Les Preuves/Erreur de fait

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La Petite République (p. 174-181).
ERREUR DE FAIT
I

Que sont en effet ces pièces secrètes et que disent-elles ? Je reproduis d’abord in extenso, d’après l’Officiel, cette partie du discours de M. Cavaignac : car il faudra examiner de près les raisonnements et les textes :

Tout d’abord, le service des renseignements du ministère de la guerre a recueilli, pendant six ans, environ mille pièces de correspondance ; je dis les originaux de mille pièces de correspondance échangées entre des personnes qui s’occupaient activement, et avec succès, de l’espionnage.

Ces pièces de correspondance, qui portent tantôt des noms vrais, tantôt des noms de convention, ne peuvent laisser ni par leurs origines, ni par leur nombre, ni par leur aspect, ni par les signes de reconnaissance qu’elles portent, aucun doute à aucun homme de bonne foi, ni sur leur authenticité ni sur l’identité de ceux qui les écrivaient.

Parmi ces pièces de correspondance il en est beaucoup qui sont insignifiantes ; il en est quelques-unes de fort importantes. Je ne parlerai pas ici de celles qui n’apportent au sujet de l’affaire dont il est question que ce que j’appellerai des présomptions, des présomptions concordantes, qui cependant, par leur concordance même, pèsent sur l’esprit d’une façon décisive.

Je ferai passer sous les yeux de la Chambre seulement trois pièces de ces correspondances.

Les deux premières sont échangées entre les correspondants dont je viens de parler et font allusion à une personne dont le nom est désigné par l’initiale D….

Voici la première de ces pièces qui a reçu, lorsqu’elle est parvenue au service des renseignements, l’indication suivante, mars 1894 : « Hier au soir, j’ai fini par faire appeler le médecin, qui m’a défendu de sortir ; ne pouvant aller chez vous demain, je vous prie de venir chez moi dans la matinée, car D… m’a porté beaucoup de choses intéressantes et il faut partager le travail, ayant seulement dix jours de temps. »

La seconde de ces pièces porte la date du 10 avril 1894. En voici le texte : « Je regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du reste je serai de retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de… (ici figure le nom d’une de nos places fortes) que ce canaille de D… m’a donnés pour vous. Je lui ai dit que vous n’aviez pas l’intention de reprendre les relations. Il prétend qu’il y a eu un malentendu et qu’il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il dit qu’il s’était entêté et que vous ne lui en voulez pas. Je lui ai répondu qu’il était fou et que je ne croyais pas que vous voulez reprendre les relations. Faites ce que vous voudrez. »

Bien qu’il soit certain à nos yeux, par l’ensemble des présomptions concordantes dont je parlais tout à l’heure, que c’est de Dreyfus qu’il s’agit ici, si l’on veut admettre qu’il subsiste un certain doute dans l’esprit de ce fait que le nom n’est désigné que par une initiale, j’ai fait passer sous les yeux de la Chambre une autre pièce où le nom de Dreyfus figure en toutes lettres. (Mouvements)

Au moment où fut déposée l’interpellation de M. Castelin, aux mois d’octobre et de novembre 1896, les correspondants en question s’inquiétèrent pour des raisons qui sont indiquées fort clairement dans les lettres que j’ai eues sous les yeux et alors l’un d’entre eux écrivit la lettre dont voici le texte : « J’ai lu qu’un député interpelle sur Dreyfus. Si… (ici un membre de phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais j’avais des relations avec ce juif. C’est entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il ne faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. » (Exclamations.)

M. Alphonse Humbert. ― C’est clair.

M. le Ministre de la Guerre. ― J’ai pesé l’authenticité matérielle et l’authenticité morale de ce document.

Son authenticité matérielle résulte pour moi non seulement de tout l’ensemble de circonstances dont je parlais il y a un instant ; mais elle résulte entre autres d’un fait que je vais indiquer. Elle résulte de la similitude frappante avec un document sans importance écrit comme celui-là au crayon bleu, sur le même papier assez particulier qui servait à la correspondance habituelle de cette même personne et qui, datée de 1894, n’est pas sortie depuis cette date du ministère de la guerre.

Son authenticité morale résulte d’une façon indiscutable de ce qu’il fait partie d’un échange de correspondances qui ont eu lieu en 1894. La première lettre est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent évidemment à rassurer l’auteur de la première lettre. Une troisième lettre enfin, qui dissipe bien des obscurités, indique avec une précision absolue, une précision telle que je ne puis pas en lire un seul mot, la raison même pour laquelle les correspondants s’inquiétaient.

