Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/009

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 17-18).
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IX

Une petite fille, voyant qu’une promenade, qui lui plaisait assez, allait lui faire manquer son bain, auquel elle tenait beaucoup, dit naïvement : « On pourrait demander à Dieu d’avancer l’heure de la marée. » J’étais en humeur de faire le prophète, et Dieu lui parla par ma bouche.

« Ma fille, lui dit Dieu, ta prière m’est plus douce que l’encens ; car on m’oublie un peu trop, et je n’ai plus guère occasion de refuser quelque chose aux hommes. Faute de mieux, je leur donnais toujours un peu de sagesse ; mais ce sont des ingrats. Toi, puisque tu m’écoutes, essaie de me comprendre.

« Il faut que j’aie l’œil à tout ; et le monde est grand ; et tout tient à tout. Avancer la marée, tu crois que cela peut se faire d’une chiquenaude ? Non ; le monde est bien emboîté ; je l’ai ajusté étant jeune, et je sais trop bien ce qui arriverait si je délivrais seulement une roue. Mes prédicateurs comparent le monde à une horloge très compliquée ; ils n’ont pas tort. Si tu touches jamais à une horloge, petite fille, tu verras les aiguilles courir comme des folles ; tu entendras sonner des heures inconnues, vingt heures, trente heures, cinquante heures, et tu t’enfuiras ; mais moi, où veux-tu que je m’enfuie ?

« La marée vient de loin ; c’est une grande vague qui traverse les océans, et qui se ralentit à mesure que le fond de la mer remonte, ce qui fait qu’elle arrive plus tôt ou plus tard, selon la forme des côtes et les pentes du fond de la mer. J’ai réglé tout cela ; je vois tout cela ; toi, tu ne vois que ton bain. Des milliers d’hommes, qui m’ont bien oublié, comptent pourtant sur moi ; ils ont mesuré les heures d’avance ; ce gros paquebot attend l’heure de Dieu. Tous prient à toute heure, sans le savoir. Ils me supplient de ne rien changer. Si je veux être bon, il faut que je sois sans pitié. Tu n’es pas seule au monde ; il m’arrive des flots de pensées respectables qui me rappellent à moi-même. Je ne peux pas te donner ma place ; tu es trop jeune ; tu ne sais pas assez ce que tu veux.

« Et tu ne comptes pas des milliards d’autres frères, qui cherchent aussi leur pensée, et qui la trouveront, si je suis un bon roi. La marée suit le soleil et la lune ; les océans se déforment comme une goutte d’eau qui tomberait ; et, comme la terre tourne, cela fait comme deux renflements ou deux bosses liquides qui tournent. J’ai réglé cela aussi ; si j’y change la moindre chose, les planètes seront folles ; tous ceux qui pensent retomberont dans les rêves, et je serai assourdi de reproches.

« Les hommes racontent que Phaéton obtint de conduire le char du soleil, et qu’il mit le feu partout. Ce n’est pas vrai. J’ai laissé Phaéton à son rang, quoiqu’il fût mon fils. Et toi aussi, ma fille, tu suivras l’ordre. Je te passerai le sceptre et la puissance quand tu seras assez sage pour t’en servir. Mais, avant que tu en sois là, tu pleureras plus d’une fois sur toi-même au coucher du soleil ; et plus d’une marée dénouera les algues. »