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Les Problèmes de philosophie/IV. Idéalisme

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Traduction par Wikisource .
Williams & Norgate (p. 58-71).

CHAPITRE IV

IDÉALISME

Le mot « idéalisme » est employé par différents philosophes en des sens assez différents. Nous entendrons par là la doctrine selon laquelle tout ce qui existe, ou en tout cas tout ce dont on peut connaître l’existence, doit être en quelque sorte mental. Cette doctrine, très largement répandue parmi les philosophes, revêt plusieurs formes et est défendue pour plusieurs raisons différentes. Elle est si largement répandue et si intéressante en elle-même que même la plus brève étude de la philosophie doit en rendre compte.

Ceux qui ne sont pas habitués à la spéculation philosophique peuvent être enclins à rejeter une telle doctrine comme étant manifestement absurde. Il ne fait aucun doute que le sens commun considère les tables, les chaises, le Soleil, la Lune et généralement les objets matériels comme radicalement différents des esprits et de leur contenu, et comme ayant une existence qui pourrait se poursuivre si les esprits cessaient d’exister. Nous pensons que la matière a existé bien avant qu’il n’y ait des esprits, et il est difficile de la considérer comme un simple produit de l’activité mentale. Mais qu’il soit vrai ou faux, l’idéalisme ne doit pas être rejeté comme manifestement absurde.

Nous avons vu que, même si les objets physiques ont une existence indépendante, ils doivent être très différents des données sensorielles et ne peuvent avoir qu’une correspondance avec les données sensorielles, de la même manière qu’un catalogue a une correspondance avec les choses catalogués. Le sens commun nous laisse donc dans l’ignorance totale de la véritable nature intrinsèque des objets physiques, et s’il y avait de bonnes raisons de les considérer comme mentaux, nous ne pourrions pas légitimement rejeter cette opinion simplement parce qu’elle nous paraît étrange. La vérité sur les objets physiques doit être étrange. Elle peut être inaccessible, mais si un philosophe croit l’avoir atteinte, le fait que ce qu’il présente comme la vérité soit étrange ne doit pas devenir un motif d’objection à son opinion.

Les fondements sur lesquels l’idéalisme est défendu sont généralement des fondements dérivés de la théorie de la connaissance, c’est-à-dire d’une discussion des conditions auxquelles les choses doivent satisfaire pour que nous puissions les connaître. La première tentative sérieuse d’établir l’idéalisme sur de telles fondements fut celle de l’évêque Berkeley. Il prouva d’abord, par des arguments en grande partie valides, que nos données sensorielles ne peuvent être supposées avoir une existence indépendante de nous, mais doivent être, au moins en partie, « dans » l’esprit, en ce sens que leur existence ne se poursuivrait pas s’il n’y avait pas de vision, d’audition, de toucher, d’odorat ou de goût. Jusque là, son affirmation était presque certainement valide, même si certains de ses arguments ne l’étaient pas. Mais il poursuit en arguant que les données sensorielles sont les seules choses dont nos perceptions peuvent nous assurer l’existence, et qu’être connu, c’est être « dans » un esprit, et donc être mental. Il en conclut que rien ne peut être connu excepté ce qui se trouve dans un esprit, et que tout ce qui est connu sans être dans mon esprit doit être dans un autre esprit.

Pour comprendre son argument, il est nécessaire de comprendre l’usage qu’il fait du mot « idée ». Il donne le nom d’« idée » à tout ce qui est immédiatement connu, comme, par exemple, les données sensorielles. Ainsi, une couleur particulière que nous voyons est une idée, de même qu’une voix que nous entendons, et ainsi de suite. Mais le terme n’est pas entièrement limité aux données sensorielles. Il y a aussi des choses dont on se souvient ou que l’on imagine, car ces choses-là aussi sont connues immédiatement au moment où l’on s’en souvient ou où l’on les imagine. Toutes ces données immédiates, il les appelle « idées ».

