Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/034

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 49-50).
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XXXIV

Nous traversons un vrai temps de Carême. Ce soleil déjà haut est une promesse ; mais ce vent aigre et ces flocons qui voltigent sont une épreuve. Tous les ans nous constatons ce retour d’hiver, aussitôt après les premières feuilles. Et, quoique le physicien l’explique fort bien par le premier effet du soleil, qui fait monter l’air chaud et appelle l’air froid, néanmoins il en est surpris et attristé comme sont les ignorants. Ce froid qui tombe soudain sur nos espérances a vraiment figure d’injustice ; nous étions recroquevillés et bien sages depuis le fond de l’hiver, et voilà qu’au premier soleil nous avons fleuri trop tôt ; nos fleurs de joie sont gelées.

C’est donc un temps convenable pour réfléchir aux amertumes de la vie, et pour comprendre le prix de la prudence et la nécessité de ne pas céder au premier plaisir. Le temps du carême est de pénitence, sans aucun décret divin, par la vertu du soleil, des vents et des vapeurs. Si j’imagine un temps où, pendant l’hiver, on vivait de peu en dormant comme des marmottes, je comprends qu’après quelques beaux jours, après un éveil imprudent et une éclosion d’actions et de projets, les Normands de ce temps-là devaient soudain se remettre à l’hivernage et à une vie ralentie. Expérience qui se fixa dans les mémoires et les traditions ; d’où cette idée qu’avant la délivrance de Pâques, et malgré les ruses du soleil, il était sage de se priver encore, de jeûner encore, et d’être tristes enfin par précaution afin de ne pas l’être par rhume ou bronchite. Ainsi les bonnes femmes qui font pénitence et se courbent pour prier en ce temps-ci ne font que suivre la nature.

De même, quand je les vois le jour des Rameaux, portant des branches de buis ou de sapin, je comprends qu’elles affirment pourtant leur espérance et qu’elles apportent les premières feuilles en témoignage, comme pour se prouver à elles-mêmes que ce n’est pas le vrai hiver qui recommence. C’est un mouvement bien naturel, pour celui qui découvre en quelque vallon mieux abrité les premières feuilles, de casser la branche et d’aller la montrer à d’autres, comme preuve de la prochaine résurrection. Comment aussi l’on vint par rite à ne prendre pour cela que les branches des arbres qui sont toujours verts, afin de ne pas dépouiller les autres, cela s’explique assez bien.

On voit par là clairement que les religions sont venues après les rites, et que les rites eux-mêmes n’ont jamais été autre chose que des réactions naturelles, réglées en commun d’après l’expérience. Sur quoi des poètes et des philosophes ont travaillé, inventant les dieux, pourrait-on dire, afin d’expliquer la prière. Mais il me semble que c’est toujours le culte qui a précédé le dieu, et qui fut la vraie preuve du dieu. En carême, on s’incline et on se replie ; on mime la crainte et le respect par l’effet du vent. À Pâques on aime et on adore, par l’effet du soleil et des forces ressuscitées. Quand c’est le temps d’aimer, on aime d’abord ; Roméo est paré des grâces de Juliette. Ainsi de la tristesse des hommes est née la colère de Dieu ; et la bonté de Dieu, de leurs espérances. Et de leur joie enfin délivrée, un dieu sauveur est ressuscité. Les prêtres sont comme les rois ; ils règlent les choses comme elles iraient sans eux.