Les Principes des moteurs thermiques/01

La bibliothèque libre.
Gauthier-Villars, éditeurs (p. 2-15).

CHAPITRE I.

POSITION DU PROBLÈME.


1. Réserves d’énergie. — À la base de toute l’activité industrielle se place le problème de la production du travail mécanique nécessaire pour commander les machines extrêmement variées qu’elle utilise. Le principe de la conservation de l’énergie nous précise que, dans un système d’axes absolus, auxquels on peut pratiquement assimiler des axes liés à la Terre, ce travail ne peut être obtenu que par emprunt à l’une quelconque des diverses réserves d’énergie qui sont à notre disposition. Nous sommes donc amenés tout d’abord à examiner quelles sont les réserves d’énergie auxquelles nous pouvons faire appel.

Elles peuvent se présenter à nous sous forme d’énergie cinétique ou d’énergie potentielle.

Nous savons que, partout et toujours, à l’ordre de grandeur des phénomènes mécaniques, l’énergie cinétique se décoordonne spontanément et très rapidement, par les frottements de toutes espèces, en énergie cinétique moléculaire ou énergie thermique. Nous ne pouvons donc pas prévoir l’utilisation de réserves durables de cette catégorie. Nous avons en permanence à notre disposition l’énergie cinétique du vent, mais ce n’est pas une réserve dans laquelle nous puisons : elle est sans cesse créée par transformation de l’énergie thermique fournie par le rayonnement solaire.

Par contre, l’énergie cinétique moléculaire, qui est l’aboutissement systématique des décoordinations d’énergie cinétique mécanique, nous offre des réserves énormes. Cette énergie thermique se conserve, en effet, dans un système matériel si ce système est isolé ; ou du moins elle ne le quitte alors que sous la forme d’un rayonnement, capable de produire, dans d’autres systèmes matériels rencontrés par lui, des quantités d’énergie thermique équivalentes. Ce phénomène nous permet de recevoir, et d’utiliser partiellement, l’énergie thermique en réserve dans le Soleil, dont le rayonnement provoque les vents, les pluies et les chutes d’eau, et crée l’énergie potentielle chimique des combustibles végétaux.

La Terre elle-même contient d’énormes réserves d’énergie thermique. Mais le second principe de la Thermodynamique nous apprend que la transformation de cette énergie en travail ne peut être obtenue qu’en mettant à profit les différences de température qui peuvent exister entre diverses portions de cette réserve, et les écoulements spontanés de chaleur qu’elles provoquent. Ces différences de température sont rarement assez grandes et assez stables, entre masses importantes voisines, pour permettre l’installation de machines dans des conditions pratiques. C’est cependant ce principe qu’applique le svstème Claude où les deux réserves sont les couches profondes froides et les couches superficielles chaudes des mers équatoriales. On peut envisager aussi l’utilisation de sources thermales émergeant aux températures élevées des couches profondes d’où elles proviennent.

À l’autre extrémité de l’échelle des grandeurs, l’énergie cinétique astronomique se conserve également sans dissipation sensible. La Terre possède, par exemple, une réserve d’énergie cinétique énorme, tant de rotation sur elle-même que de translation[1]. À défaut de mécanisme direct, qui ne se conçoit guère, nous avons un moyen indirect de puiser dans cette réserve d’énergie : l’attraction newtonienne du Soleil, et surtout de la Lune, provoque à la surface des mers un gonflement qui, par suite de la rotation du globe terrestre, se déplace à la surface de celui-ci. En un lieu donné, des masses d’eau importantes s’élèvent et s’abaissent ainsi périodiquement dans le champ de la pesanteur, en même temps qu’elles subissent d’ailleurs des glissements horizontaux. Normalement, l’énergie potentielle gravifique ainsi perdue par une masse qui s’abaisse, sert à élever les masses voisines de la région qu’atteint ensuite le gonflement ; mais on peut retenir l’eau élevée au niveau supérieur, pour lui faire fournir ensuite du travail lorsqu’elle redescendra à son niveau normal. C’est le principe de l’utilisation de l’énergie des marées. L’énergie ainsi obtenue est empruntée à l’énergie cinétique de rotation de la Terre, et l’on provoque ainsi un freinage, d’ailleurs insensible, de cette rotation, en gênant le mouvement corrélatif des marées.

