Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 2/Chapitre 2

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CHAPITRE II


Les faits et les principes.


I. L’absolutisme royal et la liberté politique. — Les Droits du Roi et les Droits de l’Homme. — II. Désordres dans les finances. — Nécessité du contrôle. — Inégalités de l’impôt. — Impôt réel et proportionnel. — III. Extermination des hérétiques. — Liberté religieuse. — Persécutions contre la pensée. — Liberté de penser. — Lettres de cachet. — Liberté individuelle. — IV. La noblesse, ses privilèges. — Droits féodaux. — Principes de légalité. — Le clergé. — Protestants et juifs. — L’égalité. — V. Multiplicité des lois et des juridictions. — Égalité de tous devant la loi. — La loi une pour tous.

I. — Loin de moi l’idée de refaire le tableau de la France en 1789. Il a été fait et bien fait par beaucoup[1]. Mais puisque des publicistes, au nom de leur méthode historique, oublient l’histoire afin de répéter que les principes de 1789 ne sont que des éclosions métaphysiques, je crois utile de montrer, en quelques lignes, leur raison d’être objective. Les abus, les injustices, les barbaries dont ils sont la contre-partie étaient tels que beaucoup de ceux qui en profitaient étaient obligés de les condamner. La Déclaration des Droits a creusé le fossé entre l’ancien régime et le droit public moderne.

La maxime des Césars de Rome et des empereurs de Byzance : Quidquid principi placuit legis habet vigorem, « le bon plaisir du prince, voilà la loi », fut traduite sous Philippe le Bel, par les « Chevaliers de la loi » en celle-ci, non moins expressive : « Si veut le roi, si veut la loi. Jus est id quod jussum est. » Après les troubles de la Ligue, le Tiers-État, aux États de 1614, proclama la divinité de la monarchie, et Bossuet déclare que « Dieu établit les rois comme ses ministres. Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne. »

Louis XIV affirme que « la volonté de celui qui a donné les rois aux hommes est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement ». Cette affirmation est renouvelée à maintes reprises dans des circonstances solennelles par ses successeurs. Louis XVI répond aux observations du parlement, en 1787 : « C’est légal parce que je le veux. »

D’après ce système, dans la nation, il y a un homme et des sujets. Qu’a fait la Révolution ? Elle a opposé aux Droits du Roi les Droits de l’Homme.


II. — Le roi avait assumé la complète responsabilité du gouvernement et de l’administration du pays. Il avait toute puissance, mais aussi toute responsabilité. Ayant épuisé toutes ses ressources, il dut s’adresser au pays pour en trouver. La Révolution est la banqueroute de la monarchie. Sa manière de gérer était telle qu’elle avait inspiré de légitimes méfiances. Les Necker et les Calonne étaient obligés d’avouer les dilapidations, les abus qui provenaient du gouvernement. Le roi n’avait d’autre limite pour l’établissement des impôts que l’impossibilité de payer du contribuable. Le contrôle de leur emploi n’existait que par les rivalités et les dénonciations de la cour. La plus grande partie des impôts, loin de servir à l’intérêt général du pays, était employée en donations, pensions, cadeaux de toutes sortes, aux courtisans, aux favoris ou favorites.

Les impôts, au lieu d’être perçus sur tous les contribuables, n’étaient perçus pour la plupart que sur les roturiers : la taille était un impôt roturier auquel étaient soustraits les riches et les nobles. Si les nobles étaient soumis à la capitation, la plupart étaient parvenus à s’en faire exempter. Les aides, impôts indirects, auraient dû frapper également tous les produits : elles n’atteignaient pas les vins du seigneur.

Ne suffit-il pas de mentionner simplement cette situation pour comprendre les principes de la Déclaration des Droits de l’homme :

— Séparation des pouvoirs ; contrôle de l’administration publique ; consentement de l’impôt et contrôle des finances ; impôt réel et proportionnel[2] perçu exclusivement au profit de l’État, sans privilèges.

Ces principes n’ont point germé spontanément dans la tête de métaphysiciens politiques : ils sont les produits accumulés d’une expérience séculaire et désastreuse.


