Les Preuves/Témoignages des savants

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La Petite République (p. 156-168).

TÉMOIGNAGES DES SAVANTS

I


Si j’ai relevé ce détail en apparence et minime, c’est que toute la démence homicide du procès de 1894 y est contenue en raccourci.

Au demeurant, c’est pour toutes les lettres et pour tous les détails de toutes les lettres et pour les points sur les i, et pour les accents que MM. Frank, Moriaud, Giry, Auguste Molinier, Émile Molinier, Paul Meyer, Louis Havet démontrent l’identité de l’écriture d’Esterhazy et de l’écriture du bordereau.

Je ne puis que résumer leurs conclusions :

M. Paul Meyer affirme que le bordereau est de l’écriture d’Esterhazy. Il affirme en outre que toutes les hypothèses qu’il a pu imaginer pour expliquer, après M. Belhomme, que le bordereau pouvait être de l’écriture d’Esterhazy sans être de sa main lui ont paru absurdes. Mais il ajoute avec son habituelle ironie que pour conclure définitivement sur ce second point, il attend que MM. Belhomme, Varinard et Couard aient bien voulu expliquer leur système. (Procès Zola, tome I, page 512.)

Me Labori. ― Monsieur le président, est-ce que M. Paul Meyer nous a fait connaître ses conclusions d’une manière complète en ce qui concerne M. le commandant Esterhazy ?

M. Paul Meyer. ― J’ai dit que le fac-similé du bordereau reproduisait absolument l’écriture du commandant Esterhazy, que je ne voyais pas de raison pour faire une distinction entre l’écriture et la main. Cependant je fais cette réserve prudente et parfaitement scientifique, parce que je ne sais pas ce qu’il y a dans le rapport où on explique que cette écriture n’a pas été tracée par le commandant Esterhazy. Je ne crois pas que même avec une hypothèse compliquée on puisse arriver à le démontrer : mais enfin je ne puis pas discuter ce que je ne connais pas…

Je dis que la question de l’identité de l’écriture du bordereau et de celle d’Esterhazy se présente dans des conditions d’une telle simplicité, d’une telle évidence, qu’il suffit d’avoir l’habitude de l’observation, l’habitude de la critique, pour arriver à la conclusion que j’ai formulée, sauf réserve.

Me Labori. ― M. Paul Meyer nous a bien dit, si j’ai compris, que toutes les hypothèses auxquelles il s’était livré pour arriver à comprendre que tout en étant de l’écriture d’Esterhazy, le bordereau ne fût pas de sa main, lui avaient paru impossibles ? Ai-je bien compris ?

M. P. Meyer. ― Parfaitement.

Me Labori. ― Alors, il n’en voit aucune qui puisse être une certitude et qui puisse expliquer cette contradiction.

M. P. Meyer. ― Je n’en vois aucune ; mais les experts du second procès ont peut-être trouvé quelque chose qui m’a échappé.

Malheureusement, les experts du second procès se gardent bien de répondre au défi ironique de M. Meyer, en faisant connaître leur système.

II

Voici maintenant, dans ses grands traits, la déposition de M. Molinier :

Messieurs les jurés, il y a déjà vingt-cinq ans que je vis au milieu des manuscrits : il m’est passé entre les mains des milliers de Chartes, pièces de toute époque, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours.

À la suite de cette étude très prolongée, qui a porté sur des milliers de manuscrits, je le répète, j’ai fini par contracter une méthode toute particulière d’observation ; j’ai pour ainsi dire contracté un tact spécial, si bien que par des signes presque imperceptibles pour d’autres, j’arrive à reconnaître l’identité des écritures ou à dater exactement des manuscrits. J’ai appliqué cette méthode personnelle, méthode que je qualifie d’absolument scientifique, à l’examen du bordereau en question et à l’examen des pièces de comparaison.

De ce bordereau j’ai eu, comme tout le monde, entre les mains un fac-similé. Sur ce fac-similé les opinions les plus diverses ont été exprimées devant vous ; mais étant donné que ce bordereau a été publié pour prouver la culpabilité d’une personne que je ne nommerai pas ici, je crois que le fac-similé doit être exact.