Pour chercher, d’autre part, les réserves d’énergie potentielle utilisables, il nous suffira de passer en revue les diverses formes de cette énergie (cf. T, Chap. VI), autrement dit les diverses catégories de forces naturelles capables de donner naissance à de l’énergie cinétique.

L’énergie intra-atomique représente des réserves formidables, mais que nous ne sommes pas à même d’utiliser : sa stabilité extrême ne nous permet pas d’y faire d’emprunts, sauf dans le cas exceptionnel des matières radioactives. Celles-ci ne présentent d’ailleurs aucune importance industrielle comme sources d’énergie, au moins dans l’état actuel de nos connaissances.

L’énergie potentielle chimique, qui correspond aux forces d’attraction mutuelle entre les atomes des combustibles minéranv (houille et succédanés, pétroles, etc.) et les atomes de l’oxygène atmosphérique, constitue au contraire la réserve industrielle de beaucoup la plus importante. Cette réserve ne se détruit pas spontanément, parce que la combinaison des combustibles avec l’oxygène se produit seulement quand on l’amorce au moyen d’une élévation locale de température très considérable. Quand on déclenche ainsi, à volonté, la réaction, toute l’énergie potentielle chimique qui disparaît se transforme sur place en énergie thermique, et c’est celle-ci que l’on utilise dans les foyers des machines motrices.

Si l’on recherche d’ailleurs l’origine de ces réserves de combustibles minéraux, on constate qu’ils sont vraisemblablement dus à la transformation géologique de combustibles végétaux ou organiques dont l’energie potentielle chimique avait été créée par le rayonnement solaire, c’est-à-dire empruntée à l’énergie thermique du Soleil.

L’énergie potentielle de cohésion représente des réserves importantes, dans les gaz et vapeurs de l’atmosphère. Mais on ne peut pas y puiser à volonté, ou du moins on ne peut le faire que dans les conditions de température et de pression déterminées qui correspondent à la liquéfaction : l’énergie potentielle de cohésion qui disparaît alors se transforme en énergie thermique. L’oxygène et l’azote, dont les températures de liquéfaction sont extrêmement basses, constituent ainsi des réserves importantes non utilisables aux températures où nous vivons. Par contre, l’eau se trouve, à la surface de la Terre, aux températures où se produisent ses changements d’état ; aussi la vapeur d’eau atmosphérique ne constitue plus la réserve vierge d’énergie potentielle de cohésion qu’elle a été lorsque la température terrestre était beaucoup plus élevée ; elle est devenue un volant d’égalisation des températures, par les alternatives de dégagement ou d’absorbtion d’énergie thermique qui accompagnent les condensations et vaporisations, c’est-à-dire les disparitions et créations d’énergie potentielle de cohésion. En résumé, nous n’avons pas là de réserves d’énergie utilisables pratiquement pour produire du travail.

L’énergie potentielle élastique des solides déformés, qui correspond à une autre manifestation des forces de cohésion, peut être intéressante comme moyen d’accumulation momentanée d’énergie (ressorts, etc.), mais elle ne représente pas des réserves naturelles dans lesquelles on puisse puiser, car les déformations élastiques disparaissent spontanément et immédiatement en même temps que les contraintes qui les ont provoquées.

De même, il ne peut pas y avoir non plus de réserves naturelles permanentes d’énergie électrique, parce que les charges électriques se détruisent spontanément par neutralisation mutuelle, grâce aux attractions de Coulomb qui les dirigent les unes vers les autres, même à grande distance.

Examinons le cas de l’énergie potentielle gravifique.

