là-haut près de notre Sauveur.



  1. Jean de Visme.