Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/108

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Nouvelle Revue Française (1p. 149-150).
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Il me semble que les syndicalistes (je désigne assez clairement par là les plus ardents des socialistes), ont éprouvé ces dernières années une révolution dans les idées, qui leur a fait considérer le progrès humain sous un aspect nouveau. Et voici à peu près comment je me représente ce mouvement d’idées, et le changement qu’il apporte dans la politique.

Les socialistes ont réfléchi d’abord en partant de la notion du droit. Il leur a paru évident, lorsqu’ils ont considéré les salaires de famine, les vieux ouvriers réduits à tendre la main, la personne humaine traitée comme un outil, que ces choses allaient contre le droit. Et ils l’ont expliqué à tout venant, par discours et traités, avec un prodigieux succès ; car le progrès des connaissances et l’habitude de réfléchir avaient ouvert les esprits, aussi bien ceux des possédants que ceux des autres. Il y eut une vague de justice sur le XIXe siècle ; de là un doute universel, on peut le dire, concernant le droit des patrons, et comme une secousse des intelligences, d’un monde à l’autre, d’où vinrent une foule de changements, dans les mœurs et dans les lois, qu’on oublie trop. En bref, même les plus féroces parmi les rentiers, pour peu qu’ils eussent touché aux sciences, se voyaient condamnés ou bien à se rendre tout à faits ignorants de tout, en se bouchant exprès les yeux, ou bien à ne pas trop approuver leur propre oisiveté et les misères des autres. Ainsi la géométrie, dont le vieux Socrate espérait beaucoup, tirait la justice après elle. Ce fut la revanche des idéologues.

Mais suivez le mouvement qui s’est fait depuis dix ans, et voyez comment il avait été préparé. Marx avait réduit le droit à la force, et voulait une justice aussi aveugle qu’une avalanche. L’armée des historiens, moitié jésuites, moitié taupes, se moquait des idées et des idéologues, et prétendait réduire toute science à des croyances plus utiles que d’autres, mais non plus raisonnables. Les ouvriers se formaient à cette critique, et, par défiance pour la théologie, chassaient le droit et l’idéal en même temps que les dieux. J’ai vu ces choses de près. J’ai vu les amis du droit en arriver à se moquer du droit.

Or c’est par ce détour qu’ils en sont venus à se défier des socialistes bourgeois. Car, pensaient-ils, si tout est force et désir de jouissance en ce monde, il n’est pas possible qu’un homme qui vit bien soit socialiste. Donc les discours des bourgeois n’étaient que des pièges. Donc il fallait s’armer, et faire une guerre d’esclaves. Pataud méprise le droit, et il ne le cache pas.

Erreur qui va loin. Le socialisme est découronné. Toutes les passions sont réhabilitées. Le jeune bourgeois rougit presque des idées de justice qu’il avait. Le parti de la force parle plus haut que jamais. Il n’y a plus qu’une vertu, la violence. La Guerre Sociale se moque de la Pensée. Les bourgeois serrent fortement leur sac d’écus. Les vieilles barbes radicales ne se portent plus. Et, pour tout dire, la perspective d’une révolution est écartée. Car, qu’est-ce que le socialisme comme force, sans les complices que l’intelligence lui assurait partout ? Qu’est-ce que c’est ? Un tumulte de carrefour, encadré de gardes municipaux.