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Les Problèmes de philosophie/V. Connaissance par accointance et Connaissance par description

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Traduction par Wikisource .
Williams & Norgate (p. 72-92).




CHAPITRE V

LA CONNAISSANCE PAR ACCOINTANCE ET LA CONNAISSANCE PAR DESCRIPTION

Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu’il y a deux sortes de connaissance : la connaissance des choses et la connaissance des vérités. Dans ce chapitre, nous nous occuperons exclusivement de la connaissance des choses, dont nous devrons aussi distinguer deux sortes. La connaissance des choses, lorsqu’elle est du type que nous appelons connaissance par accointance, est, par essence, plus simple que toute connaissance des vérités, et logiquement indépendante de la connaissance des vérités, bien qu’il serait téméraire de supposer que les êtres humains aient jamais, en fait, une accointance avec les choses sans connaître en même temps quelque vérité à leur sujet. La connaissance des choses par description, au contraire, implique toujours, comme nous le verrons au cours de ce chapitre, une certaine connaissance des vérités comme source et fondement. Mais il nous faut tout d’abord clarifier ce que nous entendons par « accointance » et ce que nous entendons par « description ».

Nous dirons que nous avons une accointance avec tout ce dont nous sommes directement conscients, sans l’intermédiaire d’aucun processus d’inférence ni d’aucune connaissance des vérités. Ainsi, en présence de ma table, j’ai l’accointance de données sensorielles qui constituent l’aspect de ma table — sa couleur, sa forme, sa dureté, sa régularité, etc… ; autant de choses dont je suis immédiatement conscient lorsque je vois et touche ma table. La nuance de couleur particulière que je vois peut faire l’objet de nombreuses remarques : je peux dire qu’elle est brune, qu’elle est plutôt foncée, etc. Mais de telles affirmations, bien qu’elles me fassent connaître des vérités à propos de la couleur, ne me font pas connaître la couleur elle-même mieux qu’auparavant : en ce qui concerne la connaissance de la couleur elle-même, par opposition à la connaissance de vérités à son sujet, je connais la couleur parfaitement et complètement quand je la vois, et aucune autre connaissance de la couleur elle-même n’est, même théoriquement, possible. Ainsi, les données sensorielles qui constituent l’apparence de ma table sont des choses avec lesquelles j’ai une accointance, des choses que je connais immédiatement telles qu’elles sont.

Ma connaissance de la table en tant qu’objet physique, au contraire, n’est pas une connaissance directe. Telle qu’elle est, elle est obtenue par accointance avec les données sensorielles qui constituent l’apparence de la table. Nous avons vu qu’il est possible, sans absurdité, de douter de l’existence d’une table, alors qu’il n’est pas possible de douter des données sensorielles. Ma connaissance de la table est du type que nous appellerons « connaissance par description ». La table est « l’objet physique qui cause telle ou telle donnée sensorielle ». Cela décrit la table au moyen des données sensorielles. Pour savoir quoi que ce soit sur la table, nous devons connaître des vérités qui la relient à des choses dont nous avons l’accointance : nous devons savoir que « telle ou telle donnée sensorielle est causée par un objet physique ». Il n’y a pas d’état d’esprit dans lequel nous soyons directement conscients de la table ; toute notre connaissance de la table est en réalité une connaissance de vérités, et la chose réelle qu’est la table ne nous est pas, à proprement parler, connue du tout. Nous connaissons une description et nous savons qu’il n’y a qu’un seul objet auquel cette description s’applique, bien que l’objet lui-même ne nous soit pas directement connu. Dans ce cas, nous disons que notre connaissance de l’objet est une connaissance par description.

Toutes nos connaissances, qu’il s’agisse de la connaissance des choses ou de la connaissance des vérités, reposent sur l’accointance. Il est donc important d’examiner quelles sont les sortes de choses avec lesquelles nous avons une accointance.