Alors, me méfiant des reproductions d’écriture, puisque je n’ai pu comparer ces reproductions avec des originaux, je me suis attaché à relever, dans le bordereau, que j’avais en fac-similé, uniquement ce que j’appelle les signes physiologiques de l’écriture, c’est-à-dire non point l’épaisseur des lettres qui peut être altérée, renforcée par un fac-similé si bien fait qu’il soit, mais je me suis attaché aux liaisons des lettres, à l’aspect général de l’écriture, si elle est courante ou non courante...

On voit avec quelle prudence et quelle rigueur de méthode procède M. Molinier, et après avoir donné des détails, il affirme : « Tout d’abord, dans cette écriture, nous trouvons une main extrêmement courante, aucune hésitation à mon sens. »

Et enfin :

En un mot, pour conclure, en mon âme et conscience, après avoir étudié non seulement le bordereau, mais tout ce que j’ai pu me procurer de fac-similés d’écritures du commandant Esterhazy, après avoir notamment examiné les formes de l’écriture des lettres et l’écriture du bordereau, je crois pouvoir affirmer en mon âme et conscience, que dans ces lettres j’ai retrouvé toutes les formes principales physiologiques que j’avais retrouvées dans le bordereau, dans l’écriture du commandant Esterhazy.


III

Voici un autre témoignage aussi catégorique. M. Émile Molinier démontre d’abord que pour les constatations qu’il a faites sur le bordereau, le fac-similé du Matin a la valeur d’un original. Et après avoir résumé des constatations, il conclut en ces termes si décisifs :

« Pour moi, la similitude est absolument complète entre l’écriture du bordereau et l’écriture du commandant Esterhazy. Je dirai même que si un savant, un érudit, trouvant un volume de la Bibliothèque nationale, dans un de ces volumes que nous consultons si souvent, accolé à des lettres du commandant Esterhazy, l’original du bordereau, il serait pour ainsi dire disqualifié, s’il ne disait pas que le bordereau et la lettre sont de la même écriture, sont de la même main, ont été écrits par le même personnage. »

L’étude de M. Frank, très poussée dans le détail, est d’une précision admirable et je renvoie à sa déposition (tome I, page 519), ceux qui pourraient avoir le moindre doute.


IV

M. Louis Havet, professeur au Collège de France, dit ceci :

Dans l’écriture, je suis arrivé tout de suite et sans faire de recherches dignes de ce nom, simplement par l’évidence, par le saisissement des yeux, à une conviction pour moi tout à fait certaine. C’est à l’écriture du commandant Esterhazy ; ce n’est pas l’écriture du capitaine Dreyfus ; cela me paraît sauter aux yeux avant même qu’on ait commencé à analyser l’écriture.

Et M. Havet démontre ensuite par les considérations les plus variées et les plus précises, qu’il n’y a pas eu décalque. C’est de la main d’Esterhazy comme de son écriture.

Comment est-il possible d’imaginer un homme qui, pour dissimuler sa personnalité, emprunte l’écriture d’autrui et qui se donne le mal prodigieux qu’il faudrait se donner pour calquer, non pas des mots, mais des lettres, en prenant à chaque instant des modèles différents et en transportant son calque d’un mot sur un autre ?

Il y a, dans le bordereau, des mots qu’on n’a pas tous les jours sous la main pour les calquer, par exemple le mot : « Madagascar », le mot « hydraulique ». On peut bien avoir sous la main un mot comme je, comme vous, mais on n’a pas sous la main à point pour savoir où le trouver le mot Madagascar ou le mot hydraulique juste au moment où on en a besoin.

Pour cela il faudrait avoir toute une collection de documents énormes, avec un répertoire pour trouver le mot dont on a besoin. Il faudrait donc, pour exécuter par calque le bordereau, composer le mot Madagascar à l’aide du mot ma, puis avec le commencement du mot dame, le commencement d’un troisième mot.

Cela aurait coûté cinq ou six opérations différentes pour un mot unique.