La masse des glaciers obéit librement, lorsqu’elle devient fluide par la fusion, à la pesanteur qui la ramène, par les cours d’eau aux points d’altitude minima de la surface terrestre. Ces glaciers ne peuvent donc pas constituer des réserves durables : ils sont entretenus sans cesse par de nouveaux apports de neige, dont l’énergie potentielle gravifique est due à une transformation de l’énergie rayonnée par le Soleil.

La masse solide des sommets montagneux représente par contre d’importantes réserves stables d’énergie potentielle gravifique, dont la conservation est assurée par la réaction élastique des couches inférieures qui équilibre la force de pesanteur. On peut, dans certains cas, supprimer ce « verrouillage » et libérer l’énergie potentielle, par exemple en faisant basculer un rocher au bord d’un abîme. Il est à peine besoin d’ajouter que ce mode d’utilisation des réserves correspondantes n’a qu’un intérêt industriel fort restreint, limité à la charge des bennes descendantes des câbles téléfériques.

L’atmosphère gazeuse qui entoure la Terre nous présente un autre mode de conservation de l’énergie potentielle gravifique. Elle contient, en effet, des masses énormes maintenues à des altitudes très supérieures à celle où l’air viendra se réunir lorsqu’un refroidissement suffisant de la Terre en provoquera la liquéfaction. C’est l’existence de l’énergie cinétique thermique, tendant sans cesse à disséminer les molécules gazeuses, qui empêche celles-ci d’obéir à la pesanteur, et réalise une répartition statistique où subsiste une très grosse réserve d’énergie potentielle gravifique. Celle-ci ne deviendrait d’ailleurs utilisable que par abaissement de la température au-dessous des valeurs compatibles avec la vie humaine ; elle n’a pas d’intérêt industriel.

Les phénomènes astronomiques offrent un autre exemple, particulièrement intéressant parce que plus simple, du rôle que peut jouer l’énergie cinétique pour assurer la conservation d’une énergie potentielle. Si la Terre ne possédait pas son énergie cinétique de circulation, qui la maintient sur son orbite, son énergie potentielle newtonienne disparaîtrait spontanément par le jeu de l’attraction qui la précipiterait sur le Soleil avec une énergie cinétique croissante, finalement transformée en énergie thermique par le choc.

Ceci nous amène à une dernière remarque pour clore cette révision. Il est possible que l’énergie thermique du Soleil, qui nous fournit directement ou indirectement tout le travail industriel, ne soit elle-même créée que par la disparition progressive de l’énergie potentielle newtonienne de ses couches externes en voie de condensation.

Comme conclusion pratique, il y a lieu de noter, en tout cas que, sauf de rares exceptions, tout le travail mécanique industriel est emprunté à l’énergie thermique créée soit par le rayonnement solaire. soit par la réaction chimique des combustibles avec l’oxygène de l’air.

C’est à l’étude des principes de cette transformation de la chaleur en travail qu’est consacré le présent fascicule.


2. Évolutions ultérieures de l’énergie. — Avant de l’entreprendre, et pour achever de situer notre problème, cherchons à déterminer ce que devient ensuite l’énergie ainsi utilisée dont nous venons de définir les origines. Nous savons, en effet, que l’énergie se transforme sans se détruire.

Il est intéressant de constater que presque tout le travail fourni par les machines industrielles se retransforme plus ou moins immédiatement en énergie thermique.

Par exemple, tout le travail produit par le moteur d’une locomotive a été, lorsque celle-ci revient à son altitude de départ, transformé directement en chaleur par les frottements des essieux et des ressorts, ou en énergie cinétique d’agitation de l’air, bientôt décoordonnée elle-même en énergie cinétique moléculaire.

Si la locomotive monte une rampe, il y a bien une partie notable du travail de la vapeur transformée en énergie potentielle gravifique ; mais cela constitue simplement une mise en réserve momentanée, qui sera rendue et décoordonnée par les mêmes processus lorsque le train redescendra une pente.

