Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/017

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Nouvelle Revue Française (1p. 33-34).
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XVII

On ne pense point comme on veut. Ce qui fait croire que l’on pense comme on veut, c’est que les idées qui viennent à l’esprit d’un homme sont presque toujours celles qui conviennent aux circonstances. Si je me promène sur le port, le cours de mes idées ne diffère pas beaucoup de la suite des choses que je vois, grues à eau, tas de charbon, bateaux, wagons, tonneaux. Si parfois je suis quelque rêverie, cela ne dure pas plus que l’ombre d’une hirondelle. Bientôt quelque impression vive me remet au milieu des choses présentes ; et, pendant que je veille à ma conversation, au milieu de ces masses qui montent, descendent, roulent, grincent, s’entrechoquent, mon attention se trouve par là disciplinée, et je fixe dans mon esprit des rapports vrais entre des choses réelles.

Mais d’où viennent ces vols de rêveries qui traversent de temps en temps mes perceptions ? Si je cherchais bien, je trouverais presque toujours quelque objet réel, que je n’ai vu qu’un instant, un oiseau dans l’air, un arbre au loin, ou bien le visage d’un homme, un instant tourné vers moi, et versant à mes pieds, dans le temps d’un éclair, une riche cargaison d’espoirs, de craintes, de colères. Nos pensées sont copiées sur les choses présentes, et notre puissance de rêver ne va pas si loin qu’on le dit.

Je me souviens que je m’entretenais de ces choses avec un ami. Nous marchions à l’aventure au milieu des bois. Il demandait si nous n’étions pas capables de tirer des trésors de nous-mêmes comme d’un coffret, sans le secours d’une chose présente. À ce moment-là il me vint à l’esprit le mot « Byrrh », qui n’avait certes aucun rapport avec les arbres et les oiseaux. Je le lui dis. Nous discourons là-dessus. Nous approchions d’une espèce de bicoque à moitié dévorée par les branches ; comme j’y portais mon regard, je vis un carton cloué sur la fenêtre pour remplacer une vitre cassée, et sur lequel on lisait le mot « Byrrh ». Depuis je fais hommage à la terre, notre mère, pour toutes les pensées qui me viennent.

Quelquefois aussi l’idée est une réplique de notre œil. Un voyageur me conta que, dans le sable du désert et sous les feux du soleil, il pensait, dès qu’il fermait les yeux, à une espèce de Norwège neigeuse éclairée par la lune. Ce n’était sans doute qu’une image violette répondant à l’image jaune, comme il arrive lorsque nous regardons le soleil ; une tache violette nous suit pendant quelque temps. De telles images, après que nous avons éteint la lumière, forment sans doute l’étoffe de nos rêves. Dans une nuit profonde et loin du bruit, si nous restons immobiles, nos pensées ne vont pas loin. Si ceux qui veulent dormir connaissaient mieux la source de leurs soucis, ils auraient peut-être cinq minutes de patience, et les vagues de la nuit viendraient les alléger et les bercer comme des épaves.