Ce travail est absolument hors de proportion avec les besoins d’un faussaire qui travaille ainsi. Il serait beaucoup plus court de prendre tout autre moyen de falsification : une écriture dissimulée, des caractères d’impression découpés, qu’on applique, qu’on colle, ou même, si on emprunte l’écriture d’autrui, le procédé plus simple de découper des portions d’écritures et de les coller au lieu de les décalquer.

C’est là une hypothèse qui n’est défendable que si on avait des raisons particulières de trouver qu’il y a un calque.

J’ajoute que je ne crois pas, pour ma part, à l’argument que j’ai vu traîner dans les journaux qui soutenaient que le bordereau était de Dreyfus et d’Esterhazy ; ils prétendaient qu’il y a des portions de mots qui se répètent, parce qu’ils ont été calqués sur la même matrice, qu’il y a deux fois la même syllabe.

Quand nous retrouvons plusieurs fois la même syllabe, il n’y a jamais superposition absolue. Il y a des syllabes qui se répètent un grand nombre de fois ; par exemple, dans le mot quelque, il y a deux fois la syllabe que, et cette syllabe revient plusieurs fois ; le mot note revient également plusieurs fois. Eh bien, j’ai étudié avec soin toutes ces syllabes et je n’ai jamais vu que deux portions de mots fussent rigoureusement pareilles et qu’on pût se vanter de les superposer. Je crois donc que toutes les hypothèses tirées d’un calque se heurtent à des difficultés matérielles et absolues. Je ne parle pas ici des arguments qui ne sont pas ceux d’un témoin, qui serait plutôt ceux d’un avocat : par exemple si Dreyfus avait composé le bordereau à l’aide d’un calque, sachant sur qui il avait calqué, il aurait probablement dénoncé l’auteur de l’écriture, afin de se décharger sur quelqu’un dont il aurait ainsi fac-similé l’écriture. C’est un argument que je donne pour mémoire et qui ne rentre pas dans l’ordre d’une déposition.

Au point de vue du calque, je n’arrive pas à comprendre du tout comment il l’aurait exécuté. Il avait mille moyens beaucoup plus simples de dissimuler son écriture.

Je termine par un autre argument : le bordereau n’est pas signé : comment le destinataire pouvait-il savoir d’où venait le bordereau ? Pour le destinataire, la signature, c’est l’écriture ; cela voulait donc dire, pour le destinataire : c’est Esterhazy qui m’envoie le document. Voilà, messieurs, ce que j’avais à dire.


V

Que reste-t-il après cela de l’expédient désespéré des experts officiels du procès Esterhazy, imaginant qu’il y a eu décalque pour sauver Esterhazy, tout en avouant que le bordereau est de son écriture ?

On ne m’en voudra pas, si aride que puisse paraître cette discussion, de multiplier les citations. Aux procédés louches et de huis clos par lesquels Esterhazy a été sauvé, malgré l’évidence, il faut opposer la vérité lumineuse, les affirmations mesurées, motivées, fortes et publiques que, sous leur responsabilité, des hommes de science sont venus apporter devant le pays, pour éviter à la France, autant qu’il dépendait d’eux, la prolongation d’un crime.

Je tiens à soumettre encore au lecteur attentif et de bonne foi, qui cherche sérieusement la vérité, le témoignage de M. Giry, membre de l’Institut, professeur à l’École des Chartes et à l’École des Hautes Études.

Cette déposition est un modèle de conscience scientifique, de probité intellectuelle et morale :

M. Giry. ― Messieurs, la ressemblance qui existe entre l’écriture de la pièce qu’on appelle le bordereau et l’écriture du commandant Esterhazy a frappé, dès le premier aspect, tous ceux qui ont eu l’occasion de voir ces deux écritures

M. le Président. ― Les fac-similés seulement ?

M. Giry. ― Je dirai sur quels documents je me suis appuyé. Mais, ce que je puis ajouter, c’est que cette ressemblance n’est pas une de ces ressemblances superficielles, banales, qui s’évanouissent après un moment d’examen attentif, comme l’a été, par exemple, la ressemblance de l’écriture de l’ex-capitaine Dreyfus et de l’écriture du bordereau. C’est une ressemblance qui est confirmée par l’analyse et les comparaisons les plus minutieuses… À l’école des Chartes je suis plus spécialement chargé d’enseigner la diplomatique, c’est-à-dire l’application de la critique aux documents d’archives.