Les données sensorielles, comme nous l’avons déjà vu, font partie des choses dont nous avons l’accointance ; en fait, elles fournissent l’exemple le plus évident et le plus frappant de la connaissance par accointance. Mais si c’était le seul exemple, notre connaissance serait beaucoup plus restreinte qu’elle ne l’est. Nous ne pourrions connaître que ce qui est actuellement présent à nos sens : nous ne pourrions rien savoir du passé, pas même qu’il y a eu un passé, et nous ne pourrions non plus connaître aucune vérité sur nos données sensorielles, car toute connaissance des vérités, comme nous le montrerons, exige l’accointance avec des choses qui sont d’un caractère essentiellement différent des données sensorielles, les choses que l’on appelle parfois « idées abstraites », mais que nous appellerons « universaux ». Nous devons donc envisager l’accointance avec d’autres choses que les données sensorielles si nous voulons obtenir une analyse raisonnablement adéquate de nos connaissances.

La première extension au-delà des données sensorielles à considérer est l’accointance par la mémoire. Il est évident que nous nous souvenons souvent de ce que nous avons vu ou entendu, ou de ce qui a été présenté à nos sens, et que dans ce cas nous sommes toujours immédiatement conscients de ce dont nous nous souvenons, malgré le fait que cela apparaisse comme passé et non comme présent. Cette connaissance immédiate par la mémoire est la source de toute notre connaissance du passé : sans elle, il ne pourrait y avoir de connaissance du passé par inférence, puisque nous ne saurions jamais qu’il y a quelque chose de passé à inférer.

L’extension suivante à considérer est l’accointance par introspection. Nous ne sommes pas seulement conscients des choses, mais nous sommes souvent conscients d’en être conscients. Lorsque je vois le Soleil, je suis souvent conscient de voir le Soleil ; ainsi « ma vue du Soleil » est un objet avec lequel j’ai une accointance. Lorsque je désire manger, je peux être conscient de mon désir de manger ; ainsi « mon désir de manger » est un objet avec lequel j’ai une accointance. De même, nous pouvons être conscients du plaisir ou de la douleur que nous ressentons, et plus généralement des événements qui se produisent dans notre esprit. Cette sorte d’accointance, que l’on peut appeler conscience de soi, est la source de toute notre connaissance des choses mentales. Il est évident que seul ce qui se passe dans notre propre esprit peut être ainsi connu immédiatement. Ce qui se passe dans l’esprit des autres nous est connu par la perception de leur corps, c’est-à-dire par les données sensorielles en nous qui sont associées à leur corps. Sans notre accointance avec le contenu de notre propre esprit, nous serions incapables d’imaginer l’esprit des autres, et nous ne pourrions donc jamais parvenir à la connaissance qu’ils ont un esprit. Il semble naturel de supposer que la conscience de soi est l’une des choses qui distinguent les hommes des animaux : les animaux, nous pouvons le supposer, bien qu’ils aient une accointance avec les données sensorielles, ne prennent jamais conscience de cette accointance, et donc ne connaissent jamais leur propre existence. Je ne veux pas dire qu’ils doutent de leur existence, mais qu’ils n’ont jamais pris conscience du fait qu’ils ont des sensations et des sentiments, ni par conséquent du fait qu’ils existent, eux, les sujets de leurs sensations et de leurs sentiments.

Nous avons parlé de l’accointance avec le contenu de notre esprit comme de la conscience de soi, mais il ne s’agit pas, bien sûr, de la conscience de notre soi : c’est la conscience de pensées et de sentiments particuliers. La question de savoir si nous sommes également en accointance avec notre moi pur, par opposition à des pensées et des sentiments particuliers, est une question très difficile, sur laquelle il serait imprudent de se prononcer positivement. Lorsque nous essayons de regarder en nous-mêmes, nous semblons toujours tomber sur une pensée ou un sentiment particulier, et non sur le « je » qui a cette pensée ou ce sentiment. Néanmoins, il y a des raisons de penser que nous connaissons le « moi », bien que cette connaissance soit difficile à démêler d’autres choses. Pour bien comprendre de quelle sorte de raison il s’agit, considérons un instant ce qu’implique réellement notre accointance avec des pensées particulières.

