Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 1

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LIVRE PREMIER


préjugés et principes





CHAPITRE PREMIER


Les préjugés.


Pas de principes. — Le sentiment. — Les circonstances. — Définition du préjugé. — Préjugés héréditaires. — Préjugés d’éducation. — Préjugés d’autorité. — Interversion de préjugés. — L’intellect du biberon. — Galilée et l’opinion publique. — Le besoin de fixité. — Nécessité de remplacer les préjugés par des principes.

Je vois d’ici les sourcils relevés, le pli dédaigneux de la lèvre, les yeux effarés et le haussement d’épaules de plus d’un homme politique en lisant ce mot : — Principes !

Et je l’entends s’écrier :

— Des principes ? en politique, en économie politique, il n’y en a pas !

— Bien ! Et alors en vertu de quelles sortes de considérations vous décidez-vous ? quels sont les mobiles de vos actions ?

— Mon sentiment !

— Mais qu’est-ce qu’un sentiment ?  une aspiration vague, un embryon d’idée restée dans les limbes.

— Les circonstances !

— Mais quand elles se présentent, pourquoi prenez-vous à leur égard plutôt tel parti que tel autre ? pourquoi votez-vous blanc ou bleu ? Si vous déclarez que vous n’agissez pas en vertu de principes, vous avouez que vous agissez en vertu d’idées acceptées sans examen ; mais que sont des idées de ce genre ? sinon des préjugés et vous reconnaissez qu’ils vous gouvernent ainsi que la très grande majorité des hommes.

Le contraire serait étonnant, alors qu’ils s’imposent à nous, avec la double force de l’hérédité et de l’éducation.

Tout homme a reçu de ses aïeux des aptitudes, des habitudes, des actions réflexes emmagasinées par les siècles, ce qu’on appelle l’instinct chez les animaux : et le plus souvent l’éducation a fortifié ces acquisitions ancestrales.

La plupart des gens ont une opinion parce qu’ils l’ont reçue de leur père et de leur mère, à moins que ce ne soit de leur nourrice et de leur bonne ; de leur professeur ou du prêtre qui les a préparés à la première communion ; et ils ne peuvent la soutenir qu’en l’affirmant. De là, leur intolérance dans la discussion. Ils n’examinent pas. Ils se défendent.

Pères, mères, professeurs, prêtres ont dit au jeune homme : — Voici ce que tu dois croire ou ne pas croire d’après l’autorité d’Aristote, de Platon ou de Cicéron, de saint Paul ou de saint Augustin, et ils invoquent même celle des représentants de l’esprit de doute et de libre examen comme Montaigne, Descartes, Voltaire ou Diderot, sans s’apercevoir de la contradiction qu’ils commettent.

Les Anglais, si personnels qu’ils soient, ingurgitent à haute dose aux jeunes gens de leurs universités la Bible et leur ordonnent, hommes du XIXe siècle, mécaniciens, chimistes, biologistes, négociants, navigateurs, industriels, de conformer leur intellect à celui des pâtres qui erraient, il y a trois mille ans, sur les bords du Jourdain.

Le jeune homme peut bien quelquefois se prétendre et se croire prêt à toutes les innovations. En fait, il est rarement affranchi ; et s’il est porté, par tempérament, besoin d’action, à rompre avec les liens qui l’attachent plus directement à un certain passé, le plus souvent c’est pour les renouer à un autre passé. Tel qui a quitté la religion du Christ, a embrassé celle de Robespierre. Quelques-uns ont pris celle d’Auguste Comte. Il y en a, et en grand nombre, qui ont adoré et adorent encore Napoléon ; d’autres qui s’affirment anarchistes, ne parlent de Bakounine qu’en saluant ce nom comme les enfants de chœur saluent l’autel de l’église, et les vrais socialistes du jour génuflexent devant le nom de Karl Marx.

Tel qui passe pour hardi penseur, s’il se rappelle qu’en nourrice il avait telle idée, considère que là une présomption pour qu’elle soit excellente. Il est tout fier de dire : J’ai toujours pensé comme cela !…

Il déclare, sans s’en douter, qu’il considère que tout developpement intellectuel eût été mauvais pour lui, et il met son honneur à conserver un intellect attaché à son biberon.

N’allez pas émettre une idée nouvelle, car immédiatement on vous répondra : — Personne n’est de votre avis ! tout le monde est du mien !

Quand Galilée déclarait que la terre tournait, il était seul de son opinion, preuve que les gens qui se trompent peuvent additionner leurs ignorances et leurs erreurs sans en faire des vérités.

L’homme est entraîné à ce préjugé de l’opinion commune par la loi du moindre effort. Il est sûr d’être applaudi, d’arriver à tous les succès et, en la choyant, d’être choyé. Les convenances de la pensée et de l’intérêt s’accordent trop bien pour que, dans la plupart des cas, toute velléité de résistance ne soit pas promptement écartée. Seulement cette opinion commune n’est pas toujours consciente d’elle-même ; elle ne sait pas exactement où elle s’arrête ni où elle va ; elle est susceptible de retours imprévus. L’homme à prejugés solides vire avec elle. Où pourrait-il aller, livré à sa décision personnelle ?

En un mot, la plupart des hommes ne peuvent invoquer à l’appui de leurs opinions que les arguments suivants :

— Mon père l’a dit.

— Un tel l’a dit.

— Je l’ai toujours eue.

— Tout le monde est de mon avis.

Que représente cette aptitude aux préjugés ? — Le besoin de fixité.

Paul aura beau déclarer qu’il ne veut rien décider en raison d’idées préconçues, il en a, et sur toutes les questions : ou s’il n’en a pas, il n’est qu’une girouette tournant à tous les vents, un grain de poussière emporté dans tous les tourbillons.

Nous avons, d’une manière plus ou moins consciente, un certain nombre d’idées générales, auxquelles nous rapportons nos actes, nos opinions de détail, sur lesquelles nous faisons reposer tranquillement notre certitude, sans vérifier la solidité de la base sur laquelle nous la faisons reposer.

Le préjugé est un principe faux.