Les Preuves/Le Jour de la dégradation

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La Petite République (p. 27-35).

LE JOUR DE LA DÉGRADATION

I

Et voici maintenant le jour de la dégradation. Je laisse de côté, pour un instant, la phrase que Dreyfus aurait dite au capitaine Lebrun-Renaud, seul à seul, dans le pavillon de l’École militaire une demi-heure avant la parade d’exécution. Cette phrase, suprême refuge de M. Cavaignac. de M. Rochefort et de l’État-Major, je la discuterai en détail, tout à l’heure ; j’en examinerai l’authenticité et le sens, et j’ose dire qu’il est aisé d’en démontrer le néant.

Mais je me tiens, pour un moment encore, à ce qui est incontesté. De même que j’ai cité seulement des fragments du procès-verbal authentique des interrogatoires, et des lettres de Dreyfus lui-même, je relève d’abord le jour de la dégradation ce qui a été public, ce qui a éclaté à tous les yeux.

Or, ce qui a frappé tous les spectateurs, ce qui a troublé beaucoup d’entre eux, ce qui a jeté en plus d’une conscience le germe du doute, c’est le cri d’innocence, que, dans son horrible supplice, poussait sans cesse le condamné.

Voici, entre bien des récits, tous semblables au fond, celui de l’Autorité, que Me Labori a lu devant la cour d’assises. Si long qu’il soit, je dois le citer en entier, car il faut que ces détails tragiques repassent devant nous. Pour que nous sentions bien toute la valeur du cri d’innocence que poussait le supplicié, il faut que nous sachions dans quelle tempête de haine et de mépris ce cri était jeté.

Le premier coup de neuf heures sonne à l’horloge de l’École.

Le général Darras lève son épée et jette le commandement, aussitôt répété sur le front de chaque compagnie :

― Portez armes !

Les troupes exécutent le mouvement.

Un silence absolu lui succède.

Les cœurs cessent de battre et tous les yeux se portent dans l’angle droit de la place où Dreyfus a été enfermé dans un petit bâtiment à terrasse.

Un petit groupe apparaît bientôt : c’est Alfred Dreyfus, encadré par quatre artilleurs, accompagné par un lieutenant de la garde républicaine, et le plus ancien sous-officier de l’escorte, qui approche. Entre les dolmans sombres des artilleurs, on voit se détacher très net l’or des trois galons en trèfle, l’or des bandeaux du képi : l’épée brille et l’on distingue de loin la dragonne noire tenant à la poignée de l’épée.

Dreyfus marche d’un pas assuré.

― Regardez-donc comme il se tient droit, la canaille ! dit-on.

Le groupe se dirige vers le général Darras, devant lequel se tient le greffier du Conseil de guerre, M. Vallecalle, officier d’administration.

Dans la foule, des clameurs se font entendre.

Mais le groupe s’arrête.

Un signe du commandant des troupes, et les tambours et les clairons ouvrent un ban, et le silence se fait de nouveau cette fois tragique.

Les canonniers qui accompagnent Dreyfus reculent de quelques pas ; le condamné apparaît bien détaché.

Le greffier salue militairement le général, et, se tournant vers Dreyfus, lit, d’une voix très distincte, le jugement qui condamne le nommé Dreyfus à la déportation dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire.

Puis le greffier se retourne vers le général et fait le salut militaire.

Dreyfus a écouté silencieusement. La voix du général Darras s’élève alors et bien que légèrement empreinte d’émotion, on entend très bien cette phrase : « ― Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. »

On voit alors Dreyfus lever les deux bras et, la tête haute, s’écrier d’une voix forte, sans qu’on distingue le moindre tremblement :

― Je suis innocent ! Je jure que je suis innocent ! Vive la France !

― À mort ! répond au dehors une immense clameur.

Mais le bruit s’apaise aussitôt. On a remarqué que l’adjudant chargé de la triste besogne d’enlever les galons et les armes du dégradé avait porté la main sur celui-ci, et déjà les premiers galons et parements, qui ont été décousus d’avance, ont été arrachés par lui et jetés à terre.

Dreyfus en profite pour protester de nouveau contre sa condamnation et ses cris arrivent très distincts jusqu’à la foule :

― Sur la tête de ma femme et de mes enfants, je jure que je suis innocent. Je le jure ! Vive la France !

Cependant l’adjudant a arraché très rapidement les galons du képi, les trèfles des manches, les boutons du dolman, les numéros du col, la bande rouge que le condamné porte à son pantalon depuis son entrée à l’École polytechnique.

Reste le sabre. L’adjudant le tire et le brise sur son genou ; un bruit sec, les deux tronçons sont jetés à terre comme le reste.

Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe à son tour.

C’est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle ; jamais impression d’angoisse plus aiguë.

Et de nouveau, nette, sans indice d’émotion, la voix du condamné s’élève :

« On dégrade un innocent ! »

Il faut maintenant au condamné passer devant ses camarades et ses subordonnés de la veille. Pour tout autre, c’eût été un supplice atroce. Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il enjambe ce qui fut les insignes de son grade, que deux gendarmes viendront enlever tout à l’heure, et se place lui-même entre les quatre canonniers, le sabre nu, qui l’ont conduit devant le général Darras.

Le petit groupe, que conduisent deux officiers de la garde républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture cellulaire et commence à défiler devant le front des troupes, à un mètre à peine.

Dreyfus marche toujours la tête relevée. Le public crie : « À mort ! » Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit mieux, les cris augmentent ; des milliers de poitrines réclament la mort du misérable, qui s’écrie encore : « Je suis innocent ! Vive la France ! »

La foule n’a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se tourner vers elle et crier.

Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis une clameur qui passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour : « À mort ! À mort ! »

Et au dehors un remous terrible se produit dans la masse sombre, et les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de se précipiter sur l’École militaire et de prendre la place d’assaut, afin de faire plus prompte et plus rationnelle justice de l’infamie de Dreyfus.

Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le groupe de la presse.

― Vous direz à la France entière, dit-il, que je suis innocent.

― Tais-toi, misérable, lui répondent les uns, pendant que d’autres lui crient : Lâche ! Traître ! Judas !

Sous l’outrage, l’abject personnage se redresse ; il nous jette un coup d’œil de haine féroce.

― Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

Une voix nette sort du groupe de la presse, contestant :

― Vous savez bien que vous n’êtes pas innocent.

― Vive la France ! sale juif ! lui crie-t-on encore, et Dreyfus continue son chemin.

Ses vêtements ont un aspect pitoyable. À la place des galons pendent de longs bouts de fil, et le képi n’a plus de forme.

Dreyfus se redresse encore, mais il n’a parcouru que la moitié du front des troupes, et l’on s’aperçoit que les cris continus de la foule et les divers incidents de cette parade commencent à avoir raison de lui.

Si la tête du misérable est insolemment tournée du côté des troupes qu’elle semble défier, ses jambes commencent à fléchir, Sa démarche paraît plus lourde.

Le groupe n’avance que lentement.

Il passe maintenant devant « les bleus ». Le tour du carré s’achève. Dreyfus est remis entre les mains des deux gendarmes qui sont venus ramasser ses galons et les débris de son sabre, ils le font aussitôt monter dans la voiture cellulaire.

Le cocher fouette ses chevaux et la voiture s’ébranle, entourée d’un détachement de gardes républicains, que précèdent deux d’entre eux, le revolver au poing.

La parade a duré juste dix minutes. Ensuite Dreyfus, restant toujours dans un complet mutisme, a été réintégré au Dépôt.

Mais là, il a de nouveau protesté de son innocence.


II[modifier]

J’ai entendu à l’audience de la cour d’assises, la lecture de ce récit. Pour moi, convaincu dès lors par les révélations du procès Zola que Dreyfus était en effet innocent, j’ai à peine besoin, de dire combien cette lecture était poignante. Mais laissons cela tant que la démonstration n’est pas faite. Sur tous les auditeurs, et sur les ennemis mêmes de Dreyfus cette lecture produisait visiblement une impression profonde, ce cri d’innocence, si troublant, ébranlait un moment les consciences et sur cette assemblée, où bouillonnait jusque là le désordre grossier des haines, un souffle de tragique mystère était passé.


III

Ce n’est pas seulement au peuple, ce n’est pas seulement à l’armée et à la France même que Dreyfus jetait sa protestation d’innocence. Après s’être tenu debout contre le vent de mépris et de haine qui soufflait sur lui, il exhalait encore dans la solitude de sa cellule, le cri de l’innocent supplicié.

Il faut que je cite encore, car aux mensonges d’une presse ignominieuse, qui se joue en Ce moment de l’ignorance du peuple, je veux opposer des faits, des documents, des raisons.

Il est temps, pour l’honneur du prolétariat, qu’il ne soit plus le jouet des misérables qui le trompent pour faire de lui le complice d’un crime. Voici donc ce qu’après le supplice de honte et de désespoir, Dreyfus écrit, de la prison de la Santé, le soir même de la dégradation.

À son avocat d’abord :


Prison de la Santé, samedi.