L’étude et la comparaison des écritures ont naturellement un rôle important dans cette branche de l’érudition. Nous apprenons à nos élèves à déterminer l’âge, l’attribution des documents, leur provenance, à discerner les documents authentiques, à discerner les documents falsifiés, interpolés, des documents sincères…

Il n’y a pas ― M. Couard l’a dit et c’est encore une des grandes vérités qu’il a exprimées ― à l’École des Chartes de cours pour l’expertise en écritures, cela est bien entendu, cela est bien évident ; nous n’apprenons pas à nos élèves comment il faut établir le prétexte d’un rapport d’expertise. Nous ne leur disons point quand il faut se taire ou parler devant un tribunal… ce n’est pas matière scientifique.

Nous leur enseignons quelque chose de supérieur et de plus utile, nous leur enseignons la méthode, les procédés d’investigation et de critique ; nous leur enseignons les moyens de se prémunir contre l’erreur, et je crois que cela peut avoir sa place dans une expertise en écriture…

Lorsque M. Zola m’a écrit pour me prier d’examiner les documents qui devaient être versés dans le débat, j’ai hésité un moment à accepter la charge de faire cet examen…. Mais en y réfléchissant, en réfléchissant à la gravité des questions de justice et de légalité qui dominent tout ce débat, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de sortir de ma réserve habituelle pour faire l’examen qu’on me demandait, afin d’essayer dans la mesure de mes forces d’aider à la manifestation de vérité.

J’acceptai donc. Seulement, en acceptant, je spécifiais, en écrivant à M. Zola, que je voulais ― cela était naturel, mais enfin, je tenais à le spécifier d’une façon très précise ― que si je faisais cet examen, quel que fût le résultat des études auxquelles j’allais me livrer, je viendrais l’exposer ici franchement et nettement.

M. Zola m’a répondu aussitôt, par une lettre que j’aurais voulu vous lire, mais que je puis citer de mémoire, en me disant qu’il acceptait absolument toutes mes conditions et qu’il demandait simplement à des hommes de science et de bonne foi de venir dire devant la cour ce qu’ils pensaient.

... Et M. Giry, après avoir montré que les documents sur lesquels il a travaillé étaient sérieux et bien vérifiés, se prononce d’abord contre l’hypothèse du calque imaginée par MM. Belhomme, Varinard et Couard. Il affirme ensuite l’absolue identité de l’écriture du bordereau et celle d’Esterhazy :

J’ai examiné aussi une autre hypothèse de calque. Le bordereau pourrait avoir été fait, fabriqué par calque de mots empruntés à d’autres documents rapportés et juxtaposés ensuite.

Eh bien, messieurs, je crois qu’il est absolument impossible que la pièce ait été fabriquée ainsi : j’ai fait là-dessus des expériences nombreuses qu’il serait bien long d’exposer en détail. On m’a demandé de me borner à vous donner des conclusions ; ce que je puis vous dire c’est que j’ai essayé moi-même de faire un calque dans ces conditions et que je ne suis arrivé à produire qu’une chose informe. Quoique j’aie l’habitude des choses graphiques, j’ai fait une chose qui ne ressemblait à rien et sur laquelle tout le travail de mosaïque était visible au premier coup d’œil.

On peut faire mieux que moi, assurément, mais je pense qu’il aurait été impossible de faire une pièce de cette dimension, de trente lignes. Il y a toutes sortes de raisons dans lesquelles je ne peux pas entrer qui s’y opposent d’une manière absolue. J’ajoute que je n’imagine pas qu’un traître ait pu avoir l’idée de faire dans ces conditions un calque qui aurait demandé tant de temps, tant de patience pour une pièce qui ne devait pas être discutée contradictoirement avec lui.

