Les Preuves/Les Prétendus Aveux

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La Petite République (p. 22-27).

DREYFUS INNOCENT

Il y a contre Dreyfus trois ordres de preuves : 1o le bordereau ; 2o les pièces dites secrètes que M. Cavaignac a lues à la tribune le 7 juillet dernier ; 3o les prétendus aveux faits par Dreyfus au capitaine Lebrun-Renaud.

Si donc nous démontrons qu’aucune de ces preuves prétendues n’a la moindre valeur, si nous démontrons que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus n’est pas de Dreyfus, mais d’Esterhazy, si nous démontrons que des trois pièces citées par M. Cavaignac, deux ne peuvent s’appliquer à Dreyfus et que la troisième est un faux imbécile ; si nous démontrons enfin que les prétendus aveux n’ont jamais existé, et qu’au contraire Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud comme devant tout autre, a toujours affirmé énergiquement son innocence, il ne restera rien des charges imaginées contre lui. Il ne restera rien des misérables preuves alléguées, et son innocence, que les amis du véritable traître Esterhazy essaient vainement de nier, éclatera à tous les yeux. Or, pour ceux qui prennent la peine de regarder et de réfléchir, cette triple démonstration est faite ; les éléments de vérité déjà connus suffisent à l’assurer, et c’est avec confiance que je soumets, à tous ceux qui cherchent la vérité, les observations qui suivent.

LES PRÉTENDUS AVEUX

I

Et j’aborde tout de suite la légende des aveux de Dreyfus. Il importe, avant d’entrer dans le fond de l’affaire, de dissiper ce mensonge par lequel on prétend même supprimer la discussion.

Les aveux de Dreyfus, c’est l’argument principal de M. Cavaignac. Dans son discours du 7 juillet dernier, il n’a pas dit un mot de la légalité du procès ; bien mieux, quand il a résumé les faits qui, selon lui, démontrent la culpabilité de Dreyfus il n’a pas dit un mot du bordereau. Il considère sans doute qu’il n’est plus possible aujourd’hui de l’attribuer à Dreyfus.

Il s’est appliqué, laborieusement, à démontrer l’authenticité d’une pièce secrète qui est le faux le plus ridicule ; mais il ne s’est pas risqué à dire que sa « certitude » reposait là-dessus.

Non, sa certitude, c’est sur les prétendus aveux de Dreyfus qu’il la fonde tout entière. Il dit textuellement :

« Messieurs, ce n’est pas tout : il y a encore un autre ordre de faits. Et je déclare, quant à moi, dans ma conscience, que, tout le reste vint-il à manquer, ce seul ordre de faits serait encore suffisant pour asseoir ma conviction d’une façon absolue ! Je veux parler des aveux de Dreyfus. »

Si c’est là, pour M. Cavaignac, l’argument principal décisif, c’est, pour M. Rochefort, le seul. Il se borne à dire : « Dreyfus a avoué. » Quand on le presse, quand on démontre que le bordereau est d’Esterhazy, et que celui ci est le véritable traître, quand on signale les machinations criminelles par lesquelles l’État Major a perdu l’innocent et sauvé le coupable, M. Rochefort se borne à dire : « Pourquoi insiste-t-on ? Dreyfus a avoué. »

C’est bien, mais puisque M. Cavaignac et M. Rochefort font reposer sur les prétendus aveux de Dreyfus leur certitude, s’il est démontré que Dreyfus n’a jamais fait d’aveux, toute leur thèse s’écroule.

Or, jamais Dreyfus n’a avoué. Toujours, avec une infatigable énergie, il a affirmé son innocence.

Il l’a affirmée pendant sa longue détention. Brusquement arrêté, il ne laisse échapper, sous le coup de l’émotion, aucun aveu, aucune parole équivoque.

Du 15 octobre au 20 décembre, de l’arrestation au jugement, il est mis au secret ; seul, loin de tout appui, il est interrogé de la façon la plus pressante. Pas une défaillance ; pas une hésitation ; pas l’ombre d’un aveu ; pas une parole à double sens que les enquêteurs puissent tourner contre lui.

L’acte d’accusation constate avec une sorte de colère « ses dénégations persistantes ».

Non seulement il affirme que le bordereau n’est pas de lui et qu’il n’a eu avec les attachés militaires étrangers aucune relation coupable, mais il affirme qu’il n’a même pas une imprudence à se reprocher.


II[modifier]

Persistantes, ses dénégations sont en outre complètes, catégoriques, sans réserve. Devant le Conseil de guerre, il maintient énergiquement son innocence. Condamné, il ne fléchit pas sous le coup, et il proteste qu’il est victime de la plus déplorable erreur.