Dans le fonctionnement des machines-outils, nous modifions la matière travaillée, en séparant par exemple des copeaux, avec production d’une certaine énergie potentielle contre les forcés de cohésion. Mais l’énergie potentielle ainsi produite est une fraction infime du travail dépensé : presque tout a été transformé en chaleur pendant l’arrachement des copeaux.

Si le moteur thermique commande une génératrice électrique, les utilisations paraissent à première vue plus complexes. Cependant, si l’on excepte les industries électrochimiques qui créent de l’énergie potentielle chimique, toute l’énergie transmise au courant est finalement retransformée en chaleur, soit directement dans les appareils de chauffage ou d’éclairage, soit indirectement dans les moteurs électriques dont le travail subira des évolutions ultérieures analogues à celles du travail directement fourni par le moteur thermique aux machines d’utilisation.

En résumé, le travail que nous obtiendrons par transformation d’énergie thermique retombera ensuite presque intégralement à l’état d’énergie thermique.


3. Production de travail dans les évolutions thermiques. — Considérons un des procédés les plus rudimentaires de production de travail par une évolution thermique. Pour relever un mur qui menace ruine, on peut relier ce mur à un autre mur parallèle par une barre de fer, chauffer cette barre et serrer alors les écrous de fixation : la barre, en se refroidissant, se raccourcira et relèvera le mur en exerçant sur lui des efforts de traction très puissants qui fournissent un travail important malgré la petitesse du déplacement.

Cet exemple est intéressant à envisager pour son apparence paradoxale. Dans l’opération ainsi isolée, il n’y a pas, en effet, transformation d’énergie thermique en travail. Tout au contraire, la barre a cédé de la chaleur à l’extérieur, en même temps qu’elle fournissait du travail. Nous savons que nous devrons chercher l’équivalent de cette double fourniture d’énergie dans une diminution simultanée d’énergie potentielle interne.

C’est en effet l’énergie potentielle élastique qui assure un bilan correct. En chauffant la barre, c’est-à-dire en augmentant l’énergie cinétique de ses molécules, nous provoquons une augmentation de leur écartement moyen, contre les forces d’attraction mutuelles. Nous créons donc simultanément une réserve d’énergie potentielle élastique, capable de nous fournir, au refroidissement, du travail, lorsque les agrafages dans les deux murs gêneront le retour de la barre à ses dimensions normales.

Si nous voulions, avec cette barre, obtenir du travail de façon continue, nous pourrions l’utiliser comme une bielle pivotant à une de ses extrémités et commandant à l’autre extrémité une manivelle de petit rayon. Des échauffements et refroidissements alternatifs pourraient donner, en principe, un mouvement de rotation de la manivelle entraînant une machine. Nous aurions alors les phases d’allongement, où la chaleur fournie à la barre donnerait en même temps du travail et de l’énergie potentielle élastique, et les phases de raccourcissement où l’énergie potentielle diminuerait en donnant en même temps du travail et de la chaleur (cédée par la barre).

Il est intéressant d’analyser d’un peu plus près le mécanisme de la production du travail.

Supposons d’abord qu’aucune force résistante n’agisse sur l’arbre de la manivelle. La barre s’allongera et se raccourcira alors librement. À chaque température, elle aura (par la définition même de la température) une énergie cinétique moléculaire déterminée, mais aussi des dimensions géométriques complètement déterminées, auxquelles correspond une énergie potentielle élastique bien déterminée. En un mot, l’énergie interne est une fonction déterminée de la seule température : et, comme il n’y a pas de travail échangé entre la barre et l’extérieur, les quantités de chaleur qu’elle cède à l’extérieur au cours d’un refroidissement sont exactement égales à celles qu’elle a reçues, dans les mêmes intervalles de température, au cours de l’échauffement antérieur.

Appliquons maintenant sur l’arbre de la manivelle le couple résistant, qui doit absorber du travail. Il transmet à la barre, par la manivelle, une force longitudinale de compression dans les phases d’allongement (chauffage) et de traction dans les phases de raccourcissement (refroidissement). Les dimensions de la barre, et par conséquent son énergie potentielle élastique, ne sont plus déterminées par la seule température ; il n’existe plus un rapport fixe entre les deux formes d’énergie interne : cinétique moléculaire et potentielle de cohésion.