III. — L’hérésie, ou opinion différente de la religion dominante, était considérée comme le plus grand des crimes : le code pénal de tous les parlements commençait par l’hérésie, qu’on appelait crime de lèse-majesté divine au premier chef.

Non seulement Louis XIII et Louis XIV avaient fait à leur sacre le serment d’exterminer les hérétiques, mais Louis XVI le renouvela. Non seulement on gardait en 1789 le souvenir des dragonnades et de la révocation de l’édit de Nantes de 1684 ; mais pendant tout le XVIIIe siècle les persécutions avaient continué, des protestants avaient été envoyés aux galères, leurs enfants enlevés. En 1780, l’assemblée du clergé déclare que « l’autel et le trône seraient également en danger si l’hérésie venait à rompre ses fers ».

En opposant à ces pratiques la liberté de conscience, l’Assemblée Nationale avait-elle donc pour point de départ une conception métaphysique et se bornait-elle à l’énonciation d’un vague principe ?

Si Voltaire est gentilhomme de la chambre, il n’a trouvé de sécurité qu’en dehors de la France ; et Stendhal a eu raison de dire de lui : « L’homme le plus brave de son siècle. » Ce mot est juste quand on pense que c’était sur ses vieux jours (1772) qu’on mettait à la question ordinaire et extraordinaire, on étranglait et on brûlait à Abbeville le chevalier de la Barre, accusé de n’avoir pas salué une procession de capucins. On brûlait avec régularité les livres suspects et de malheureux colporteurs étaient condamnés aux galères pour avoir essayé d’en vendre quelques-uns. Mais la liberté de penser avait pénétré si profondément dans les mœurs que ceux mêmes qui étaient chargés de la réprimer se rendaient complices de ceux qui la représentaient, comme Malesherbes qui mettait chez lui, à l’abri des perquisitions, les ouvrages qu’il devait saisir.

On sait que n’importe quel individu pouvait être emprisonné indéfiniment par une lettre de cachet : « Car personne ; disait Malesherbes en 1770, n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis de la ferme. » On a calculé que sous Louis XV plus de 150.000 lettres de cachet avaient été distribuées et vendues, sous Louis XVI plus de 14.000.

L’affirmation du principe de la liberté individuelle est la destruction de ces odieuses pratiques.


IV. — Si les nobles avaient une infériorité, l’obligation de ne se livrer à aucun travail agricole ou industriel, sous peine de déchéance, ils avaient, non seulement le privilège d’occuper exclusivement les emplois de la cour et de recueillir les faveurs royales, mais encore d’obtenir les grades dans l’armée et dans la marine, les riches fonctions de l’Église et les hautes charges de la judicature.

En 1789, sur une population d’environ 25 millions d’habitants, on comptait à peu près 140.000 nobles, possédant un cinquième du sol ; et non seulement ce sol était exempt d’impôts, mais il était chargé de droits féodaux et de corvées : tailles seigneuriales pour les noces des seigneurs et pour les couches de leur femmes ; droit de fouage, contributions ; droit de guet, contribution pour se dispenser de garder le château du seigneur ; droit de pulverage pour la poussière que les troupeaux soulèvent sur les routes ; banalités ; droit de contraindre les vilains à venir au moulin, au four féodal ; défense de planter des vignes hors certaines conditions ; droits féodaux perpétuels ou irrachetables, dîmes ecclésiastiques.

Les seigneurs possédaient le domaine public, la place du village, les routes, les rivières non navigables.

Au moment de la convocation des États Généraux, il y avait encore de véritables serfs mainmortables qui ne pouvaient disposer de leurs biens.

Les privilèges de la noblesse concernaient les personnes et les biens : tout d’abord, il était interdit aux roturiers d’acquérir des terres nobles ; puis ils rachetèrent cette prohibition, en payant pour ces biens s’ils s’en rendaient acquéreurs, tous les vingt ans, un droit de franc-fief.

Dans des provinces entières comme le Maine et l’Anjou, il n’y a pas de fiefs sans justice.

