Les Premières Armes du symbolisme/Examen du Manifeste par Anatole France

La bibliothèque libre.
Léon Vanier, libraire-éditeur (Curiosités littéraires) (p. 40-47).


IV

Examen du Manifeste

Par Anatole France.
(Le Temps, 26 septembre 1886.) Extraits.




Un journal, qui reçoit d’ordinaire les manifestes des princes, vient de publier la profession de foi des symbolistes. Ceux-ci étaient plus connus sous les noms de décadents et de déliquescents. Mais M. Jean Moréas, le rédacteur de la profession de foi, repousse ces vocables comme impropres : «  Les littératures décadentes se révèlent, dit-il, essentiellement coriaces, filandreuses, timorées et serviles : toutes les tragédies de Voltaire, par exemple, sont marquées de ces tavelures de décadence. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ? L’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf où les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance. » Après cela, on voit de reste pourquoi M. Jean Moréas ne veut pas qu’on appelle ses amis des décadents. Quant à savoir pourquoi il leur donne le nom de symbolistes, c’est moins facile, et je serais encore, à l’heure qu’il est, un peu embarrassé de le dire.

Mon embarras vient surtout de ce que je ne sais pas exactement ce que c’est que le symbolisme. Il est vrai que M. Jean Moréas l’explique. Mais il est vrai aussi que son explication est difficile à suivre.

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M. Théodore de Banville n’a point porté au symbolisme l’aide qu’on attendait. Il s’est tu, « il a failli à son devoir d’aîné et de poète lyrique. » Il est impardonnable et il ne sera point pardonné. Jadis, M. Taine trompa l’espoir des naturalistes. M. Zola comptait que M. Taine serait son critique, et aujourd’hui encore M. Zola voit avec douleur que M. Taine a manqué à sa mission. Semblablement M. Théodore de Banville. Les symbolistes attendaient qu’en ses vieux jours ce poète savant et charmant chantât, à leur venue, le cantique de Siméon. Et parce qu’il n’a point chanté de prophétie, ils disent qu’il n’est qu’un faux devin et un inutile chanteur.

