Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/028

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 41-43).
◄  XXVII.
XXIX.  ►
XXVIII

L’institutrice attend les premières feuilles pour les faire voir aux tout petits ; un matin, elle en découvre une, à peine dépliée ; et, comme elle dirige sur cette merveille de l’année cinquante paires d’yeux vifs, aussitôt des orateurs lui font comprendre qu’il y a un bouquet de feuilles depuis deux jours, à l’autre arbre, et que tous l’ont remarqué.

Une autre fois, dans une autre école, la maîtresse demande : « Qu’estce qu’on voit sur les arbres au printemps ? » Les mioches répondent d’une seule voix : « On y voit des fleurs. « Selon les livres, ils auraient dû répondre qu’on y voit des feuilles ; mais ces yeux vifs et tout neufs ne savaient encore que regarder. Et cette fois-là encore l’art d’observer fut appris à l’institutrice par une bande de marmots sans culture.

Sur quoi il y a beaucoup à dire. Et d’abord que les yeux des enfants ont une espèce de faim qu’on ne retrouve guère chez les hommes, ce qui fait qu’ils remarquent tout ; c’est pourquoi les leçons de choses, surtout si l’on s’efforce de ne rien omettre et de tout décrire par le menu, risquent d’endormir les plus attentifs, et de donner aux autres cette idée funeste que la maîtresse est en train d’apprendre avec bien de la peine des choses que les élèves savent beaucoup mieux qu’elle. Il s’est produit, dans cet éveil de la pédagogie que l’on a vu en ce dernier Siècle, un renversement de perspective singulier : les pédants ont découvert la nature et ont formé cette idée neuve qu’il fallait la faire voir aussi aux enfants. Or, une telle idée est juste en partie, fausse en partie ; il y faut mettre des nuances, et observer avant tout les enfants au moment où on leur parle ; car c’est une méthode périlleuse, pour un adulte qui parle à des enfants, que de vouloir faire l’enfant ; l’enfant est au-dessus de ces puérilités ; il en saisit très bien le ridicule ; il en est plus d’une fois humilié. Je ne compte pas trop, je l’avoue, sur ces histoires naïves qu’on leur fait, ni sur cet effort trop visible pour se mettre à leur portée. Il y a une vivacité d’intelligence, une subtilité de sentiments, un jugement supérieur dans ces natures en développement, d’où naîtrait bientôt une condescendance, si l’on n’y prenait garde. Et il peut arriver que l’enfant fasse l’ignorant par politesse, ce qui renverse l’ordre et crée un ennui d’institution. Ces remarques trouvent leur application partout, à la Sorbonne aussi bien qu’à la Maternelle.

Mais, spécialement au sujet de l’observation et de l’esprit d’observation, il y a un préjugé de ceux qui ont trop lu, d’après lequel un paysan ou un ouvrier ne sait point voir. D’où l’on vient à vouloir leur enseigner avant tout la pratique d’après les apparences, qu’ils savent presque toujours mieux que le maître ; l’on y perd des heures et des années, au lieu de les jeter tout de suite dans la vraie science, qui est d’entendement, et qui saisit des rapports d’entendement. Par exemple, dans une horloge, il faut compter les dents de chaque roue, et demander : « Pendant que telle roue fait un tour, combien de tours fera la voisine et l’autre, combien de fois battra le balancier ? » Si jeunes qu’ils soient, ils s’élanceront sur cette route royale, comme de vrais hommes. Mais vous approchez votre montre de son oreille, en lui disant : « Écoute la petite bête. » Prenez garde que l’enfant ne vous juge un peu trop enfant.