Parmi ces droits, les rentes sur les immeubles, les droits de mutation, les dîmes, terrages, champarts, rapportaient de sérieux profits : les autres étaient d’autant plus vexatoires et irritants qu’ils s’adressaient à des gens plus intelligents. C’était un maigre privilège pour le noble de pouvoir établir une girouette sur son château ; c’était une humiliation pour le paysan ou le bourgeois de n’en avoir pas le droit.

En 1776, un arrêt du Parlement de Paris condamne au feu le livre de Boncerf réclamant l’abolition des droits féodaux.

Le clergé était le plus grand propriétaire du royaume et percevait aussi des droits féodaux, un revenu d’environ 80 millions de dîmes sur les autres propriétaires, et avait sa justice ecclésiastique et sa justice féodale. Les curés et les vicaires qui desservaient les 36,156 cures n’avaient pas de part à ce qu’on appelait les biens du clergé, tout entiers concentrés dans les mains de 11 archevêques et 116 évêques, de grands vicaires et chanoines, de 715 abbayes de commande, de 703 prieurés, de 11 chapitres de chanoines nobles et 520 collèges ou petits chapitres. Ils n’avaient pour ressources que la dîme et le casuel, les gros profits allaient aux nobles qui entraient dans l’Église. Quand la Déclaration des droits de l’homme proclama l’égalité, les curés et les vicaires de campagne n’accueillirent pas ce mot avec dédain.

La proclamation du principe de l’égalité de droits de tous n’est-elle donc qu’une vaine formule ? L’affirmation que l’impôt ne doit être perçu que pour des services publics ne correspondait-elle à aucune nécessité ?

Pour les comédiens et les protestants à qui les droits de citoyens furent conférés le 24 décembre 1789 ; pour les juifs de Bordeaux et d’Avignon qui les obtinrent le 28 janvier 1790 ; pour les juifs d‘Alsace et de Lorraine, le 28 septembre 1791, le mot égalité n’était pas considéré comme une illusion.


V. — La justice était personnelle ; les nobles étaient exempts des tribunaux de première instance ; l’Église avait ses tribunaux spéciaux ; les personnes privilégiées ressortissaient selon leurs qualités respectives de la Chambre souveraine, des Bureaux ecclésiastiques du Clergé, des officialités primatiales, archiépiscopales et diocésaines ; du tribunal du point d’honneur, tenu par les maréchaux de France.

De plus les juridictions se multiplièrent selon la nature des causes : la chambre des comptes, les cours des aides, les bureaux des trésoriers de France, les Elections, la Table de marbre des eaux et forêts, les chambres du Domaine, les cours et les tribunaux des monnaies, des greniers à sel.

Les attributions du Parlement de Paris étaient mal définies ainsi que celles des douzes parlements locaux. Ils n’étaient pas seulement des cours de justice, mais ils se mêlaient aussi d’administration.

La noblesse avait envahi la plupart d’entre eux et ils avaient pour jurisprudence de ne jamais donner gain de cause à un roturier contre un noble.

Quand la Déclaration des droits de l’homme proclama que la loi est une pour tous, elle posait un principe qu’aujourd’hui nous devons nous rappeler plus que jamais.

Dans le droit musulman, toutes les terres appartenaient au calife. Dans la théorie de l’absolutisme monarchique, il en était de même. Louis XIV dit dans ses mémoires pour l’instruction du Dauphin, (t. V, p. 121-122) :

« Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États nous appartient au même titre. Vous devez être persuadé que les rois ont la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c’est-à-dire suivant le besoin général de leur État. »

De là, ces conséquences : droit de lever des impôts selon le caprice royal, jusqu’à la confiscation ; expropriation sous prétexte de travaux, mais sans fixation d’indemnité, autre que le bon plaisir, et sans payement préalable ; et on sait que le roi n’avait qu’un respect médiocre pour les engagements et les contrats passés en son nom.

La proclamation du respect de la propriété, dans la Déclaration des droits de l’homme, n’était donc pas un mot vain et inutile[3].


  1. V. Paul Boiteau, Tableau de la France en 1789. — Rambaud, Histoire de la civilisation en France, etc.
  2. Voir Adresse au peuple français.
  3. Voir le texte de la Déclaration des Droits de l’Homme dans l’appendice.