Les Preuves/L’Expédient suprême

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La Petite République (p. 169-174).

L’EXPÉDIENT SUPRÊME


I

Donc, du procès régulier, légal, fait à Dreyfus il ne reste rien. Il n’a été jugé, selon la loi, que sur une pièce, le bordereau. Or, il est démontré aujourd’hui que le bordereau n’est pas de Dreyfus, mais d’Esterhazy.

La seule base légale de l’accusation s’est effondrée : comment se peut-il que la condamnation soit encore debout ? C’est un défi à la justice !

Oh ! je sais bien que les adversaires de la revision, obligés de reconnaître que le bordereau est d’Esterhazy, mais voulant garder leur proie, se réfugient dans les plus extraordinaires sophismes. Je suis bien obligé de mentionner en passant le récit publié il y a quelques semaines par le Petit Marseillais ; car j’ai constaté que le récit avait trouvé créance auprès de beaucoup d’esprits ; il passe même, ce que vraiment je ne puis croire, pour la version suprême, pour l’expédient désespéré de l’État-Major


II

On dit qu’Esterhazy était attaché au service d’espionnage de la France, qu’en cette qualité il fréquentait les ambassades étrangères pour en surprendre les secrets, qu’il avait constaté la trahison de Dreyfus, mais que les preuves de cette trahison ne pouvant être données sans péril, il avait lui-même, d’accord avec l’État-Major, fabriqué le bordereau et que ce bordereau avait été ensuite de parti pris attribué à Dreyfus.

Voilà le thème général que j’ai entendu dans plus d’une discussion ; le Petit Marseillais adoucissait un peu dans son récit la crudité de l’opération. D’après lui, Esterhazy avait vu, à la légation allemande, le bordereau, écrit de la main de Dreyfus. Ne pouvant l’emporter, il l’avait copié, et c’est sur cette copie du bordereau faite par Esterhazy que Dreyfus aurait été condamné.

Ainsi s’expliquerait, disent les hommes hardis, que le bordereau fût de l’écriture et de la main d’Esterhazy, quoique la trahison fût de Dreyfus.

Je me demande vraiment s’il convient de discuter des inventions de cet ordre. Elles attestent en tout cas l’extrême dérèglement d’esprit où sont jetés nécessairement ceux qui se refusent à la vérité.

Non ! il est faux qu’Esterhazy ait été attaché comme espion au service de la France, car s’il en était ainsi, dès que le colonel Picquart eut des doutes sur Esterhazy et qu’il eut informé ses chefs, ceux-ci l’auraient arrêté net, en lui disant : « Ne brûlez pas un de nos agents ! Si Esterhazy reçoit une carte-télégramme de M. de Schwarzkoppen et s’il lui communique des documents, c’est pour gagner sa confiance ; c’est pour couvrir l’œuvre d’espionnage qu’il fait à notre profit. »

Voilà ce que les chefs du colonel Picquart lui auraient dit tout de suite. Au contraire, ils l’ont encouragé à poursuivre son enquête contre Esterhazy ! Et d’ailleurs, comment le colonel Picquart lui-même, chef du service des renseignements, aurait-il pu ignorer qu’Esterhazy était attaché en qualité d’espion au ministère de la guerre ? Donc, ce roman inepte ne peut tenir un instant.

Mais admirez, je vous prie, la valeur morale et la délicatesse de conscience des défenseurs de l’État-Major. Ils proclament que celui-ci a fait du procès contre Dreyfus une effroyable comédie. Ils proclament qu’il a attribué à Dreyfus le bordereau, sachant que le bordereau était de la main d’Esterhazy. Mais quels rôle, je vous prie, ont joué les experts dans cette criminelle parade ? Savaient-ils, eux aussi, que le bordereau était de l’écriture d’Esterhazy, et ont-ils décidé tout de même d’y reconnaître l’écriture de Dreyfus ?

Si nous consentions un moment à prendre au sérieux les moyens de défense imaginés par certains amis de l’État-Major, il n’y aurait plus qu’à envoyer au bagne, comme coupable du faux le plus criminel, tous ceux qui ont participé au procès Dreyfus.

Je passe donc et je ne retiens de ces inventions misérables que le désordre d’esprit d’un grand nombre de nos adversaires. Ils sont obligés, par l’évidence, de reconnaître que le bordereau est d’Esterhazy, mais ils n’ont pas le courage de tirer la conclusion toute simple, naturelle et sensée : c’est qu’en attribuant le bordereau à Dreyfus et en condamnant celui-ci sur un document qui est d’Esterhazy, on a commis une déplorable erreur. Et ils s’épuisent en inventions désordonnées pour concilier les faits qui démontrent l’innocence de Dreyfus, avec la culpabilité de celui-ci.