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Parmi les écrivains français dont vous voulez restaurer la langue, vous nommez François Rabelais, Philippe de Comynes (et non point Commines, ainsi que vous l’écrivez), Villon et Rutebœuf, « écrivains libres, dites-vous, et dardant le terme acut du langage, tels des toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses ». Voilà encore, permettez-moi de vous le dire, des noms qu’on ne s’attendait point à voir réunis. Je ne parle pas de Rutebœuf, que je n’ai guère pratiqué. Quant à Comynes et à Rabelais, je crois les connaître un peu l’un et l’autre. Ce sont des écrivains de tout point dissemblables, et s’ils ressemblent tous deux, comme vous dites, aux toxotes de Thrace, il faut nécessairement que cette ressemblance s’étende à beaucoup d’écrivains. On connaît Rabelais ; il a un grand nombre d’admirateurs et même quelques lecteurs. Je suis persuadé, monsieur, que vous êtes de ces derniers. Vous savez combien la langue de Rabelais est riche, savante ; vous savez qu’elle est lourde à force de richesse ; que c’est un entassement prodigieux de belles formes de langage, un magasin confus de mots et d’idées. Telle n’est point la langue de Comynes. Ce Philippe de Comynes était un homme d’État. Il écrivait simplement, sans recherche de l’effet, sans autre souci que d’être clair. Il se proposait, non d’amuser comme Froissart par des contes joliment colorés, mais d’instruire les politiques en leur montrant l’enchaînement des faits. Le premier en France, il eut les vues d’un historien. Ce n’est pas là, sans doute, un mérite inférieur. Il faut le louer aussi d’avoir donné le premier l’exemple d’un style simple et utile, le style des affaires. Je vois bien que ce style a été employé de nos jours avec avantage. Mais il me semble que c’est par M. Thiers ou par M. Dufaure, plutôt que par aucun des écrivains symbolistes. J’éprouve là encore un embarras dont tous les toxotes de Thrace ne parviendront pas à me tirer. Permettez-moi de vous dire, cher monsieur Jean Moréas, que si je suis embarrassé, c’est un peu de votre faute. Vous rapportez tout au symbolisme. Vous croyez que les littératures de tous les âges et de tous les pays n’eurent de raison d’être qu’en ce qu’elles préparèrent l’éclosion du symbolisme. C’est là un point de vue où il m’est difficile de me placer. M. Zola, s’il vous en souvient, s’est efforcé de prouver que la littérature tend, depuis les âges les plus reculés, au naturalisme, lequel en est la fin nécessaire, et que tous les progrès de l’art d’écrire ont abouti fatalement aux Rougon-Macquart. Il n’y a pas tout à fait réussi, pour plusieurs raisons ; la première est que cela n’est peut-être pas vrai. Ce n’est pas vous, monsieur Moréas, qui contredirez à cette raison. Il y en a d’autres encore. M. Zola a, dans sa laborieuse et honorable carrière, plus écrit qu’il n’a lu. Je ne m’en plains pas, puisque ses livres sont très intéressants. Mais enfin, le passé de l’esprit humain lui échappe en partie et, quand il a essayé d’établir les prolégomènes du naturalisme dans le roman et au théâtre, il a montré beaucoup d’incertitude. Ses adversaires eux-mêmes ont été tentés de lui venir en aide et de lui citer les Milésiennes, la Célestine, les Picaresques. Sorel, Furestière, Scaron, Caylus, Restif de la Bretonne et cent autres qu’il oubliait. Il n’y a pas jusqu’au dialogue de Boileau sur les héros de roman qui ne lui eût profité. Car Boileau et les classiques sont, a leur façon et à son insu, les auxiliaires de M. Zola. Boileau reprochait à Scudéry précisément ce que Zola reproche, et non pas tout à fait à tort, à Victor Hugo. Quant à vous, monsieur, si j’osais, je vous désignerais un de vos précurseurs que vous négligez, c’est Lycophron. Il est ésotérique autant que possible et suffisamment complexe, ce me semble. Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez. Quant à moi, je le tiens pour le premier des symbolistes. Vous ferez peu de cas, sans doute, de l’opinion d’un barbare. L’exemple de M. Zola devrait vous inquiéter davantage. Si la philosophie littéraire qui aboutit au seul naturalisme est fausse, celle qui aboutit au seul symbolisme risque de n’être pas plus vraie. C’est le danger des systèmes ; je veux vous en rappeler un illustre exemple. Le grand Augustin Thierry établit vers 1835 que tout ce qui avait eu lieu dans notre pays, depuis les Romains, n’était qu’une préparation à la monarchie de Juillet, et que, par conséquent, l’histoire de France était désormais parfaite. Ce système fut renversé en 1848 et il ne s’est pas relevé depuis.

Vous prenez soin, Monsieur, de désigner dans votre manifeste, en même temps que les bons écrivains français qui ont préparé le symbolisme, les mauvais qui l’ont retardé. Parmi ceux-ci vous nommez Vaugelas et Boileau. Je crois comme vous, en effet, que Boileau ne soupçonna jamais ni les « impollués vocables », ni « la période qui s’arc-boute alternant avec la période aux défaillances ondulées », ni « les mystérieuses ellipses », ni « le trope hardi et multiforme » que vous préconisez. M. Renan nous affirme que Nicolas est devenu romantique depuis qu’il est mort. Je n’en crois rien : c’était un entêté. Il y a gros à parier qu’il n’est encore ni pour M. Victor Hugo, ni pour vous. Quant à Vaugelas, je ne sais pas en vérité pourquoi vous le considérez comme votre ennemi. Il n’est l’ennemi de personne. Ce n’était pas un grammairien à la façon dont on l’entend aujourd’hui. C’était même tout le contraire. Il ne reconnaissait d’autre règle que l’usage. Il avait vécu à la cour du duc d’Orléans Gaston, il en avait noté les façons de dire. C’est sur ces façons de dire qu’il fit un volume de Remarques. Jamais on n’écrivit sur la langue avec moins de tyrannie. Il se borne à dire, dans son livre, que tel terme est du bel usage et que tel autre terme n’en est pas. En quoi cela peut-il vous contrarier ? Ne serait-il pas meilleur, Monsieur, de laisser en repos ce gentilhomme qui aimait les beaux discours, et de tourner ensemble notre colère contre Noël et Chapsal, vos ennemis et les miens ? Ceux-là furent des cuistres. Ils prétendirent donner des règles pour écrire, comme s’il y avait d’autres règles pour cela que l’usage et le goût…

