Les Premières Armes du symbolisme/Lettre de Jean Moréas à Anatole France

La bibliothèque libre.
Léon Vanier, libraire-éditeur (Curiosités littéraires) (p. 48-50).


V

Lettre de Jean Moréas à Anatole France


(Symboliste, du 7 octobre 1886.)




Paris, 27 septembre 1886.


 Monsieur et cher Confrère,

J’ai lu avec le plus grand intérêt votre si docte dissertation à propos de mon article sur le Symbolisme publié par le Figaro ; et ce me fut une bien agréable surprise que cette critique de fin lettré parmi toutes les injures dont les chironactes de la Presse m’accablent depuis quelque temps. Après cela, vous permettrez que j’essaye de me justifier sur certains points de votre critique :

Vous voulez que j’écrive Comynes et non Commines. Pourquoi ? les deux orthographes sont également employées : Littré, Michelet, et bien d’autres, écrivent Commines. Plus loin, vous comparez le style de ce conseiller de Louis XI à celui de M. Thiers. Cet ingénieux paradoxe, je l’accepte, car il me sert ; il pourrait prouver une fois encore quelle vertigineuse décadence suivit notre langue depuis le quinzième siècle. Quant à Rutebœuf, souffrez que je m’étonne de votre indifférence : « Je ne parle pas de Rutebœuf, dites-vous, que je n’ai guère pratiqué. » Il me semblait cependant que le « doux trouvère » avait droit à l’estime de tout bon poète.

Certes, vous avez, Monsieur, très habilement défendu contre moi Vaugelas, « ce gentilhomme qui aimait les beaux discours ». J’ai encore feuilleté, hier, ses Remarques, et j’ai le malheur de persister dans mon erreur : je le trouve pernicieux et très « tyrannique », ce gentilhomme de l’Académie, vous aurez beau dire.

Vous exprimez le désir de savoir ce que je pense de Lycophron que vous jugez ésotérique autant que possible et suffisamment complexe. Je suis tout à fait de votre avis, et je trouve même son poème d’Alexandra extrêmement délicieux. Mais là où j’oserai vous contredire, c’est lorsque vous dites que « la poésie hellénique vivait d’imitations. » Je pense qu’Eschyle, par exemple, Sophocle et Euripide sont des poètes de tout point dissemblables ; ils furent aussi tous trois de parfaits révolutionnaires à leur époque. Quant à la plupart des poètes de l’Anthologie, j’avoue ne pas professer pour eux une admiration superlative.

Dois-je maintenant me plaindre de ce que vous avez pu conclure de mon article relativement à M. Théodore de Banville ? Il ne me semble pas être si « en querelle » avec ce maître. Tout au contraire, je crois avoir suffisamment prouvé par des extraits que, dans son admirable Traité de Poésie, M. de Banville a préconisé toutes les réformes rythmiques que nous avons le courage de réaliser, en ce moment, mes amis et moi.

Voilà, Monsieur, tout ce que je voulais vous dire : car, pour le reste, la plus prolixe controverse ne saurait aboutir. Vous admirez Lamartine, tout en estimant, j’aime à le croire, Charles Baudelaire ; et moi j’admire Baudelaire tout en estimant Lamartine. L’ultime explication de nos dissidences est peut-être là.

Je finis, Monsieur et cher Confrère, en vous priant d’agréer l’hommage de mes meilleures sympathies.

jean moréas.