Lorsque j’ai l’accointance de « ma vision du Soleil », il semble évident que j’ai l’accointance de deux choses différentes l’une par rapport à l’autre. D’une part, il y a la donnée sensorielle qui me représente le soleil, d’autre part, il y a ce qui voit cette donnée sensorielle. Toute accointance, telle que mon accointance avec la donnée sensorielle qui représente le Soleil, semble manifestement être une relation entre la personne accointée et l’objet avec lequel la personne est accointée. Lorsqu’un cas d’accointance est un cas avec lequel je peux être en accointance (comme je suis en accointance à mon accointance avec la donnée sensorielle représentant le Soleil), il est évident que la personne en accointance est moi-même. Ainsi, lorsque j’ai l’accointance du fait que j’ai vu le Soleil, le fait entier dont j’ai une accointance est une « accointance-de-soi-avec-donnée-sensorielle ».

De plus, nous connaissons la vérité « J’ai l’accointance de ce point de vue ». Il est difficile de voir comment nous pourrions connaître cette vérité, ou même comprendre ce qu’elle signifie, si nous n’étions pas en accointance avec quelque chose que nous appelons « je ». Il ne semble pas nécessaire de supposer que nous ayons l’accointance d’une personne plus ou moins permanente, la même aujourd’hui qu’hier, mais il semble que nous devions avoir l’accointance de cette chose, quelle que soit sa nature, qui voit le Soleil et a l’accointance des données sensorielles. Ainsi, dans un certain sens, il semblerait que nous devions être en accointance avec notre Moi, par opposition à nos expériences particulières. Mais la question est difficile et des arguments complexes peuvent être avancés de part et d’autre. Par conséquent, bien que l’accointance avec nous-mêmes semble probable, il n’est pas sage d’affirmer qu’elle existe sans aucun doute.

Nous pouvons donc résumer comme suit ce qui a été dit au sujet de l’accointance avec les choses qui existent. Nous avons une accointance par la sensation avec les données des sens externes, et par l’introspection avec les données de ce que l’on peut appeler le sens interne : pensées, sentiments, désirs, etc. ; nous avons une accointance par la mémoire avec des choses qui ont été des données soit par les sens externes, soit par le sens interne. En outre, il est probable, mais non certain, que nous avons une accointance avec le Soi, en tant que ce qui est conscient des choses ou qui a des désirs à l’égard des choses.

En plus de notre accointance avec les choses particulières existantes, nous avons aussi une accointance avec ce que nous appellerons les universaux, c’est-à-dire les idées générales, comme la blancheur, la diversité, la fraternité, etc. Toute phrase complète doit contenir au moins un mot qui représente un universel, puisque tous les verbes ont un sens universel. Nous reviendrons sur les universaux plus tard, au chapitre IX ; pour l’instant, il est seulement nécessaire de se prémunir contre la supposition que tout ce que nous pouvons connaître doit être quelque chose de particulier et d’existant. La conscience des universaux s’appelle concevoir, et un universel dont nous avons conscience s’appelle un concept.

On verra que parmi les objets dont nous avons l’accointance ne figurent ni les objets physiques (par opposition aux données sensorielles), ni l’esprit d’autrui. Ces choses nous sont connues par ce que j’appelle la « connaissance par description », que nous devons maintenant examiner.

Par « description », j’entends toute phrase de la forme « untel » ou « le untel ». Une phrase de la forme « untel », je l’appellerai description « ambiguë » ; une phrase de la forme « le untel » (au singulier), je l’appellerai description « définie ». Ainsi, « un homme » est une description ambiguë, et « l’homme au masque de fer » est une description définie. Les descriptions ambiguës posent divers problèmes, mais je les passe sous silence, car ils ne concernent pas directement le sujet qui nous occupe, à savoir la nature de notre connaissance des objets dans les cas où nous savons qu’il existe un objet répondant à une description définie, bien que nous n’ayons d’accointance d’aucun de ces objets. Il s’agit d’une question qui concerne exclusivement les descriptions définies. C’est pourquoi, dans la suite, je parlerai simplement de « descriptions » lorsque j’entends « descriptions définies ». Ainsi, une description désignera toute phrase de la forme « l’un ou l’autre » au singulier.