III

D’autres disent : « Soit : le bordereau est d’Esterhazy ! mais, dans le procès Dreyfus, le bordereau est secondaire : il est presque une quantité négligeable. C’est pour d’autres raisons surtout que Dreyfus a été condamné : et comme les autres raisons subsistent il n’y a pas eu erreur ; il n’y a pas lieu à revision. »

Quoi ! le bordereau n’a été, au procès Dreyfus, qu’un élément accessoire ? Mais je ne me lasserai pas de le répéter : dans l’acte d’accusation il n’y a contre Dreyfus que le bordereau : il est, selon les paroles mêmes du rapporteur, « la base de l’accusation ». Avant que le bordereau fût découvert et que du Paty de Clam crût démêler une certaine ressemblance entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus, il n’y avait contre Dreyfus aucun soupçon, aucune enquête, aucune surveillance.

Le bordereau n’est pas seulement la base de l’accusation : il en est le point de départ. Si le bordereau n’avait pas été trouvé, ou si on n’avait pas cru y reconnaître l’écriture de Dreyfus, celui-ci serait tranquillement à son bureau de l’État-Major ; non seulement il n’aurait pas été condamné, mais il n’aurait pas été inquiété ni poursuivi.

Et ce bordereau, qui a joué un rôle si décisif ; ce bordereau, qui a été toute la base légale du procès, maintenant qu’on sait qu’il n’est pas Dreyfus, mais d’Esterhazy, on le déclare sans importance ! Il paraît que le bordereau ne compte plus !

On condamne un homme sur une pièce qui n’est pas de lui ! Plus tard, deux ans après, quand on reconnaît que cette pièce n’est pas de lui, qu’elle est d’un autre, au lieu de courir vers l’innocent condamné pour lui demander pardon, on dit : « Bagatelle ! C’est une erreur de détail qui ne touche pas au fond du procès ! » Je ne sais si l’histoire contient beaucoup d’exemples d’un pareil cynisme.


IV

Mais quand il serait vrai qu’il y a d’autres pièces graves contre Dreyfus, il y a deux faits qui dominent tout. Le premier, c’est que le bordereau seul a été soumis à Dreyfus ; le bordereau seul a été discuté par lui. Si d’autres pièces ont été produites aux juges sans l’être à l’accusé, ce sont elles qui ne comptent pas : elles n’ont pas de valeur légale. Elles ne prendront une valeur que quand l’accusé pourra les connaître et les discuter.

Il n’y a eu qu’un procès légal : celui qui portait sur le bordereau, base unique. Cette base ruinée, tout le procès légal, c’est-à-dire tout le procès, est ruiné aussi.

Si, en dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y a d’autres pièces qui le condamnent, rappelez l’accusé ; jugez-le de nouveau en lui soumettant les pièces que vous alléguez contre lui. Jusque-là, les pièces « secrètes » ne sont que des pièces de contrebande.

Et un pays qui aurait quelque souci de la justice, un pays où les citoyens ne voudraient pas se laisser étrangler sans jugement par les Conseils de guerre, ne tolèrerait pas une minute qu’on osât invoquer contre un homme, dans les journaux et à la tribune de la Chambre, des documents qu’il n’a pas été admis à connaître et à discuter.

Mais quoi ! et voici une aggravation singulière. Les juges se sont trompés, grossièrement trompés, dans l’attribution de la seule pièce qui ait été régulièrement introduite au procès, et on nous demande de les croire infaillibles dans l’examen des pièces qui n’ont pas été soumises à un débat contradictoire !

Ils ont eu tout le loisir d’examiner le bordereau ; ils l’ont eu en main pendant plusieurs jours ; ils ont pu, tout à leur aise, étudier les rapports des experts, écouter et méditer leurs dépositions ; ils ont pu, sur le bordereau, écouter les explications de l’accusé et de son défenseur ; et pourtant, par une fatalité à jamais déplorable, ils se sont trompés : ils ont attribué à Dreyfus un bordereau qui était d’un autre ; et lorsque, malgré la garantie des formes légales, ils ont commis la plus triste erreur, on veut que nous leur fassions crédit quand ils décident en dehors des formes légales ?

Dans leur examen hâtif, irrégulier et non contradictoire des pièces secrètes qui leur ont été apporté in extremis et que Dreyfus n’a jamais vues, ils étaient beaucoup plus exposés à se tromper que dans l’examen régulier, tranquille et contradictoire du bordereau. S’étant trompés même quand ils prenaient contre l’erreur, toutes les précautions légales, de quel droit, là où ils n’ont pas pris ces précautions contre l’erreur, prétendraient-ils à l’infaillibilité ?

Mais en fait, ils se sont trompés, lourdement trompés à propos des pièces secrètes comme à propos du bordereau. Et M. Cavaignac aussi, serviteur de l’État-Major exaspéré, s’est trompé à la tribune, trompé grossièrement, et la Chambre, surprise, sans pensée et sans courage, a donné l’éphémère sanction de son vote à la plus monstrueuse, à la plus inepte erreur.