Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/032

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 47-48).
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XXXII

Amyntas a été jeune, comme tout le monde. En cet état, il montrait plus de sérieux et de solide que le commun des bons écoliers, mais de la jeunesse aussi, c’est-à-dire l’ennui et le mépris aux petites choses, et l’enthousiasme pour les grands écrivains, qui sont justement au niveau des jeunes par leur naïveté et nudité d’esprit. Mais chacun a sa jeunesse, et les chatons ne jouent pas comme les lionceaux. Amyntas était né critique. Il lut, il pénétra, il perça à jour. Il triompha dans des descriptions d’hommes, vives, sûres, comme d’un seul trait. L’esprit y marquait sa griffe. Bref ce fut un maître, à vingt-cinq ans comme les jeunes n’en ont pas trop. Peut-être manquait-il de force, ou de cœur, comme on dit ; peut-être son javelot ne tremblait pas assez dans la cible ; il lançait mieux les flèches du voltigeur. En somme des idées un peu grêles, mais si nettes. Et, comme les idées appellent les faits, il lisait, lisait, lisait. Lorsqu’Amyntas pense à ce beau temps, il dit : « Hélas, je ne savais rien. »

Quand on fait métier des Belles-Lettres, il arrive que l’on se lasse d’admirer, et que l’on explique volontiers les grands effets par de petites causes, Corneille tragique par Corneille avocat. C’est l’âge critique du critique ; ou bien il faut une rusticité d’esprit, comme d’un Faguet, qui découvrit Platon à cinquante ans, et en fit un livre de jeune homme. Mais Amyntas n’avait pas le cœur si musclé. Il avait aussi trop d’esprit Voltairien pour vieillir dans le musqué et le précieux. C’est ainsi qu’il tomba à l’érudition, juste comme il entrait en Sorbonne.

Il fut donc un dénicheur. Et il se mit à défaire le travail d’autrui justement comme il faisait le sien ; car chacun explique les œuvres des autres d’après ce qu’il sait des siennes. Il supposa que les autres avaient lu comme lui et pensé comme lui. Le voilà à la piste ; il suit Voltaire en voyage ; et, si le grand homme a lu quelque papier coupé dans les lieux secrets, il faut qu’Amyntas sache comment ce papier était coupé, et quelle idée le grand homme en a retenu. Il dîne en ville avec lui ; il écoute aux portes ; il entend cette conversation qui eut lieu il y a deux cents ans. Il défait les idées comme des dentelles ; il suit les fils ; si le fil se rompt, il en retrouve les deux bouts. Prodigieux travail, amusant à faire, amusant même à suivre, et dont il formule maintenant les principes et les règles. On peut finir plus mal ; et, si les petites causes n’expliquent pas tout, elles arrivent à définir ce qui importe, ce qu’elles ne peuvent expliquer. Amyntas est un homme heureux ; il se flatte d’avoir trouvé enfin, après de longs tâtonnements, la méthode de travail qui convient aux jeunes.