Nous dirons qu’un objet est « connu par description » lorsque nous savons qu’il est « l’un ou l’autre », c’est-à-dire lorsque nous savons qu’il existe un objet, et pas plus, ayant une certaine propriété ; et il sera généralement sous-entendu que nous n’avons pas connaissance du même objet par accointance. Nous savons que l’homme au masque de fer a existé, et de nombreuses propositions sont connues à son sujet ; mais nous ne savons pas qui il était. Nous savons que le candidat qui obtiendra le plus de voix sera élu, et dans ce cas nous avons très probablement l’accointance (dans le seul sens où l’on peut avoir l’accointance de quelqu’un d’autre) de l’homme qui est, en fait, le candidat qui obtiendra le plus de voix ; mais nous ne savons pas lequel des candidats il est, c’est-à-dire que nous ne connaissons aucune proposition de la forme « A est le candidat qui obtiendra le plus de voix » où A est l’un des candidats par son nom. Nous dirons que nous avons une « connaissance purement descriptive » de le untel lorsque, bien que nous sachions que le untel existe, et bien que nous puissions éventuellement connaître l’objet qui est en fait Untel, nous ne connaissons aucune proposition « a est le untel », où a est quelque chose que nous connaissons.

Lorsque nous disons « l’un et l’autre existent », nous voulons dire qu’il n’y a qu’un seul objet qui est le untel. La proposition « a est le untel » signifie que a a la propriété de le untel, et que rien d’autre ne l’a. La proposition « M. A. est le candidat unioniste de cette circonscription » signifie « M. A. est le candidat unioniste de cette circonscription, et personne d’autre ne l’est ». « Le candidat unioniste de cette circonscription existe » signifie « quelqu’un est candidat unioniste de cette circonscription, et personne d’autre ne l’est ». Ainsi, lorsque nous connaissons un objet qui est le untel, nous savons que le untel existe ; mais nous pouvons savoir que le untel existe alors que nous ne connaissons aucun objet que nous savons être le untel, et même alors que nous ne connaissons aucun objet qui, en fait, est le untel.

Les mots courants, même les noms propres, sont généralement de véritables descriptions. C’est-à-dire que la pensée d’une personne utilisant correctement un nom propre ne peut généralement être exprimée explicitement que si nous remplaçons le nom propre par une description. De plus, la description requise pour exprimer la pensée variera selon les personnes, ou ou selon les moments pour une même personne. La seule chose constante (tant que le nom est correctement utilisé) est l’objet auquel le nom s’applique. Mais tant que celui-ci reste constant, la description particulière qu’il implique ne fait généralement aucune différence pour la vérité ou la fausseté de la proposition dans laquelle le nom apparaît.

Prenons quelques exemples. Supposons qu’une déclaration soit faite au sujet de Bismarck. En supposant qu’il existe une certaine accointance directe avec soi-même, Bismarck lui-même pourrait avoir utilisé son nom pour désigner la personne particulière qu’il connaissait. Dans ce cas, s’il portait un jugement sur lui-même, il pourrait être lui-même un élément constitutif du jugement. Le nom propre a ici l’usage direct qu’il souhaite toujours avoir, comme désignant simplement un certain objet, et non pas une description de l’objet. Mais si une personne qui a connu Bismarck a porté un jugement sur lui, le cas est différent. Ce que cette personne connaissait, c’était certaines données sensorielles qu’elle reliait (à juste titre, nous le supposerons) au corps de Bismarck. Le corps de Bismarck, en tant qu’objet physique, et plus encore son esprit, n’étaient connus que comme le corps et l’esprit liés à ces données sensorielles. C’est-à-dire qu’ils étaient connus par description. Les caractéristiques de l’apparence d’un homme qui viennent à l’esprit d’un ami lorsqu’il pense à lui sont bien sûr très aléatoires ; la description qui se trouve effectivement dans l’esprit de l’ami est donc accidentelle. L’essentiel est qu’il sache que les différentes descriptions s’appliquent toutes à la même entité, bien qu’il ne connaisse pas l’entité en question.