Par l’intermédiaire de la seconde, l’énergie interne globale qui est la somme des deux, devient une fonction, non plus seulement de la température mais aussi de la longueur de la barre, laquelle peut être écrite


en mettant en évidence la longueur que prend la barre à la température lorsqu’elle n’est soumise à aucune force. Cette longueur étant elle-même une fonction déterminée de la température, on pourra écrire

Pour que la machine fonctionne sans coincements, les deux températures extrêmes et doivent être choisies de telle façon que aux deux points morts de la manivelle. Entre ces deux valeurs nulles, est constamment négatif dans la phase d’allongement et constamment positif dans la phase de raccourcissement avec passage par un maximum en valeur absolue au cours de chacune des deux phases. La force longitudinale de poussée élastique exercée par la barre sur la manivelle étant de la forme le travail qu’elle lui fournit est toujours positif. Au cours de l’allongement, on fournit donc à la barre une quantité de chaleur supérieure à


et, au cours de son raccourcissement, elle en cède à l’extérieur une quantité plus faible que cette même variation d’énergie interne.

Ceci se traduira autrement en disant que la valeur moyenne de la chaleur spécifique de la barre est plus grande dans la phase d’allongement que dans la phase de raccourcissement. Au cours de chacune des phases, la chaleur spécifique de la barre varie d’ailleurs ; on a, en effet, dans une petite transformation quelconque définie par et

[2]


mais


d’où


et c’est le signe de l’expression entre [] qui définit le sens de l’écart entre la chaleur spécifique de la barre dans la transformation élémentaire considérée, et sa chaleur spécifique normale correspondant au cas où est, et reste, nul.


4. Systèmes évoluants gazeux. — Le moteur schématique que nous venons d’envisager ne correspond à aucune application industrielle pratique, à cause de la petitesse, et aussi de la lenteur, des mouvements réalisés. Pour obtenir pratiquement du travail avec des déplacements de l’ordre de grandeur de ceux dont on a besoin dans les machines industrielles, il faut utiliser des systèmes évoluants susceptibles de très grandes variations de dimensions : d’où le rôle à peu près exclusif joué par les systèmes gazeux dans les moteurs thermiques.

Nous considérerons uniquement les machines thermiques actionnées par une masse gazeuse, ou par une masse fluide susceptible de passer par les formes liquide et gazeuse, mais qui revêtira cette dernière forme dans la partie motrice de son évolution.

L’énergie interne d’une masse gazeuse est essentiellement constituée par son énergie cinétique moléculaire. Il s’y ajoute l’énergie potentielle de cohésion ; mais celle-ci n’a que des variations négligeables, tant que le gaz (ou la vapeur) évolue à faible densité ; elle ne varie de façon importante que dans la liquéfaction, où elle subit une brusque diminution.

C’est cette énergie cinétique moléculaire du gaz que nous voulons transformer en travail utilisable dans une machine appropriée. En principe, cela paraît devoir être aisé, puisque les molécules, libres et indépendantes les unes des autres, ne demandent, du fait de leur agitation même, qu’à s’écouler par les conduites qu’on leur offrira, ou à remplir complètement tout volume déformable dans lequel on les enfermera.


5. Modes de transformation de l’énergie cinétique moléculaire en travail. — Pour transformer cette énergie cinétique des molécules gazeuses en travail, on peut concevoir trois procédés généraux qui nous conduiront à trois classes de moteurs.

Nous aurons d’abord les moteurs à réaction statique, dans lesquels la masse gazeuse est enfermée dans une enceinte déformable où elle est, à chaque instant, pratiquement en équilibre. Une partie de l’énergie cinétique des molécules est directement et immédiatement transformée en travail lorsqu’elles rebondissent sur une paroi solide qui cède devant elles (piston) : pendant la durée du contact, la molécule exerce sur la paroi solide une force égale à la réaction par laquelle celle-ci s’oppose à la pénétration, et le point d application de cette force se déplace puisque le piston avance. Il y a donc du travail fourni au piston et une diminution (en moyenne) de l’énergie cinétique des molécules.