Il examine ensuite des objets courants, comme un arbre, par exemple. Il montre que tout ce que nous savons immédiatement lorsque nous « percevons » l’arbre consiste en idées au sens où il l’entend, et il soutient qu’il n’y a pas la moindre raison de supposer qu’il y a quelque chose de réel dans l’arbre en dehors de ce qui est perçu. Son être, dit-il, consiste à être perçu : dans le latin des écoliers, son « esse » est « percipi. » Il admet pleinement que l’arbre doit continuer à exister même lorsque nous fermons les yeux ou qu’aucun être humain ne se trouve à proximité. Mais cette existence continue, dit-il, est due au fait que Dieu continue à le percevoir ; l’arbre « réel », qui correspond à ce que nous avons appelé l’objet physique, consiste en des idées dans l’esprit de Dieu, idées plus ou moins semblables à celles que nous avons lorsque nous voyons l’arbre, mais qui diffèrent par le fait qu’elles sont permanentes dans l’esprit de Dieu aussi longtemps que l’arbre continue à exister. Toutes nos perceptions, selon lui, consistent en une participation partielle aux perceptions de Dieu, et c’est à cause de cette participation que des personnes différentes voient plus ou moins le même arbre. Ainsi, en dehors des esprits et de leurs idées, il n’y a rien dans le monde, et il n’est pas possible que quoi que ce soit d’autre soit jamais connu, puisque tout ce qui est connu est nécessairement une idée.

Cet argument comporte de nombreuses erreurs qui ont joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie et qu’il convient de mettre en lumière. Tout d’abord, il y a une confusion engendrée par l’utilisation du mot « idée ». Nous pensons qu’une idée est essentiellement quelque chose qui se trouve dans l’esprit de quelqu’un et, par conséquent, lorsqu’on nous dit qu’un arbre est entièrement constitué d’idées, il est naturel de supposer que, si c’est le cas, l’arbre doit être entièrement dans l’esprit. Mais la notion d’être « dans » l’esprit est ambiguë. Nous disons que nous avons une personne à l’esprit, ce qui ne signifie pas que cette personne est dans notre esprit, mais qu’une pensée de cette personne est dans notre esprit. Lorsqu’un homme dit qu’une affaire qu’il devait régler lui est sortie de l’esprit, il ne veut pas dire que l’affaire elle-même a jamais été dans son esprit, mais seulement qu’une pensée de cette affaire était auparavant dans son esprit, mais qu’elle a ensuite cessé d’être dans son esprit. Ainsi, lorsque Berkeley dit que l’arbre doit être dans notre esprit pour que nous puissions le connaître, tout ce qu’il a réellement le droit de dire est qu’une pensée de l’arbre doit être dans notre esprit. Soutenir que l’arbre lui-même doit être dans notre esprit revient à soutenir qu’une personne que nous avons à l’esprit est elle-même dans notre esprit. Cette confusion peut sembler trop grossière pour avoir été réellement commise par un philosophe compétent, mais diverses circonstances l’ont rendue possible. Afin de voir comment cela a été possible, il faut approfondir la question de la nature des idées.

Avant d’aborder la question générale de la nature des idées, il faut démêler deux questions tout à fait distinctes qui se posent à propos des données sensorielles et des objets physiques. Nous avons vu que, pour diverses raisons de détail, Berkeley avait raison de considérer les données sensorielles qui constituent notre perception de l’arbre comme plus ou moins subjectives, en ce sens qu’elles dépendent de nous autant que de l’arbre, et qu’elles n’existeraient pas si l’arbre n’était pas perçu. Mais il s’agit là d’un point entièrement différent de celui par lequel Berkeley cherche à prouver que tout ce qui peut être immédiatement connu doit être dans un esprit. Dans ce but, les arguments de détail concernant la dépendance des données sensorielles à notre égard sont inutiles. Il est nécessaire de prouver, en général, qu’en étant connues, les choses sont montrées comme étant mentales. C’est ce que Berkeley pense avoir fait. C’est cette question, et non notre question précédente sur la différence entre les données sensorielles et l’objet physique, qui doit maintenant nous préoccuper.

