Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/016

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Nouvelle Revue Française (1p. 32-33).
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XVI

Je suis tombé hier sur un mot de Shakespeare, que l’on cite souvent : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes ». Cela est dit dans « La Tempête », espèce de féerie où l’esprit Ariel déchaîne les vents et la mer selon sa fantaisie. Il y a plus d’une idée dans ce conte de nourrice. On y voit deux amoureux qui sont comme hors du monde et perdus dans leur rêve ; leur ivresse gagne jusqu’aux spectateurs ; et les choses se passent dans la pièce justement comme les amoureux les imaginent ; tout doit finir bien ; l’esprit est roi du monde. Le hideux Caliban, qui représente les forces sauvages, se traîne à plat ventre. C’est ainsi que l’on voit les choses, quand on aime ; et tous ceux qui sont nés d’une femme sont fils de cette illusion-là. Lorsque Caliban reprend des forces, lorsque son odeur de poisson gâté vient troubler la féerie, l’enfant est fait ; il est fait de l’étoffe des songes ; il en fera un autre décor de féerie, à son tour, et d’autres enfants ; c’est ainsi. Ariel, le pur esprit, mène les noces merveilleuses, et se réunit ensuite aux éléments. Toute la Théologie est là en raccourci. Ce n’est pas peu de chose.

Si j’avais à chasser les Dieux, je commencerais par chasser les songes, et je dirais, au rebours du poète : « nos songes sont faits de la même étoffe que les choses ». Il m’est arrivé, comme j’étais couché dans une chambre d’hôtel, d’avoir un terrible rêve. On se battait. Des soldats tiraient des coups de feu ; une lueur rouge sortait des fusils et des blessures ; une maison flambait. Je me réveille et j’entends des coups de feu ; c’étaient des soldats qui faisaient du tir réduit dans le polygone, non loin de là. Mon lit était en face de la fenêtre : un rideau rouge était éclairé par le soleil, et illuminait la chambre. Telle était la trame de mon rêve. Je croyais que j’avais rêvé ; en réalité j’avais perçu les choses, mais assez mal. J’avais entendu des coups de feu ; j’avais vu cette clarté rouge à travers mes paupières ; j’avais essayé, comme nous faisons toujours, de reconstruire les choses d’après cela ; je l’avais fait d’abord très mal, mais j’étais enfin arrivé aux vraies causes ; et c’est cela même que l’on appelle le réveil.

À ce compte, nous faisons une foule de petits rêves à toute heure du jour. Je vois le dos d’un Monsieur, je m’avance pour lui parler ; je m’aperçois que ce n’est pas mon ami. Court rêve, suivi de réveil. Je me trompe de tramway ; court rêve, suivi de réveil. Nos rêves nous viennent du monde, non des Dieux. C’est notre paresse qui les fait. De là les faux esprits. Ariel est fils de Caliban. Le vrai esprit est celui qui perçoit le vrai monde. La Justice rêvée est humaine. C’est la Justice perçue qui est divine.