Si le piston est immobile, et s’il est à la même température que le gaz, il n’y a pas variation de l’énergie cinétique moyenne dans le rebondissement. Si le piston avance au contraire au-devant des molécules, c’est lui qui leur fournit du travail, et let rebondissement des molécules s’accompagne d’une augmentation de leur énergie cinétique moyenne.

La masse gazeuse est définie, pour chacun de ses états d’équilibre, par sa pression et son volume (sa température est alors déterminée par l’équation d’état du gaz considéré). On sait que le travail fourni par le gaz à la paroi solide mobile est alors donné globalement par l’intégrale

Dans les moteurs à action cinétique, le processus est tout autre. Il consiste à orienter d’abord partiellement l’énergie cinétique moléculaire en énergie cinétique d’écoulement d’ensemble, à l’ordre de grandeur mécanique ; après quoi, l’énergie cinétique d’ensemble des jets ainsi obtenus peut être transformée en travail mécanique en recevant ces jets sur des aubages mobiles convenablement orientés et incurvés. On peut réaliser ces jets en offrant, au gaz enfermé dans un réservoir, un orifice de sortie rationnellement profilé (pour obtenir le meilleur rendement possible dans l’orientation de l’énergie cinétique), qu’on appelle une tuyère : l’écoulement exige qu’il y ait, entre l’amont et l’aval, une différence de pression, indispensable pour l’orienter et à laquelle est directement liée la vitesse obtenue. C’est ce procédé de transformation médiate de l’énergie cinétique moléculaire en travail que l’on utilise dans les turbines dites à action.

Enfin, il y a lieu de distinguer une troisième catégorie de moteurs thermiques à gaz que nous appellerons moteurs à réaction dynamique, dans lesquels on réalise encore des écoulements gazeux, mais en vue de mettre à profit les variations de pression corrélatives des variations de vitesse réalisées dans des tuyauteries d’écoulement à section variable : les forces exercées par ces pressions sur les parois qui limitent l’écoulement pourront fournir du travail si ces parois sont mobiles. Très souvent, dans les turbines à vapeur, on fait intervenir simultanément, sur les aubages mobiles, les deux processus d’action cinétique et de réaction dynamique. Mais il est important de remarquer que les réactions dynamiques ouvrent la possibilité de recueillir du travail sans aubages mobiles et sans parois déformables, sur des tuyères propulsives indéformables animées d’un mouvement de translation : en effet, alors que la résultante de toutes les pressions d’un gaz en équilibre, sur les parois d’un récipient qui l’enferme, est nulle[3], il n’en est plus de même pour la résultante des pressions, variables d’une section à une autre, qu’exerce un gaz en écoulement sur les parois qui le limitent.

Le type de moteur auquel on est ainsi conduit est la fusée propulsive à réaction. La force propulsive est déterminée par la loi fondamentale qui égale son impulsion à la quantité de mouvement fournie au gaz évacué vers l’arrière. On est donc conduit à réaliser un écoulement rapide vers l’arrière. Cela suppose que l’on puisse entretenir une chute de pression capable d’assurer cet écoulement : d’où la solution classique de la fusée, enceinte ouverte seulement vers l’arrière pour l’évacuation des gaz, créés par une réaction chimique appropriée dans le corps même de la fusée, ou chargés sous pression dans celui-ci par l’échappement d’un moteur à explosion.

On peut concevoir toutefois de véritables tuyères propulsives ouvertes aux deux extrémités, dans lesquelles l’air, entré par l’ouverture avant, acquerrait, par un apport convenable de chaleur, le supplément d’énergie cinétique que comporte l’augmentation de quantité de mouvement vers l’arrière exigée pour la propulsion.