Ainsi la culpabilité de Dreyfus n’est pas établie seulement par le jugement qui l’a condamné ; elle est encore établie par une pièce postérieure de deux années, s’encadrant naturellement à sa place dans une longue correspondance dont l’authenticité n’est pas discutable, elle est établie par cette pièce d’une façon indiscutable.

Ah ! comme je remercie M. Cavaignac d’avoir fait à la Chambre ces communications et ces lectures : car ce sont des textes officiels que nous pouvons discuter, et je demande à M. Cavaignac la permission de serrer de près sa méthode, ses affirmations générales, les textes précis qu’il apporte.


II

Et tout d’abord je constate que pour M. Cavaignac lui-même, la seule pièce décisive est la troisième, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres et qui est postérieure de deux ans à la condamnation de Dreyfus.

Les deux autres pièces, où il n’y a que l’initiale D, lui paraissent très fortes : il est même certain à ses yeux, à raison de « présomptions concordantes » qu’elles s’appliquent à Dreyfus. Mais enfin il veut bien accorder que, comme il n’y a qu’une initiale, il peut « subsister un certain doute dans l’esprit ».

Ces pièces, qui sont d’avril ou mars 1894, qui sont par conséquent antérieures au procès, n’ont pas été montrées à Dreyfus. Mais elles ont pu être montrées aux juges. Ce sont elles, très probablement, d’après le récit de l’Éclair du 15 septembre 1896, qui ont décidé les juges hésitants.

Et pourtant, de l’aveu même de M. Cavaignac, elles ne sauraient avoir une absolue certitude : car il n’est pas certain absolument que D… ce soit Dreyfus.

Ainsi, contre Dreyfus, il y a trois ordres de pièces : le bordereau qui a été soumis à la fois aux juges et à l’accusé, et qui n’a aucune valeur puisqu’il n’est pas de Dreyfus ; les deux pièces avec l’initiale D… qui n’ont été montrées qu’aux juges et qui, selon M. Cavaignac lui-même, ont une haute valeur sans avoir cependant une force de certitude ; enfin la troisième pièce secrète qui a, selon M. Cavaignac, une valeur de certitude, mais qui, étant postérieure de deux ans au procès, n’a pu être montrée ni à l’accusé ni aux juges.

Donc, chose étrange, les documents produits contre Dreyfus ont d’autant plus de valeur qu’ils s’éloignent davantage du procès. Au centre même du procès, dans sa partie légale et régulière, le bordereau, dont la valeur est néant ; sur les bords du procès, en dehors de ses limites légales, mais y touchant, les deux pièces avec l’initiale D, qui auraient une haute valeur affectée pourtant d’un doute. Enfin deux ans après, à belle distance du procès, hors de la portée des juges comme de l’accusé, la pièce qui serait décisive.

Est-il un argument plus fort en faveur de la revision que le système de M. Cavaignac ? Il n’ose pas parler du bordereau, seule base légale de l’accusation ; il sait trop bien qu’on ne peut plus l’attribuer à Dreyfus. Il s’appuie sur deux pièces, qui n’ont pas été communiquées à l’accusé, et c’est une illégalité, c’est une violence abominable. Mais ces deux pièces mêmes qui ont fait illégalement la conviction des juges, n’ont pas, ne peuvent pas avoir, selon lui, une valeur de certitude absolue.

Ainsi, le procès Dreyfus se compose de deux parties, une partie légale qui est nulle, puisqu’elle repose sur le bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, et une partie illégale qui est doublement nulle, d’abord parce qu’elle est illégale, ensuite parce que les documents mêmes qui y sont servis n’ont pas, de l’aveu même de M. Cavaignac, une valeur probante tout à fait décisive.

Ce procès, ainsi suspendu à la fois dans l’illégalité et dans le vide, ne trouve sa justification et sa base que deux ans après, dans une pièce trouvée après coup et qui, elle, apporterait enfin, assure-t-on, la certitude qui faisait défaut. Mais, une fois encore, qu’est-ce, je vous prie, que cette condamnation qui n’est justifiée par un document décisif (à le supposer authentique) que deux ans après ?

