Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/109

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Nouvelle Revue Française (1p. 151-152).
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CIX

Platon ne veut pas condamner les hommes à une autre peine qu’à celle qu’ils ont choisie. La Justice prend ici figure de nécessité. L’avare est plus avare à mesure qu’il entasse ; et l’amoureux plus amoureux à mesure qu’il se le prouve par de nouvelles sottises ; le furieux plus furieux à mesure qu’il frappe ; l’envieux plus envieux à mesure qu’il souhaite le malheur de son prochain. Ainsi ils ne peuvent refuser cette punition, puisqu’ils la veulent. Je trouve dans Hegel, penseur majestueux et tout proche du sens commun sans qu’on s’en aperçoive toujours, cette idée que la peine est, accessoirement et superficiellement, une mesure de sûreté publique, mais que, plus profondément, elle est l’effet même de la volonté du coupable. Idée qui se trouve enveloppée dans les jugements ordinaires, toutes les fois que l’on dit : « C’est bien fait », ou « C’est toi qui l’as voulu ».

De là vient sans doute l’idée si ancienne qu’une peine est juste lorsqu’elle ressemble à l’action même que l’on veut punir. « Tu craches en l’air », dit le proverbe. Mais comme notre action n’est pas toujours ainsi lancée qu’elle retombe sur nous par les lois naturelles, le juge des anciens temps la recourbe et la réfléchit. Ta flèche a crevé l’œil de ton voisin ; je la renvoie dans le tien ; tu as volé six moutons, tu en perdras six. Tu lui tues son fils, on te tuera le tien. Idée assez grossière, comme on voit par ce dernier exemple. Mais idée bien naturelle, d’après laquelle la vengeance est comme un devoir de justice. Encore maintenant il arrive que le père d’une fillette violée et étranglée réclame la première place à côté de la guillotine ; et on la lui donne. Dire que c’est sauvagerie pure, c’est sans doute s’élever trop au-dessus de la nature. Il en est de ces sentiments comme de la religion ; nier est une sagesse trop courte ; il faut retrouver le vrai dans chaque erreur, de façon à satisfaire la nature finalement.

Dans la peine de mort, par exemple, il faut savoir reconnaître les œuvres de l’assassin, selon le cours des choses. Car celui qui a fait bon marché de la vie humaine, dès qu’il est connu, il n’ira pas loin. Sa carrière est bornée ; le genre de relation qu’il établit entre les autres et lui enferme une violence sans limites. « Ton esclave, disait Sénèque, est maître de ta vie si seulement il met la sienne au jeu. » Mais cette condition est dans tous les crimes. Donc pour que l’assassinat soit puni de mort, il n’est pas nécessaire que le juge s’y mette. Le rôle du juge et de la société est bien de considérer l’intérêt social ; c’est pourquoi ils s’opposeront à la vengeance toute chaude, source d’erreurs funestes, école de brutalité, tumulte redoutable. Il décide du fait, et règle le cours de la vengeance. Mais, à bien regarder, ce n’est pas lui qui punit ; la violence subit seulement sa propre loi. C’est pourquoi il n’est pas selon la sagesse que le jury ait à se montrer sévère ou indulgent ; il limite seulement les conséquences de la guerre à celui qui l’a déclarée. Il n’a pas le droit de punir ; où prendrait-il le droit d’absoudre ?