6. Transformations indirectes dans le champ de gravité. — Dans tous ces moteurs thermiques à gaz, la gravité n’intervient pratiquement pas, par suite de la faible densité des gaz qui y sont utilisés et des faibles variations de cote verticale qu’ils y subissent.

Si nous considérons l’ensemble de l’atmosphère, les masses gazeuses qui s’y déplacent y subissent d’importantes variations d’énergie potentielle de gravité qui ne sauraient plus être négligées. Bien plus, l’énergie thermique que leur fournit le rayonnement solaire se transforme d’abord en énergie potentielle gravifique.

Il se constitue, grâce à la circulation atmosphérique, de gigantesques moteurs thermiques, dans lesquels les moulins à vent et les turbines hydrauliques ne sont que les organes récepteurs du travail, et qui comportent une transformation indirecte de l’énergie thermique en travail, avec passage intermédiaire à l’état d’énergie potentielle gravifique.

Ces moteurs thermo-gravifiques feront l’objet d’une étude ultérieure.


7. Moteurs thermiques à évolutions fermées. — Nous bornerons donc notre étude aux moteurs thermiques proprement dits, constitués par des machines dans lesquelles se produisent les évolutions thermodynamiques motrices.

Nous avons même limité le problème en envisageant seulement celles dans lesquelles le travail est emprunté à l’énergie cinétique moléculaire d’un gaz, par l’un des procédés généraux envisagés au paragraphe 5.

Nous apporterons encore une nouvelle limitation à notre sujet en précisant qu’il englobe seulement les machines dans lesquelles, pour obtenir du travail, nous entendons ne rien dépenser d’autre que de l’énergie thermique, ou plus exactement, en général, de l’énergie potentielle chimique, d’abord transformée en énergie thermique par une réaction exothermique.

Pour préciser ce point, il nous suffira d’envisager par exemple — pour l’exclure — le cas d’un moteur qui serait alimenté par un réservoir d’air comprimé. Cet air comprimé nous fournit bien, en se détendant adiabatiquement, du travail aux dépens de son énergie cinétique moléculaire ; mais notre réservoir s’épuise : nous dépensons de l’air comprimé, pour avoir à la sortie du moteur autre chose qui est de l’air détendu à la pression atmosphérique.

Puisque nous excluons cette éventualité, il faut que le fluide qui nous fournit le travail revienne périodiquement à son état initial, dans lequel il est à nouveau utilisable, autrement dit il faut qu’il évolue en cycle fermé.

Il y reprend périodiquement la même énergie interne : il n’est donc qu’un agent de transmission de l’énergie qu’il fournit sous forme de travail. Après qu’il a transformé en travail une partie de son énergie thermique, il faudra lui en rendre : c’est le rôle de la source chaude, où est, en réalité, l’origine de l’énergie que nous utilisons.

D’autre part, le principe d’évolution nous a appris qu’une telle évolution motrice en circuit fermé n’est possible que grâce à l’intervention simultanée d’une seconde source, à température moins élevée que la première : c’est la source froide, dont le rôle inévitable consiste à enlever au fluide une partie de la chaleur que lui a cédée la source chaude. La différence de ces deux quantités de chaleur est seule transformée en travail.

Nous avons ainsi complètement précisé le sujet de notre étude : Elle concerne les moteurs thermiques dans lesquels évolue en cycle fermé, grâce à l’intervention d’au moins une source chaude et une source froide, supposées à température fixes, une masse gazeuse, ou plus généralement une masse fluide qui sera gazeuse au moins dans la partie motrice de son évolution.

Nous y appliquerons, non pas la méthode synthétique qui envisage l’ensemble des systèmes intéressés et compare leurs états initial et final différents, mais la méthode qui isole l’évolution en cycle fermé du fluide transporteur de l’énergie pour en analyser le mecanisme.


  1. Par rapport à des axes absolus attachés au Soleil.
  2. En supposant qu’on utilise la même unité pour la chaleur et le travail.
  3. En supposant le poids du gaz négligeable.