Lorsque nous, qui n’avons pas connu Bismarck, portons un jugement sur lui, la description qui nous vient à l’esprit sera probablement un amas plus ou moins vague de connaissances historiques bien plus nombreuses, dans la plupart des cas, que ce qui est nécessaire pour l’identifier. Mais, pour les besoins de l’illustration, supposons que nous le considérions comme « le premier chancelier de l’Empire allemand ». Ici, tous les mots sont abstraits, à l’exception du mot « allemand ». Le mot « allemand » aura, une fois de plus, des significations différentes selon les personnes. Pour certains, il rappellera des voyages en Allemagne, pour d’autres l’aspect de l’Allemagne sur une carte, etc. Mais si nous voulons obtenir une description dont nous savons qu’elle est applicable, nous serons obligés, à un moment ou à un autre, de faire référence à un élément particulier que nous connaissons. Une telle référence est impliquée dans toute mention du passé, du présent et du futur (par opposition à des dates précises), ou d’ici et là, ou de ce que d’autres nous ont dit. Il semblerait donc que, d’une manière ou d’une autre, une description dont on sait qu’elle s’applique à un particulier doit comporter une référence à un particulier avec lequel nous sommes en accointance, si notre connaissance de la chose décrite ne doit pas être simplement ce qui découle logiquement de la description.

Par exemple, « l’homme qui a vécu le plus longtemps » est une description qui doit s’appliquer à un certain homme, mais nous ne pouvons porter aucun jugement concernant cet homme qui implique une connaissance de lui au-delà de ce que la description donne. Si, par contre, nous disons : « Le premier chancelier de l’Empire allemand était un diplomate avisé », nous ne pouvons être assurés de la véracité de notre jugement qu’en vertu d’un élément dont nous avons l’accointance, en général un témoignage entendu ou lu. En dehors de l’information que nous transmettons aux autres, en dehors du fait concernant le véritable Bismarck, qui donne de l’importance à notre jugement, la pensée que nous avons réellement contient la ou les particularités impliquées, et consiste entièrement en concepts.

Tous les noms de lieux tels que Londres, l’Angleterre, l’Europe, la Terre ou le système solaire impliquent, lorsqu’ils sont utilisés, des descriptions qui partent d’une ou plusieurs particularités avec lesquelles nous sommes en accointance. Je soupçonne que même l’Univers, tel qu’il est considéré par la métaphysique, implique une telle connexion avec des particularités. En logique, au contraire, où nous nous intéressons non seulement à ce qui existe, mais aussi à tout ce qui pourrait exister ou être, aucune référence à des particularités réelles n’est impliquée.

