Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/013

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Nouvelle Revue Française (1p. 28-29).
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XIII

On dit assez, en ce temps, et je lisais encore hier, que notre jeunesse a plus de goût pour l’action, plus de foi aussi, que la jeunesse d’il y a vingt ans. Les sports y sont pour beaucoup ; une instruction plus positive y a sans doute aussi contribué. Par-dessus tout la pratique de la liberté a réveillé l’Espérance et le Courage. C’est très bien ainsi.

Mais beaucoup de ceux qui s’en réjouissent l’entendent mal. Car sous ce beau nom, la Foi, ils entendent toujours la résignation ; et sous ce beau nom, l’Action, ils entendent toujours la passion, et surtout la guerre, qui comble toutes les passions. En quoi ils jugent très mal de cette espèce de pressentiment, qu’ont les jeunes, d’une route ouverte et déblayée.

La foi a toujours marché, quoiqu’à tâtons, vers son objet propre, qui est la justice. En ce sens la Grande Révolution fut un mouvement de foi, et une prodigieuse action. Et il est sûr que l’espèce de maladie morale, qui suivit ces guerres formidables, consista surtout en ceci que les maîtres de la jeunesse, et la jeunesse même, inclinèrent plutôt vers les raffinements de la réflexion et la culture des sentiments rares. On cite assez souvent maintenant, comme de funestes artistes dans ce genre-là, Taine et Renan, qu’on adorait encore autour de moi quand j’étais sur les bancs du collège. Barrès a aimé ce poison. Pour moi, je n’y ai point touché. J’ai méprisé, par un instinct plus fort que la mode, ces dissertations de psychologues. Il m’a paru insensé de vouloir considérer les pensées et les sentiments comme un spectacle tel quel, simple reflet du grand spectacle. Les choses sont comme elles sont, inertes, solides, lourdes, résistantes ; obstacles et outils à la fois ; sans dignité et sans mandat. J’étais athée et matérialiste en ce sens-là. Mais jamais je n’ai pris des pensées, des sentiments, des « états d’âme » selon le mot à la mode, comme un monde mécanique aussi. Il m’a paru, au contraire, que la volonté était dans ce monde-là comme dans son domaine propre, où elle devait permettre, nier, supprimer, de façon à former non seulement le vrai de ce qui est, mais encore le vrai de ce qui devrait être, la justice enfin. Et qu’ensuite, sans égards pour les choses, il fallait faire la justice dans le monde, comme un artisan fait une brouette ou une poulie ; gardant ainsi, malgré tous les obstacles et pièges, ce que j’appelle la vraie foi et la vraie religion. Tendant aussi, par là même vers l’action la plus pleine. Car ce qu’ils voudraient appeler action n’est que convulsion et courte folie. Ce même esprit, que j’ai pu sauver de tous les naufrages, je crois le reconnaître dans les jeunes qui viennent maintenant à l’âge viril, et je m’en réjouis.