J’arrive maintenant à la comparaison de l’écriture du bordereau avec celle du commandant Esterhazy. Messieurs, je crois que tout a été dit, qu’au moins tout ce qui était frappant a été dit sur ce point. Par conséquent, là encore, je veux abréger. Je vous dirai seulement que j’ai fait la comparaison dans l’ensemble et dans le détail ; que j’ai fait l’analyse la plus minutieuse, mot par mot, lettre par lettre, syllabe par syllabe ; que j’ai comparé les signes accessoires de l’écriture, la ponctuation, l’accentuation ; et soit que j’aie considéré le détail, soit que j’aie considéré l’ensemble, je suis arrivé toujours aux mêmes conclusions.

Ces conclusions, auxquelles j’étais arrivé moi-même, j’ai voulu les contrôler par les observations de paléographes plus exercés, de gens qui, mieux que moi, connaissent les écritures modernes ; j’en ai consulté plusieurs ; tous ceux qui ont fait cet examen ont eu le même avis que moi. Il y en a plusieurs que je pourrais nommer, car ils ont offert leur témoignage à M. Zola…

M. Émile Zola. ― Nous en aurions amené quarante ; si nous ne les avons pas amenés, c’est pour ne pas abuser de vos instants.

M. Giry. ― En résumé, ma conclusion a été celle-ci ; c’est qu’il existe entre l’écriture du bordereau et l’écriture du commandant Esterhazy une ressemblance, une similitude qui va jusqu’à l’identité.


Voilà qui est net et décisif. Mais je tiens, pour ne pas m’exposer à altérer même une nuance de la noble et sérieuse pensée de M. Giry, à reproduire les dernières lignes qui contiennent une sorte de réserve délicate :


Est-ce à dire que je puisse affirmer que le commandant Esterhazy est l’auteur du bordereau ? Je ne veux pas le faire, je ne veux pas aller jusque là. Je ne veux pas le faire, parce que, après tout, je n’ai fait mon expertise que sur des fac-similés, et quoique bien persuadé que la pièce originale confirmerait mes conclusions d’une manière éclatante, cependant il y a une petite chance d’erreur.

Je ne veux pas le faire, surtout parce que je crois qu’une expertise d’écritures peut bien servir à corroborer des soupçons, à diriger des recherches, à conduire, comme c’est le cas ici, jusqu’à la conviction morale, mais qu’elle ne peut pas produire, à elle seule, la certitude absolue qui, à mon avis, est nécessaire pour asseoir son jugement.

Le scrupule, scientifique et humain, qui a dicté ces dernières paroles de M. Giry, bien loin d’affaiblir ses affirmations essentielles ; en accroît au contraire la valeur morale et l’autorité. On sent que ce n’est pas à la légère qu’un tel homme affirme l’impossibilité matérielle et absolue du calque, l’identité absolue de l’écriture du bordereau et de l’écriture d’Esterhazy.

Et ces dernières paroles sont surtout un blâme à l’État-Major qui tient enfermé le bordereau, pour ne pas perdre la suprême argutie par laquelle il essaie en vain d’amoindrir le témoignage des hommes de science. Elles sont aussi une leçon sévère pour les juges qui n’ont pas craint de condamner Dreyfus sans autre preuve légale et contradictoirement discutée qu’une expertise d’écriture où les experts s’étaient partagés en deux camps.

Mais qui donc, en résumé, ne serait pas frappé par l’ensemble de témoignages si nets, si affirmatifs, si concordants, si puissamment motivés que des hommes d’étude, exercés à la critique des écritures et des textes, ont produit publiquement, contre le gré du pouvoir dont ils relèvent, sans autre intérêt que celui d’éclairer la conscience française et de sauver l’honneur de notre pays ?


VI

Ainsi, dans l’étude du bordereau, nous sommes arrivés enfin à la vérité, à la lumière après une longue route, et en trois étapes.

D’abord, dans le procès de 1894, dans le procès Dreyfus, c’est l’erreur et la nuit, c’est l’obscurité noire. Un fou calculateur et haineux, du Paty de Clam, qui a cru, en frappant l’officier juif, s’ouvrir toute une carrière d’ambition, croit saisir entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus une ressemblance.

