Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/018

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Nouvelle Revue Française (1p. 34-35).
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XVIII

Voici, pour les temps de pluie, une espèce de jeu de société. Il s’agit de faire constater par chacun qu’il voit double les objets rapprochés lorsqu’il regarde, dans la même direction, des objets plus éloignés. Je croyais que cette remarque était très aisée à faire ; mais j’ai pu m’assurer, par hasard, que ces images doubles sont souvent niées de bonne foi, et par raisonnement. « Comment voulez-vous, disait quelqu’un, que je voie deux parapluies puisqu’il n’y en a qu’un ? » Pour moi, il me suffit d’élever mon porte-plume à la hauteur de mes yeux, en regardant au delà, pour voir deux porte-plumes encadrant en quelque sorte la chose que je regarde. Mais je ne le fais pas toujours voir aisément aux autres ; et cette résistance vient de ce que, n’ayant pas réfléchi sur la théorie de la vision, ils jugent cette apparence impossible, et la suppriment comme par décret. J’ai lu qu’un ancien philosophe, nommé Timagoras, niait les images doubles, et pour cette même raison.

Il faut un temps et un travail pour atteindre les objets à travers les apparences. L’enfant n’en conserve pas le souvenir ; mais les aveugles-nés auxquels on rend la vue nous font témoins de ces recherches, où les explorations de la main donnent un sens aux apparences visuelles.

Mais, chose non moins remarquable, quand on est une fois éduqué, il faut un temps et un travail pour apercevoir les apparences. Par exemple il est commun que ceux qui n’ont pas l’expérience de la peinture nient les couleurs empruntées communiquées à des bois et à des champs éloignés par l’air interposé. « Des sapins, disent-ils, ne sont pas bleus, je le sais bien ». De même pour la perspective. Exerçant un jour au dessin un jeune apprenti de Saint-Hilaire, j’eus bien de la peine à lui faire constater que l’image d’un tableau noir est moins large quand il est placé obliquement ; « car, disait-il, le tableau a toujours la même largeur pendant qu’on en fait le tour ».

Il se produit sans doute quelque résistance du même genre chez les libres-penseurs, lorsqu’ils se sont convaincus que les objets de la religion n’existent pas ; ils nient alors les apparences, et, par exemple, les effets de la prière, parce qu’ils sont assurés qu’aucun Dieu n’écoute la prière. Mais il se peut bien qu’une telle action s’explique, sans aucun Dieu, par un jeu de sentiments qui est apparence, il est vrai, et trompeuse, à l’égard de Dieu, mais qui soit très réelle et efficace par la structure de notre propre machine. Et c’est pourquoi je voudrais voir, dans les programmes de leurs Congrès, cette question, fondamentale à mon avis : de la Vérité des Religions. Car Timagoras, en niant les deux images, en restait au premier moment ; il faut comprendre l’apparence aussi.