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CHAPITRE XVI
Humilité socialiste.
— Ce que j’admire en toi, c’est ta modestie. Ah ! on ne peut pas te reprocher d’être fier. Tu es humble, très humble serviteur…
— Moi, je ne suis serviteur de personne.
— Tu es serviteur, le plus humble des serviteurs, comme se qualifiaient les moines.
— C’est une insulte pour moi qui veux l’affranchissement !
— L’affranchissement ?… de qui ?
— Du travailleur.
— Eh ! à l’égard de qui ? de quoi ?
— Du patronat.
— Et tu le remplaces par quoi ?
— Le syndicat.
— Le syndicat ? C’est lui qui te dit de ne pas travailler quand cela lui convient, sans consulter tes convenances.
— Il me fait voter.
— Mais quand ses chefs ont parlé.
— Eux savent ce qu’il faut faire.
— Donc, tu t’en fies à leur sagesse que tu reconnais comme supérieure à la tienne. Au lieu de décider par toi-même, tu remets ta volonté entre leurs mains. C’est une preuve de modestie.
— Mais autrefois, c’était le patron qui décidait.
— Mais il décidait de te faire travailler le plus possible. Maintenant, le syndicat décide de te faire travailler le moins possible.
— C’est toujours autant de gagné.
— Sauf ce détail que le syndicat ne peut te donner de ressources qu’en les prenant à d’autres.
Ce socialiste docile me rappelle un officier que je trouvai il y a une quinzaine d’années dans une ville d’eaux. Il me dit, la première fois qu’il m’aborda :
— Je m’ennuie terriblement.
— Les médecins ont cependant soin de vous occuper suffisamment, en espaçant les verres d’eau du matin, en vous faisant pérégriner de telle source à telle source, en vous reprenant l’après-midi par des douches et d’autres verres d’eau.
— C’est égal. Cela ne me suffit pas. Il me reste trop d’heures libres pendant lesquelles je ne sais que faire… j’ai hâte de regagner la caserne où tout est réglé.
J’appris ensuite que cet homme, qui ne manquait pas d’une certaine intelligence, mais qui était dépourvu d’initiative et de volonté, avait commencé par être moine. Il avait jeté le froc aux orties pour certaines considérations ; mais il n’en admirait pas moins la règle qui fixait l’action et même la pensée, leur assignait des heures déterminées, les rythmait par la cloche et la prière.
Je proposai à ce malheureux abandonné de devenir son prieur et son colonel. Il accepta avec effusion. Je lui donnais la veille des ordres pour le lendemain, de manière à occuper toute sa journée. Je lui disais :
— Vous m’attendrez en face du casino à six heures.
Il y était. J’arrivais à six heures et demie. Je l’avais occupé à m’attendre pendant une demi-heure. Il était enchanté. Un jour, je laissai une lacune dans ses occupations. Il s’empressa de la remplir par une perte au baccara, qu’il pouvait, du reste, supporter sans inconvénient, pourvu qu’elle ne fût pas quotidienne, — car cet homme docile était riche. Je redoublai la rigueur de ma discipline. Il en était si enchanté que quoique sa cure ne fût pas terminée, il partit en même temps que moi, ayant peur de rester isolé et livré à lui-même.
Eh bien ! socialiste, mon ami, qui veux que l’État contracte pour toi, agisse pour toi, te protège, te guide, règle tes volontés et tes actes, tu es comme mon officier qui avait commencé par être moine ! Tu as la modestie de reconnaître que tu es incapable de te diriger toi-même, — et à en juger par tes actes parfois, tu as raison !
Mais si tu te reconnais incapable de te diriger toi-même, pourquoi veux-tu diriger les autres ? voilà où commence la contradiction.
— Pas plus que pour ton officier. Il était commandé, mais il commandait aussi.
— Oui, mais d’après les ordres supérieurs, d’après la théorie, le règlement, d’après ce qu’avaient pensé d’autres hommes. Ce n’était point sa volonté qu’il communiquait à d’autres hommes, mais des volontés supérieures : et toi ce que tu réclames avec de si grands gestes, en roulant de gros yeux, avec des paroles gonflées de menaces, c’est le droit à l’obéissance passive — qui commencerait par te fermer la bouche.