Si l’on prend le mot « idée » au sens de Berkeley, il y a deux choses bien distinctes à considérer lorsqu’une idée se présente à l’esprit. Il y a d’une part la chose dont nous sommes conscients, par exemple la couleur de ma table, et d’autre part la conscience elle-même, l’acte mental d’appréhender la chose. L’acte mental est indubitablement mental, mais y a-t-il une raison de supposer que la chose appréhendée est en quelque sorte mentale ? Nos arguments précédents concernant la couleur n’ont pas prouvé qu’elle était mentale ; ils ont seulement prouvé que son existence dépendait de la relation entre nos organes sensoriels et l’objet physique dans notre cas, la table. Autrement dit, ils ont prouvé qu’une certaine couleur existera, sous une certaine lumière, si un œil normal est placé à un certain endroit par rapport à la table. Ils n’ont pas prouvé que la couleur est dans l’esprit du percipient.

Le point de vue de Berkeley, selon lequel il est évident que la couleur doit être dans l’esprit, semble dépendre, pour sa plausibilité, de la confusion entre la chose appréhendée et l’acte d’appréhension. L’un ou l’autre pourrait être appelé une « idée » ; l’un ou l’autre aurait probablement été appelé une idée par Berkeley. L’acte est indubitablement dans l’esprit ; par conséquent, lorsque nous pensons à l’acte, nous approuvons volontiers l’opinion selon laquelle les idées doivent être dans l’esprit. Puis, oubliant que cela n’était vrai que lorsque les idées étaient considérées comme des actes d’appréhension, nous transférons la proposition selon laquelle « les idées sont dans l’esprit » aux idées dans l’autre sens, c’est-à-dire aux choses appréhendées par nos actes d’appréhension. Ainsi, par une équivoque inconsciente, nous arrivons à la conclusion que tout ce que nous pouvons appréhender doit être dans notre esprit. Telle semble être la véritable analyse de l’argument de Berkeley, et l’ultime erreur sur laquelle il repose.

Cette question de la distinction entre l’acte et l’objet dans notre appréhension des choses est d’une importance vitale, puisque tout notre pouvoir d’acquisition de connaissances y est lié. La faculté de connaître d’autres choses que soi-même est la principale caractéristique de l’esprit. La connaissance des objets consiste essentiellement en une relation entre l’esprit et autre chose que l’esprit ; c’est cela qui constitue le pouvoir de connaissance de l’esprit. Si nous disons que les choses connues doivent être dans l’esprit, soit nous limitons indûment le pouvoir de connaissance de l’esprit, soit nous prononçons une simple tautologie. Nous prononçons une simple tautologie si nous entendons par « dans l’esprit » la même chose que par « devant l’esprit », c’est-à-dire si nous entendons simplement être appréhendées par l’esprit, mais si nous entendons cela, nous devrons admettre que ce qui, dans ce sens, est dans l’esprit, peut néanmoins ne pas être mental. Ainsi, lorsque nous réalisons la nature de la connaissance, l’argument de Berkeley apparaît erroné dans sa substance comme dans sa forme, et les raisons pour lesquelles il a supposé que les « idées », c’est-à-dire les objets appréhendés, doivent être mentales, se révèlent sans aucune validité. On peut donc rejeter ses arguments en faveur de l’idéalisme. Reste à savoir s’il y a d’autres raisons.

On dit souvent, comme s’il s’agissait d’un truisme évident, que nous ne pouvons pas savoir qu’il existe quelque chose que nous ne connaissons pas. On en déduit que tout ce qui peut d’une manière ou d’une autre se rapporter à notre expérience, doit être au moins susceptible d’être connu par nous ; d’où il résulte que si la matière était essentiellement quelque chose dont nous ne pourrions pas prendre connaissance, la matière serait quelque chose dont nous ne pourrions pas connaître l’existence, et qui ne pourrait avoir pour nous aucune importance. Il est aussi généralement sous-entendu, pour des raisons qui restent obscures, que ce qui ne peut avoir aucune importance pour nous ne peut être réel, et que par conséquent la matière, si elle n’est pas composée d’esprits ou d’idées mentales, est impossible et n’est qu’une simple chimère.

