Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 15

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Le fétichisme des socialistes
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CHAPITRE XV


Le fétichisme des socialistes.



La société et les socialistes. — Qu’est-ce que la société ? — Définition classique de l'infini. — Les choses que je connais. — Plus mes conceptions s’écartent de mon individu, plus elles deviennent vagues et indéterminées. — Compétence. — Le pouvoir ne donne pas une perfection morale. — L’infaillibilité du Pape et l’infaillibilité socialiste. — La foi au roi. — « Le boulanger, la boulangère et le petit mitron. » — Le droit divin de la société. — Candidats bafoués et gouvernants infaillibles. — Le fétichisme des socialistes libres-penseurs.


« Le but de la société est le bonheur commun, » disait l’article 1er de la Déclaration de 1793. « Un travail profitable à tous n’est possible que par la société », disent les socialistes allemands dans leur déclaration du Congrès de Gotha de 1875.

« L’alpha et l’omega du socialisme, c’est la transformation des capitaux privés de la concurrence en un capital social unitaire, » dit A. Schœffle.

D’après M. Benoît Malon, l’article 1er du credo commun des partis ouvriers allemand, belge, américain, est ainsi conçu : « Le travail pleinement productif n’étant possible dans la société que par la société, les moyens de production appartiennent à la société tout entière[1]. »

Et tous les socialistes attribuent toutes les vertus et tous les devoirs à « la société ».

Mais qu’est-ce que « la société tout entière » ?

Je me rappelle que la première fois que me tomba entre les mains un traité de logique classique, je trouvai la définition suivante de l’infini qu’on répète encore de nos jours dans nos lycées[2] :

« Nous avons l’idée de l’infini. L’idée de l’infini ne nous vient ni de nous-mêmes, ni à plus forte raison de l’animal, ni de la plante. Ajoutez le fini au fini, vous arriverez à concevoir l’indéfini, c’est-à-dire l’être dont on ne voit pas les bornes, mais non l’infini, c’est-à-dire, l’être sans bornes. »

Je faisais de mon mieux pour concevoir cet infini, je n’y arrivais pas. Je me demandais si je ne constituais pas une monstrueuse exception à l’espèce humaine : mais si je la constituais, c’était grave ; car mon cas suffisait pour détruire la démonstration.

Je suis bien obligé d’avouer que, malgré tous mes efforts, je n’ai pas encore une conception très nette de l’infini. Pour moi, c’est le contraire du fini. Le fini, je le sens, je le vois, je le subis, je l’éprouve tous les jours, sous toutes les formes, à commencer par ma personne ; mais l’infini me paraît vague.

J’ai sous les yeux une feuille de papier. Elle me présente un objet fini, que je vois nettement et que je conçois nettement. Si on me dit que tel journal tire à un million d’exemplaires, je me fais difficilement une idée du tas de papier qu’en représentent les numéros.

La chambre que j’occupe habituellement, je la connais à peu près, quoique je ne sache pas bien exactement tous les objets qui se trouvent dans les armoires. La maison, je la connais moins ; j’avoue que je ne suis jamais monté sur le toit ni même descendu à la cave. Mon jardin, j’en connais les limites et m’en fais une idée d’autant plus nette qu’il est plus petit et que je puis l’embrasser d’un coup d’œil. Si j’ai un parc boisé, je m’en fais une idée moins précise. Ma propriété, je la connais à peu près. Les limites de ma commune sont indécises dans mon esprit. Quant à celles de mon département, il me faut une carte pour les concevoir, et je n’en saisis pas l’aspect. Quant à celles de la France, il me faut toute une étude pour les apprendre, et elles conservent dans mon esprit, ce caractère flou qu’a toute représentation d’objets qu’on ne connaît que par l’intermédiaire des livres et des atlas.

Ma personnalité, je ne la connais pas très bien ; mais enfin, j’ai des notions très nettes de certains besoins, respiration, faim, soif, sommeil ; j’ai des notions moins nettes du plaisir et de la douleur ; j’ai des sympathies et des antipathies plus ou moins inconscientes et variables ; des idées plus ou moins nettes et plus ou moins arrêtées. Je constitue une unité irréductible, agissante et pensante.

Mais mon unité se complète par celle d’une femme et d’enfants qui constituent ma famille. Les intelligences sont moins unies : je ne sens que par analogie les besoins de ma femme et de mes enfants ; je n’ai pas et ils n’ont pas les mêmes sympathies et les mêmes antipathies ; ils n’ont pas les mêmes idées que moi, exactement au même moment ; femmes et enfants constituent chacun des individualités : et nous voyons dans des familles ces individualités quelquefois si opposées qu’elles aboutissent au divorce, que les enfants sont malmenés par leurs parents et rendent à leurs parents les sentiments dont ils éprouvent les mauvais effets.