Il semblerait que, lorsque nous faisons une déclaration sur quelque chose qui n’est connu que par une description, nous avons souvent l’intention de faire notre déclaration, non pas sous la forme impliquant la description, mais à propos de la chose réelle décrite. En d’autres termes, lorsque nous disons quelque chose sur Bismarck, nous aimerions, si nous le pouvions, porter le jugement que Bismarck seul peut porter, à savoir le jugement dont il est lui-même un élément constitutif. En cela, nous sommes nécessairement vaincus, puisque le Bismarck réel nous est inconnu. Mais nous savons qu’il existe un objet B, appelé Bismarck, et que B était un diplomate avisé. Nous pouvons donc décrire la proposition que nous aimerions affirmer, à savoir « B était un diplomate astucieux », où B est l’objet qui était Bismarck. Si nous décrivons Bismarck comme « le premier chancelier de l’Empire allemand », la proposition que nous aimerions affirmer peut être décrite comme « la proposition affirmant, à propos de l’objet réel qu’était le premier chancelier de l’Empire allemand, que cet objet était un diplomate astucieux ». Ce qui nous permet de communiquer malgré les différentes descriptions que nous utilisons, c’est que nous savons qu’il existe une proposition vraie concernant l’actuel Bismarck et que, quelles que soient les variations de la description (tant que la description est correcte), la proposition décrite est toujours la même. Cette proposition, qui est décrite et dont on sait qu’elle est vraie, est ce qui nous intéresse ; mais nous ne sommes pas en accointance avec la proposition elle-même, et nous ne la connaissons pas, bien que nous sachions qu’elle est vraie.

On verra qu’il y a plusieurs étapes dans l’éloignement de l’accointance avec les détails : il y a Bismarck pour les gens qui l’ont connu, Bismarck pour ceux qui ne le connaissent que par l’histoire, l’homme au masque de fer, le plus longévif des hommes. Ces notions s’éloignent progressivement de la connaissance des détails ; la première se rapproche le plus possible de la connaissance d’une autre personne ; dans la deuxième, on dira encore que nous savons « qui était Bismarck » ; dans la troisième, nous ne savons pas qui était l’homme au masque de fer, bien que nous puissions connaître de nombreuses propositions à son sujet qui ne sont pas logiquement déductibles du fait qu’il portait un masque de fer ; dans la quatrième, enfin, nous ne savons rien de plus que ce qui est logiquement déductible de la définition de l’homme. Il existe une hiérarchie similaire dans la région des universaux. Beaucoup d’universaux, comme beaucoup de particuliers, ne nous sont connus que par la description. Mais ici, comme dans le cas des particuliers, la connaissance de ce qui est connu par la description est finalement réductible à la connaissance de ce qui est connu par accointance.

Le principe fondamental de l’analyse des propositions contenant des descriptions est le suivant : Toute proposition que nous pouvons comprendre doit être entièrement composée de constituants dont nous avons l’accointance.

Nous ne tenterons pas à ce stade de répondre à toutes les objections qui peuvent être formulées à l’encontre de ce principe fondamental. En effet, il est difficilement concevable que nous puissions porter un jugement ou faire une supposition sans savoir de quoi nous jugeons ou ce que nous supposons. Nous devons attacher un certain sens aux mots que nous utilisons, si nous voulons parler de manière significative et ne pas émettre de simples bruits ; et le sens que nous attachons à nos mots doit être quelque chose dont nous avons l’accointance. Ainsi, lorsque nous faisons une déclaration sur Jules César, il est évident que Jules César lui-même n’est pas présent à notre esprit, puisque nous n’en avons pas l’accointance. Nous avons à l’esprit une description de Jules César : « l’homme qui a été assassiné aux Ides de mars », « le fondateur de l’Empire romain » ou, peut-être, simplement « l’homme qui s’appelait Jules César ». (Dans cette dernière description, Jules César est un bruit ou une forme dont nous avons l’accointance). Ainsi, notre énoncé ne signifie pas tout à fait ce qu’il semble signifier, mais signifie quelque chose qui implique, au lieu de Jules César, une certaine description de lui qui est entièrement composée de détails et d’universels avec lesquels nous avons une accointance.

L’importance principale de la connaissance par description est qu’elle nous permet de dépasser les limites de notre expérience privée. Bien que nous ne puissions connaître que des vérités entièrement composées de termes dont nous avons fait l’expérience par accointance, nous pouvons néanmoins avoir une connaissance par description de choses dont nous n’avons jamais fait l’expérience. Compte tenu de la portée très étroite de notre expérience immédiate, ce résultat est vital, et tant qu’il ne sera pas compris, une grande partie de notre connaissance devra rester mystérieuse et donc douteuse.