Il serait impossible d’approfondir cet argument à notre stade actuel, car il soulève des points qui exigent une discussion préliminaire considérable ; mais certaines raisons de rejeter l’argument peuvent être notées d’emblée. Commençons par la fin : il n’y a aucune raison pour que ce qui ne peut avoir aucune importance pratique pour nous ne soit pas réel. Il est vrai que, si l’on inclut l’importance théorique, tout ce qui est réel a une certaine importance pour nous, puisque, en tant que personnes désireuses de connaître la vérité sur l’univers, nous avons un certain intérêt pour tout ce que contient l’univers. Mais si l’on inclut ce type d’intérêt, il n’est pas vrai que la matière n’a pas d’importance pour nous, pourvu qu’elle existe, même si nous ne pouvons pas savoir qu’elle existe. Nous pouvons évidemment soupçonner qu’elle existe et nous demander si c’est le cas ; elle est donc liée à notre désir de connaissance et a l’importance de satisfaire ou de contrecarrer ce désir.

Par ailleurs, il n’est pas du tout vrai, et il est même faux, que nous ne pouvons pas savoir qu’il existe quelque chose que nous ne connaissons pas. Le mot « savoir » est ici utilisé dans deux sens différents. (1) Dans son premier emploi, il s’applique au genre de connaissance qui s’oppose à l’erreur, au sens où ce que nous savons est vrai, au sens qui s’applique à nos croyances et à nos convictions, c’est-à-dire à ce qu’on appelle les jugements. Dans ce sens, nous savons que quelque chose est vrai. Ce type de connaissance peut être qualifié de connaissance des vérités. (2) Dans le second emploi du mot « savoir » ci-dessus, le mot s’applique à notre connaissance des choses, que l’on peut appeler accointance. C’est dans ce sens que nous connaissons les données sensorielles. (La distinction est à peu près celle qui existe entre savoir et connaître en français, ou entre wissen et kennen en allemand).

Ainsi, l’affirmation qui semblait être un truisme devient, lorsqu’elle est reformulée, la suivante : « Nous ne pouvons jamais vraiment juger que quelque chose dont nous n’avons pas l’accointance existe ». Il ne s’agit nullement d’un truisme, mais au contraire d’un contresens flagrant. Je n’ai pas l’honneur de connaître l’empereur de Chine, mais je juge vraiment qu’il existe. On peut dire, bien sûr, que j’en juge ainsi parce que d’autres personnes en ont l’accointance. Mais ce serait une réplique hors de propos, puisque, si le principe était vrai, je ne pourrais pas savoir que quelqu’un d’autre en a l’accointance. Mais, bien plus : il n’y a aucune raison pour que je ne connaisse pas l’existence de quelque chose dont personne n’a l’accointance. Ce point est important et demande à être élucidé.

Si j’ai l’accointance d’une chose qui existe, mon accointance me permet de savoir qu’elle existe. Mais il n’est pas vrai qu’à l’inverse, chaque fois que je peux savoir qu’une chose d’une certaine sorte existe, moi ou quelqu’un d’autre doit connaître cette chose. Ce qui se passe, dans les cas où j’ai un jugement vrai sans connaissance, c’est que la chose m’est connue par une description, et qu’en vertu d’un principe général, l’existence d’une chose répondant à cette description peut être déduite de l’existence d’une chose que je connais. Pour bien comprendre ce point, il convient d’abord de traiter de la différence entre la connaissance par accointance et la connaissance par description, puis d’examiner quelle connaissance des principes généraux, s’il y en a une, a le même genre de certitude que notre connaissance de l’existence de nos propres expériences. Ces sujets seront traités dans les chapitres suivants.