Il le dénonce ; il le traque ; et comme le ministre hésite, comme l’instruction ne marche pas, il met en branle les journaux antisémites, il déchaîne la colère de la foule trompée.

Et c’est dans une atmosphère de haine et de suspicion, c’est, si je puis dire, dans un esprit public tout en feu que les experts en écriture examinent le bordereau. Malgré l’affolement de l’opinion, malgré la passion des bureaux de la guerre, deux experts déclarent que le bordereau n’est pas de Dreyfus : deux déclarent qu’il est de lui, tout en reconnaissant des différences qu’ils expliquent commodément par une « altération volontaire ».

Bertillon, avec son système insensé, fait la majorité, et Dreyfus est jugé à huis clos, sur la seule inculpation d’avoir écrit le bordereau. Cette expertise de la première heure laisse, malgré tout, apparaître aux juges ses vices, ses faiblesses, ses incertitudes. Les juges hésitent, et il faut les décider, illégalement, violemment, en leur jetant hors séance, pour renforcer l’expertise défaillante, d’autres pièces dites secrètes, qu’ils ne peuvent pas examiner sérieusement.

Voilà la première étape, en pleine incohérence et en pleines ténèbres, mais avec une première lueur de doute qui s’éteint bientôt et qui laisse la nuit se reformer.

Puis, dix-huit mois après, c’est une découverte imprévue, dramatique.

C’est la culpabilité d’Esterhazy qui se dessine ; c’est son écriture qui apparaît plus que semblable, identique à celle du bordereau ; c’est une grande lumière de vérité et de certitude qui éclate, mais qui épouvante.

L’État-Major ne veut pas voir. Il veut quand même innocenter Esterhazy coupable pour n’être pas obligé de libérer Dreyfus innocent.

Esterhazy est jugé à huis clos par des juges qui se font ses complices.

Pourtant, la force de la vérité est telle, la lumière nouvelle est si invincible que les experts les plus complaisants sont obligés, comme malgré eux, de reconnaître dans le bordereau l’écriture d’Esterhazy. Mais ils inventent pour le sauver l’hypothèse d’un décalque. Hypothèse absurde !

Hypothèse moralement et matériellement impossible ! Moralement, puisque Dreyfus n’aurait pu pratiquer ce calque que pour accuser Esterhazy au procès, et il ne l’a pas fait.

Matériellement, puisque l’examen du bordereau révèle une écriture courante. D’ailleurs, c’est à huis clos, c’est dans l’ombre, c’est loin du contrôle de la raison publique et de la science que les experts du procès Esterhazy combinent l’hypothèse qui doit, un moment, sauver le traître.

C’est en vase clos qu’ils mijotent leur petite cuisine officielle, qu’ils n’osent pas servir au public.

N’importe ! Une part de vérité est acquise : c’est que l’écriture du bordereau est celle d’Esterhazy.

Et voici qu’à la troisième étape, avec les dépositions des hommes savants et indépendants que la révolte de leur conscience mène au procès Zola, c’est la vérité complète qui se dévoile et s’affirme. Le bordereau est l’œuvre d’Esterhazy.

Le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est, jusqu’à l’évidence, l’œuvre du louche uhlan. Cette fois, il n’y a plus de réticences, il n’y a plus de mystère, il n’y a plus de mensonge. Ni huis clos, ni expertises dociles, toute la vérité et rien que la vérité. Et elle est si éclatante et si impérieuse que M. Cavaignac lui-même n’ose plus, quand il requiert contre Dreyfus, lui attribuer le bordereau

C’est Esterhazy qui a fait le bordereau, c’est Esterhazy qui est le traître, et Dreyfus enseveli vivant dans le crime d’un autre attend avec angoisse derrière les murs de son tombeau, que la porte s’ouvre et que la vérité entre pour le délivrer.

La vérité le délivrera et la France, en libérant l’innocent de son supplice immérité, se libérera elle-même d’une erreur qui devient un crime.