Si j’étends ma personnalité aux compatriotes de ma commune, puis aux compatriotes de mon département, et enfin aux compatriotes de mon pays, l’intimité va sans cesse s’affaiblissant et les causes de dissentiment s’accentuant. Le bas-breton de Josselin ne connaît pas le provençal de Cassis et ni l’un ni l’autre ne se comprendraient.

Donc, plus mes conceptions s’écartent de mon individu et de ce qui y touche immédiatement, plus elles deviennent vagues et indéterminées.

Quoique particulièrement compétent en ce qui me concerne, je puis cependant commettre des erreurs : erreurs d’ignorance et de passion. Mais si d’autres se chargent de penser et d’agir pour moi, ne courent-ils donc jamais le risque de commettre des erreurs d’ignorance et de passion ? Sont-ils parfaits ? Ont-ils toujours du sang-froid ? Sont-ils à l’abri de tout sentiment d’antipathie pour les uns, de sympathie pour les autres ? Tiennent-ils toujours la balance égale entre chacun ?

Toute l’expérience de l’humanité répond que le pouvoir ne perfectionne pas moralement les hommes. On cite un Marc-Aurèle qui était philosophe ; mais les Caligulas connus et inconnus abondent.

Au point de vue intellectuel, je suppose qu’un audacieux aille, dans une réunion de la salle Favié ou de la Maison du peuple, dire :

— Citoyens, je crois à l’infaillibilité du pape !

Il est probable que son auditoire sera surpris, et ses huées ne seront contenues que par la curiosité.

Profitant de ce silence, il pourrait développer le thème suivant :

— Je pense que vous êtes prêts à croire à l’infaillibilité du pape, car vous gratifiez du même don tous les hommes qui auront le pouvoir demain, dans la société socialiste qui fera place à la société capitaliste. Vous vous en remettez à eux pour tout faire. Les occupations réparties entre tous, vous les leur attribuez. Ils cultiveront ; ils fabriqueront et distribueront, au prorata des besoins de chacun, qu’ils doseront selon leur sagesse, les produits qu’ils auront obtenus. Ils n’auront pas seulement comme le pape à juger des points de dogme et à déterminer les conditions de la vie surnaturelle. Chaque jour, ils devront régler tous les détails de la vie pratique, en substituant leur sagesse gouvernementale, leur prévoyance sociale, à l’imprévoyance et à la folie individuelles.

Quand le chef de la tribu ou de l’État tenait son mandat de Dieu, il était tout simple que ses sujets lui reconnussent toute sagesse. Quelquefois, ils le brisaient, comme les Bas-Bretons brisent les statues des saints dont ils sont mécontents ; mais ces fureurs mêmes étaient un hommage à leur puissance. Quand les femmes de Paris vont à Versailles chercher le roi, la reine et le dauphin, elles les ramènent, le 6 octobre 1789, en criant : « Nous avons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! » Elles croyaient qu’ils pouvaient leur donner du pain, faire leur bonheur. Dans les discours officiels, dans les préambules des édits, les rois n’avaient-ils pas répété sous toutes les formes qu’ils étaient préoccupés « du bonheur de leur peuple » ?

La Convention reprenait cette tradition.

Les socialistes refont le droit divin de la société. Mais qu’est-ce que la société ? C’est l’État. Et qu’est-ce que l’État ? C’est un gouvernement ! Et qu’est-ce qu’un gouvernement ? Ce sont des hommes.

Qu’ils aient le titre de roi, d’empereur, de président de la République, de ministres, de comité, de convention, d’assemblée, peu importe, ce sont toujours des hommes.

Les socialistes ne sont pas animés d’une très grande bienveillance non seulement à l’égard de leurs adversaires, mais même à l’égard de leurs partisans. Ils sont toujours prêts à les soupçonner de tiédeur ou de trahison. Leurs candidats ? Ils les passent par de terribles laminoirs, et ils manquent de tout respect à leur égard.

Et cependant ils déclarent qu’une fois élevés au gouvernement, ces hommes contestés, contestables, faillibles, doivent avoir tous les pouvoirs ! Ils se prosternent devant eux comme les cardinaux devant le pape qu’ils viennent d’élire. Ils s’imaginent que ces hommes ont reçu une investiture supérieure. Et ils affirment que leur fétiche, la Société, assurera le bonheur de chacun.

Beaucoup des adeptes de cette foi se prétendent libres-penseurs et affirment qu’ils font du socialisme « scientifique ».


  1. Le Nouveau parti, p. 14.
  2. J. Fabre, Notions de philosophie.