Si la troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres, n’avait pas été écrite ou trouvée, M. Cavaignac lui-même serait obligé d’avouer que « le doute peut subsister dans les esprits » sur la culpabilité de Dreyfus. Comment n’a-t-il pas été troublé lui-même par ce paradoxe de justice ?


III

Je l’avoue : la méthode générale d’où procèdent ses affirmations me paraît étrange. Il dit que depuis six ans le service des renseignements au ministère de la guerre a saisi, entre l’attaché militaire allemand et l’attaché militaire italien, « mille pièces de correspondances », c’est-à-dire, si je comprends bien, des lettres, des cartes, des notes d’envoi.

Et ce ne sont pas des copies, ce ne sont pas des photographies, ce sont des originaux.

Mille pièces de correspondance en six ans ! Je sais bien que M. Cavaignac nous avertit qu’il en est beaucoup d’insignifiantes ! Mais enfin cela fait trois cartes ou trois lettres par semaine qui auraient été saisies régulièrement et dans l’original pendant six ans aux deux correspondants étrangers. Vraiment c’est beaucoup !

Et on se demande comment ils ont pu assister ainsi pendant six ans à la disparition régulière des originaux de lettres reçues ou écrites par eux.

M. Cavaignac dit que bien des signes, bien des traits caractéristiques permettent d’affirmer l’authenticité de ces correspondances. C’est ici que M. Cavaignac m’effraie particulièrement. Qu’il soit possible au service des renseignements d’assurer, d’après des indices sérieux, l’authenticité générale des documents ainsi saisis, je l’accorde très volontiers ; mais que l’on puisse, dans cet énorme fatras, garantir l’authenticité de toutes les pièces, cela est inacceptable.

Il est évident que les agents subalternes d’espionnage et de police ont intérêt à apporter le plus de pièces possible ; de là à en fabriquer il n’y a pas toujours loin, et comme ils connaissent déjà les particularités de cette correspondance, puisqu’ils en ont saisi de nombreux spécimens, il leur est aisé de donner à ces faux une apparence au moins sommaire d’authenticité.


IV

Donc, quand on veut faire appel, comme M. Cavaignac à deux pièces déterminées, celles qui portent l’initiale D…, et quand on veut surtout, au moyen de ces pièces, justifier la condamnation terrible d’un homme, on ne doit pas se borner à affirmer d’une façon générale l’authenticité d’ensemble des « mille pièces de correspondance » où ces deux sont comprises. Il faut affirmer que l’authenticité particulière de ces deux pièces a été soumise à un contrôle particulier.

Pour le bordereau, pour la carte-télégramme adressée à Esterhazy, en un mot pour les pièces qui chargent Esterhazy, nous savons, avec une précision suffisante, quelles sont leurs garanties d’authenticité, comment, par quelle voie, en quel état elles sont parvenues au ministère.

Dans les deux pièces secrètes qu’on invoque contre Dreyfus, nous n’avons que les affirmations trop générales de M. Cavaignac. Nous ne sommes pas sûrs que ces pièces, auxquelles on a fait jouer un rôle spécial, aient été soumises à un contrôle spécial, proportionné au parti qu’on en veut tirer. Et cela laisse dans l’esprit un certain malaise.

Ce n’est pas que je veuille contester au fond l’authenticité de ces deux pièces à l’initiale D.... Mais il y a bien quelques détails qui m’inquiètent un peu. D’abord, il en est une qui n’a été datée qu’après coup, par le service des renseignements lui-même, et cela surprend.

Dans l’autre, il y a quelques fautes d’orthographe qui, sans aller jusqu’au charabia extraordinaire de la troisième pièce, œuvre d’un faussaire imbécile, sont pourtant de nature à étonner.

À coup sûr, des attachés étrangers ont droit à une orthographe un peu incertaine ; mais le mot ci-joint comme le mot ci-inclus est un de ceux qui reviennent le plus souvent dans les lettres de toute nature, commerciales, privées ou publiques ; il est assez étrange qu’un officier, qui est en France depuis deux ans, écrive si-joint.

D’ailleurs je n’insiste pas : ce ne sont pas là des objections décisives, ni même peut-être très fortes.

Je dis cependant qu’à ce point les affirmations de M. Cavaignac, trop générales et trop vagues, laissent une impression d’insécurité : on ne sent pas qu’il ait serré de près le problème, et vérifié minutieusement toutes les pièces de son système.