Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/014

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Nouvelle Revue Française (1p. 29-30).
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XIV

Quelquefois un homme naïf, réfléchissant sur les opinions religieuses des autres, se dit : « Mais comment ne voient-ils pas les difficultés et les absurdités ? » D’autant qu’il arrive souvent qu’un homme qui a la foi du charbonnier, comme on dit, est assez savant en certaines choses. On se figure à tort que les idées les plus évidentes viennent frapper l’esprit comme un rayon de soleil éclaire les choses et frappe les yeux. Or, ce n’est point vrai ; il faut chercher les idées, et de tout son cœur ; sans quoi on ne les trouve point. Remarquez qu’on peut fermer les yeux et ainsi refuser de voir une chose visible ; mais encore faut-il vouloir contre. Au lieu que, dans le monde des idées, il n’est pas nécessaire de fermer les yeux ; il suffit de ne pas prendre la loupe ou le microscope. En somme rien n’est plus simple que de se refuser aux preuves.

J’ai connu un homme qui raisonnait supérieurement quand il voulait, et qui d’ailleurs suivait la messe comme la plus engourdie des vieilles bonnes femmes. Je me suis assuré, autant que la chose était possible, qu’il ne pensait jamais ni pour ni contre la religion. Mais, dira-t-on, comment faisait-il ? Question mal posée ; il n’y a rien à faire pour ne pas penser, je dis avec attention et par ordre. C’est penser qui est difficile.

On peut ignorer les faits les plus visibles, dès qu’on ne désire pas les connaître. Un homme très cultivé, et qui passait la moitié de son temps à la campagne, disait, comme on parlait devant lui du mouvement des étoiles : « Ce n’est pas vrai, que les étoiles tournent. On dit les étoiles fixes. Et si elles tournaient, on le saurait ». Ainsi pour constater ce fait si bien défini, il faut encore le chercher des yeux, et comparer la perception au souvenir. Il ne faut donc pas croire que l’on se heurte à la vérité comme à un arbre ; pour se heurter, il faut marcher ; et on ne marche à travers les idées que si on le veut bien ; et encore est-il vrai que, dans ce vaste pays des idées, on peut choisir le lieu de ses promenades, et ne point voir ce qui déplaît. Ainsi, pour abattre une opinion en soi-même, il faut le vouloir expressément, et y revenir, et s’obstiner. Et, remarquez-le bien, là où un nigaud discute, souvent un vieux routier change la conversation. Ce qui fait que le plus intelligent échappe mieux aux preuves.