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Je vais vous surprendre encore. Je ne trouve pas le théâtre de Voltaire si mal écrit que vous dites. Je n’y vois pas tant de « tavelures » que vous en voyez. Le vers en est parfois un peu traînant, j’en conviens. Voltaire, pour parler comme Pascal, n’avait pas le temps d’être court. Mais enfin, s’il y a quelque part un bon style de tragédie philosophique, c’est celui-là. J’y sens par endroits le cœur et l’âme du dix-huitième siècle. Les marquises et les philosophes ne reconnaissaient dans Zaïre et dans Alzire. Ils en pleuraient. Laissez-moi voir encore entre les feuillets jaunis glisser leurs ombres aimables. Il y a tout de même de la poésie dans ces vers-là. C’est vieillot, dites-vous. Eh bien, un peu de patience ! ce sera vieux demain. Je vous attaque en ce moment, Monsieur, sur un point que vous n’êtes pas seul à défendre. Je ne serai soutenu qu’à moitié par M. Émile Deschanel. Vous avez beaucoup de monde et spécialement M. Francisque Sarcey avec vous. C’est ce qu’on appelle, en style parlementaire, une majorité de coalition. Car M. Sarcey n’est assurément pas un symboliste. Vous le mettez sans doute avec Nicolas. Moi aussi. Oui, M. Sarcey a dit ici même beaucoup de mal des vers de Mahomet. Il y en a un dont il était particulièrement choqué, celui-ci :

Tu verras de chameaux un grossier conducteur.

À la vérité, ce n’est pas un beau vers. Mais, on mettrait sans crainte aujourd’hui :

Tu verras un grossier conducteur de chameaux.

Et je ne suis pas certain que cela vaudrait mieux. Pour moi, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.....

Je vous entends, cher monsieur Jean Moréas ; c’est à que vous allez triompher. Moi, direz-vous, je ne mettrai ni chameaux, ni conducteur, ni quoi que ce soit qui désigne des bêtes et l’homme. J’en donnerai seulement l’idée. Et si je vous demande comment vous en donnerez l’idée, vous me répondrez que ce sera par de lointaines et secrètes analogies de ton, de forme, par voie d’allusion et avec un retour à je ne sais quelles idées primordiales, enfin grâce à quelques-uns des beaux secrets du symbolisme ! Eh ! oui, cher monsieur Jean Moréas, vous avez de beaux secrets, votre vers sera merveilleux. Mais on n’y comprendra rien. Vous ferez le chef-d’œuvre inconnu. Et, parbleu ! en vous cherchant des précurseurs j’oubliais celui-là : le vieux peintre dont Balzac nous a conté la touchante et cruelle aventure. Ce peintre voulut trop bien faire. L’orgueil perdit les anges, cher monsieur. Nous savons qu’en art il est dangereux d’imiter. C’est là un péril contre lequel notre vanité nous met en garde autant que notre talent. Nous sommes tentés de l’exagérer, s’il est possible. Un art que vous connaissez bien, car il est la gloire du pays adorable dont vous êtes originaire, la sculpture grecque n’a pas trop souffert de cet esprit d’imitation qui inspirait ses écoles. La plupart des statues antiques que nous admirons sont des répliques. Les sculpteurs grecs répétaient à satiété les mêmes motifs. La poésie hellénique vivait aussi d’imitations. Cela est sensible dans l’Anthologie.

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anatole france.