Cher Maître,

J’ai tenu la promesse que je vous avais faite. Innocent, j’ai affronté le martyre le plus épouvantable que l’on puisse infliger à un soldat ; j’ai senti autour de moi le mépris de la foule ; j’ai souffert la torture la plus terrible qu’on puisse imaginer. Et que j’eusse été plus heureux dans la tombe ! Tout serait fini, je n’entendrais plus parler de rien, ce serait le calme, l’oubli de toutes mes souffrances !

Mais, hélas ! le devoir ne me le permet pas, comme vous me l’avez si bien montré.

Je suis obligé de vivre, je suis obligé de me laisser encore martyriser pendant de longues semaines pour arriver à la découverte de la vérité, à la réhabilitation de mon nom.

Hélas ! quand tout sera-t-il fini ? Quand serai-je de nouveau heureux ?

Enfin, je compte sur vous, cher maître. Je tremble encore au souvenir de tout ce que j’ai enduré aujourd’hui, à toutes les souffrances qui m’attendent encore.

Soutenez-moi, cher maître, de votre parole chaude et éloquente ; faites que ce martyre ait une fin, qu’on m’envoie le plus vite possible là-bas, où j’attendrai patiemment, en compagnie de ma femme (elle n’a pas été autorisée à le rejoindre), que l’on fasse la lumière sur cette lugubre affaire et qu’on me rende mon honneur.

Pour le moment, c’est la seule grâce que je sollicite. Si l’on a des doutes, si l’on croit à mon innocence, je ne demande qu’une chose pour le moment c’est de l’air, c’est la société de ma femme, et alors j’attendrai que tous ceux qui m’aiment aient déchiffré cette lugubre affaire. Mais qu’on fasse le plus vite possible, car je commence à être à bout de résistance. C’est vraiment trop tragique, trop cruel, d’être innocent et d’être condamné pour un crime aussi épouvantable.

Pardon de ce style décousu, je n’ai pas encore les idées à moi, je suis profondément abattu, physiquement et moralement. Mon cœur a trop saigné aujourd’hui.

Pour Dieu donc, cher maître, qu’on abrège mon supplice immérité.

Pendant ce temps, vous chercherez et, j’en ai la conviction profonde, vous trouverez.

Croyez-moi toujours votre dévoué et malheureux

A. Dreyfus


Et le même jour, voici ce qu’il écrit à sa femme :


Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895.

Ma chérie,

Te dire ce que j’ai souffert aujourd’hui, je ne le veux pas ton chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l’augmenter. En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu’à la réhabilitation de mon nom, je t’ai fait le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur, qu’un honnête homme, auquel on vient d’arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu ! que mes forces physiques ne m’abandonnent pas ! Le moral tient ; ma conscience, qui ne me reproche rien, me soutient ; mais je commence à être à bout de patience et de forces. Avoir consacré toute sa vie à l’honneur, n’avoir jamais démérité, et me voir où je suis, après avoir subi l’affront le plus sanglant qu’on puisse infliger à un soldat ! Donc, ma chérie, faites tout au monde pour trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un seul instant, c’est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me poursuit… Ah ! hélas ! pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or : « Cet homme est un homme d’honneur. » Mais comme je les comprends ! À leur place, je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être traître… Mais hélas ! c’est là ce qu’il y a de plus tragique, c’est que le traître, ce n’est pas moi !


Et un peu plus tard encore, plus avant dans la soirée du même jour, il reprend la plume :


5 janvier 1895, samedi, 7 h., soir.

Je viens d’avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de sanglots, tout le corps secoué Par la fièvre. C’est la réaction des horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver ; mais hélas ! au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m’appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.

C’est fini, haut les cœurs ! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n’ai pas le droit de déserter tant qu’il me restera un souffle de vie ; je lutterai avec l’espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je demande, c’est de partir au plus vite, de te retrouver là-bas, de nous installer, pendant que nos amis, nos familles, s’empresseront de rechercher le véritable coupable, afin que nous puissions rentrer dans notre chère patrie en martyrs qui ont supporté la plus terrible, la plus émouvante des épreuves.


Voilà l’homme dont on dit, sur une phrase incertaine, rapportée par un seul témoin, qu’il a avoué. Depuis qu’il est arrêté, pendant la longue durée de l’instruction, il affirme invariablement son innocence, il résiste aux manœuvres de l’enquêteur du Paty de Clam, qui essaie de le faire tomber dans un piège et de lui arracher frauduleusement un aveu.

Condamné, il proteste encore : il résiste à une nouvelle et suprême tentative de du Paty ; il écrit au ministre que non seulement il n’est pas coupable de trahison, mais qu’il n’a pas commis la moindre imprudence.

Enfin dans le jour tragique de la dégradation, toutes ses paroles publiques, tous ses écrits certains sont un cri d’innocence, ardent, répété, émouvant.