Avant la condamnation, le 30 octobre, le commandant du Paty de Clam, chargé de l’enquête, avait essayé en vain d’obtenir un aveu de Dreyfus par le mensonge et la fraude. Voici, sur ce point, le procès verbal authentique (Compte rendu sténographique du procès Zola, pages 398 et 399 tome II) :

Le 29 octobre 1894, M. le commandant du Paty de Clam se présente dans la cellule de Dreyfus et lui pose entre autres questions celle que voici :

« Reconnaissez vous que ce que vous venez d’écrire ressemble étrangement à l’écriture du document ? (le bordereau).

Réponse. ― Oui, il y a des ressemblances dans les détails de l’écriture, mais l’ensemble n’y ressemble pas ; j’affirme ne l’avoir jamais écrit. Je comprends très bien cette fois que ce document ait donné prise aux soupçons dont je suis l’objet ; mais je voudrais bien à ce sujet être entendu par le ministre. "

C’est la fin de l’interrogatoire du 29 octobre 1894.

Le 30 octobre, M. le commandant du Paty de Clam se présente à nouveau :

Demande. ― Vous avez demandé dans votre dernier interrogatoire à être entendu par M. le ministre de la guerre pour lui proposer qu’on vous envoyât n’importe où pendant un an sous la surveillance de la police tandis qu’on procéderait à une enquête approfondie au ministère de la guerre.

R. ― Oui.

D. ― Je vous montre les rapports d’experts qui déclarent que la pièce incriminée est de votre main. Qu’avez vous à répondre ?

R. ― Je vous déclare encore que jamais je n’ai écrit cette lettre.

D. ― Le ministre est prêt à vous recevoir si vous voulez entrer dans la voie des aveux.

R. ― Je vous déclare encore que je suis innocent et que je n’ai rien à avouer. Il m’est impossible, entre les quatre murs d’une prison, de m’expliquer cette énigme épouvantable. Qu’on me mette avec le chef de la Sûreté, et toute ma fortune, toute ma vie seront consacrées à débrouiller cette affaire.

Il était faux que le ministre eût consenti à recevoir Dreyfus. Mais du Paty de Clam savait combien Dreyfus tenait à voir le ministre, à se défendre directement devant lui, et il le tentait par la promesse d’une entrevue pour obtenir au moins un commencement ou un semblant d’aveu.

Pour toute réponse, Dreyfus proteste de son innocence une fois de plus.


III[modifier]

Après la condamnation, le commandant du Paty de Clam revient à la charge. Quatre jours avant la dégradation, quand il peut supposer que l’énergie du condamné est brisée par cinquante jours de détention et par l’attente de l’horrible supplice, il se présente de la part du ministre et une dernière fois sollicite l’aveu.

Une fois encore, Dreyfus affirme qu’il est innocent, et il écrit au ministre :

Monsieur le Ministre,

J’ai reçu par votre ordre la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j’ai déclaré que j’étais innocent et que je n’avais même jamais commis la moindre imprudence.

Je suis condamné, je n’ai aucune grâce à demander, mais, au nom de mon honneur qui, je l’espère, me sera rendu un jour, j’ai le devoir de vous prier de vouloir bien continuer vos recherches.

Moi parti, qu’on cherche toujours, c’est la seule grâce que je sollicite.

Et il écrit à Me Demange, son avocat :

Cher Maître, 3 janvier 1895.

Je viens d’être prévenu que je subirai demain l’affront le plus sanglant qui puisse être fait à un soldat.

Je m’y attendais, et je m’y étais préparé, le coup a cependant été terrible. Malgré tout, jusqu’au dernier moment, j’espérais qu’un hasard providentiel amènerait la découverte du véritable coupable. Je marcherai à ce supplice épouvantable, pire que la mort, la tête haute, sans rougir. Vous dire que mon cœur ne sera pas affreusement torturé quand on m’arrachera les insignes de l’honneur que j’ai acquis à la sueur de mon front, ce serait mentir.

J’aurais, certes, mille fois préféré la mort. Mais vous m’avez indiqué mon devoir, cher maître, et je ne puis m’y soustraire, quelles que soient les tortures qui m’attendent. Vous m’avez inculqué l’espoir, vous m’avez pénétré de ce sentiment qu’un innocent ne peut rester éternellement condamné, vous m’avez donné la foi. Merci encore, cher maître, de tout ce que vous avez fait pour un innocent.

Demain, je serai transféré à la Santé. Mon bonheur serait grand si vous pouviez m’y apporter la consolation de votre parole chaude et éloquente et ranimer mon cœur brisé. Je compte toujours sur vous, sur toute ma famille pour déchiffrer cet épouvantable mystère.

Partout où j’irai, votre souvenir me suivra, ce sera l’étoile d’où j’attendrai tout mon bonheur, c’est-à-dire ma réhabilitation pleine et entière.

Agréez, cher maître, l’expression de ma respectueuse sympathie.

A. Dreyfus