Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 27

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La force dans le passé et dans l’avenir
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CHAPITRE XXVII


La force dans le passé et dans l’avenir.



Exploits célèbres. — César et Marat. — Les groupes. — Les grandes dates historiques. — Nos aïeux de l’âge de la pierre. — Notre fête nationale. — Des conditions de l’emploi de la force. — En France, égalité des droits. — Donc aucun prétexte pour la force. — Révolution économique et violence : contradiction dans les termes. — La répartition de zéro.


Pour justifier leur appel à la force, on a vu que les socialistes invoquaient l’expérience du passé. Ils n’ont pas de peine à rappeler un certain nombre d’exploits célèbres ; crimes particuliers, comme l’assassinat de César ou de Marat ; guerres sociales, comme celle des esclaves, et ils évoquent les images des Gracques frappés, « lançant de la poussière vers le ciel, en attestent les dieux vengeurs : et de cette poussière, naquit Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu, dans Rome, l’aristocratie de la noblesse. » Et triomphants, ils disent : « — la phrase est de Mirabeau. — Désavouez-vous la prise de la Bastille ? » « C’est aux jacqueries de 89 qu’est due la nuit du 4 août. »[1] « N’avez-vous pas célébré « les trois glorieuses » et n’est-ce point des barricades de 1848 qu’est né le suffrage universel ? »

Au point de vue historique, il est incontestable que la trame de l’histoire de l’humanité est formée de violences, à en juger par les ossements préhistoriques. Presque tous portent la trace d’entailles et de fractures. Quand nos aïeux de l’âge de pierre n’étaient pas d’accord, ils ne connaissaient que les coups comme arguments. Au fur et à mesure que la civilisation s’est développée, on a remplacé les coups par des discussions. On a eu recours à des arbitres ; on s’est expliqué, on a transigé : en vertu de la méthode historique, invoquée par les socialistes révolutionnaires, devrions-nous essayer de revenir à ces procédés rudimentaires et brutaux ? Chez les peuplades africaines, il y a des conspirations, des assassinats de princes, des révolutions tous les jours ; chez les peuples orientaux, les conspirations de palais sont la trame de la politique : mais le progrès ne consiste-t-il pas précisément dans la substitution des procédés pacifiques aux procédés violents ?

Il y a eu des Journées insurrectionnelles sous la Révolution ; et notre fête nationale est l’anniversaire de l’une d’elles : je n’examine pas s’il n’aurait pas mieux valu choisir une autre date, telle que celle de la convocation des États généraux ou celle de la promulgation de la Déclaration des droits de l’homme ; mais une fête vaut par le sens qu’on y attache ; et dans cette date du 14 juillet, est-ce l’insurrection qu’on célèbre ? N’est-ce pas plutôt la chute de la Bastille, symbole tangible de l’absolutisme royal et de la négation de la liberté individuelle ?

Je n’examine pas si des journées comme celle-là, comme celle des 5 ou 6 octobre, comme celle du 10 août ont été utiles ou nuisibles à la cause de la Révolution ; si, en habituant la foule à la force, en donnant aux uns l’impudence, en inspirant aux autres la terreur, elles n’ont point été les motifs déterminants de tous les drames qui ont déchiré la France pendant vingt-cinq ans et l’ont livrée, affaiblie et épuisée, à deux invasions étrangères et à la réaction de la Restauration. Je n’examine pas davantage si, au point de vue de la théorie Whig, Charles X ayant violé la charte, la révolution de 1830 n’était pas légitime.

Je me borne à constater que toutes ces révolutions étaient des révolutions politiques ; qu’en 1789, il s’agissait de remplacer la fantaisie du roi et de ses favoris, par des droits, des lois, la liberté, la propriété, l’égalité, la sûreté personnelle, et que lorsque des hommes sont maintenus par la force dans un état d’inégalité et de sujétion, ils n’ont d’autre ressource que de se servir de la force contre la force.

Mais les socialistes peuvent-ils invoquer de semblables motifs, en France du moins ? Est-ce que tous les citoyens n’ont pas des droits égaux ? Si la loi maintient encore certaines inégalités, le Parlement n’est-il pas là pour les supprimer, sous une pression de l’opinion publique ? Y a-t-il une porte fermée par nos institutions à quoi que ce soit : maréchaux de l’empire, fils de tonnelier, comme Ney, garçon d’auberge, comme Murat, petit mercier, comme Jourdan ; à l’heure actuelle, des députés peuvent ne savoir ni lire ni écrire ; de hauts fonctionnaires sont d’anciens boursiers de l’École polytechnique ; des ministres ont été apprentis comme Burdeau, et le président de la Chambre, M. Dupuy, est fils d’un modeste huissier de préfecture.

Combien de grands entrepreneurs de travaux publics n’ont-ils pas commencé comme manœuvres et tâcherons ? J’ai entendu raconter leur histoire par MM. Vattel et Hunebelle. Ils sont nombreux, les hommes possédant hôtels, qui peuvent dire qu’« ils sont venus en sabots à Paris ».

Les droits à conquérir pour une caste opprimée, c’est la liberté et l’égalité des droits. Si on les lui refuse par force, qu’elle les conquière par la force : c’est l’histoire.

Mais aujourd’hui, où sont les derniers vestiges d’inégalités de droits, qui ne puissent être supprimés par l’action légale de nos institutions ?

Il ne s’agit pas, dans la conception des socialistes, d’une révolution ayant pour but de faire arriver au grand jour des droits méconnus ; il s’agit d’une révolution de caste, ayant pour objet de mettre au pouvoir une classe.

Que disons-nous ? une classe n’existe qu’à la condition de pouvoir être déterminée et définie : et le Quatrième État ne peut l’être. Il s’agit d’un groupe, d’une coterie, d’une bande agglomérée par l’esprit de rapacité, dont les membres se déchireraient le lendemain de la victoire, et qui disparaîtrait, comme les anabaptistes de Munster, comme la Commune de Paris, après une orgie de pillage et de terreur.

Ils parlent de « révolution économique ». Révolution de la ruine. Les pavés des barricades de juin ne se sont point changés en pains de quatre livres. Les incendies de la Commune n’ont fait bouillir aucune marmite. Les grèves, les menaces, l’agitation socialiste paralysent les affaires, éloignent les capacités et les capitaux des entreprises : et les socialistes oublient qu’avant d’obtenir « une plus juste répartition de la richesse », il faut qu’il y ait d’abord de la richesse. La répartition de zéro n’est ni juste, ni injuste : elle est nulle. Et tous les socialistes et anarchistes s’efforcent de produire ce zéro.


  1. Benoist Malon. Le Nouveau Parti, p. 24.