Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/037

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 53-54).
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XXXVII

Je suis bien d’avis que l’on explique aux petits garçons la catastrophe du « Titanic », et tout ce qui s’en suivit. Notamment les beaux faits des télégraphistes, des musiciens, des équipages, de tous les hommes, enfin, qui domptèrent la peur. Car je crois qu’il est important d’enseigner la morale ; et je crois que les esprits libres, par un éloignement des dogmes religieux, en sont venus trop vite à mutiler la morale aussi, disant que la notion de devoir convient seulement à des esclaves, et définissant l’homme libre par le mépris des devoirs. Cette notion du devoir doit être restaurée dans sa pureté ; bien loin d’être contraire à la liberté du héros, au contraire elle la définit.

Tous les animaux ont peur, et cèdent à la peur ; ils n’attaquent que lorsque la faim est plus forte que la peur ; ce sont des désirs sans gouvernement. Aussi peut-on craindre les animaux, ou bien les prendre en pitié ou en amitié ; il n’y a point lieu de les estimer, ni de les admirer. Ils n’ont point de force morale. Et qu’est-ce que la force morale ? C’est un ferme gouvernement de soi, dans les dangers, dans les douleurs, dans les plaisirs, dans l’assaut des passions. La pitié, le dévouement, la charité, sont encore des passions. La force morale n’y est point ; celui qui les suit s’abandonne encore à la nature animale. Un homme qui d’abord se livre à la colère et qui dans la suite se livre à la clémence, n’est toujours qu’un animal changeant. La force morale contient la clémence comme il faut, et la colère comme il faut ; toujours et avant tout la peur. Et qu’est-ce que le devoir ? c’est une obligation d’être homme, et non animal, c’est-à-dire de s’aguerrir contre les passions, et principalement contre la peur, dans les petites choses, en vue des grandes choses.

Remarquez bien que cela n’enferme aucune servitude. Bien au contraire, cela brise toutes les servitudes. Le devoir, c’est de régner sur soi, de ne jamais abdiquer, de ne jamais céder à personne ce gouvernement intérieur. Et cela fait voir que la morale bien purifiée repousse toute espèce de maître et toute espèce de Dieu. Le devoir se suffit à lui-même. Nul n’est fier d’avoir eu peur ; nul ne se vante d’avoir fui. Il suffit d’y penser, et de faire attention à l’exemple que donnent les héros ; il suffit surtout de se juger soi-même, et d’abord de se mettre au-dessus du jugement d’autrui. Il suffit de goûter à la liberté pour l’aimer.

Mais aussi le jeune homme, le fonctionnaire, le citoyen, devraient recevoir avant tout cette forte nourriture, au lieu d’être tenus en esclavage par une idée entièrement fausse, celle des devoirs envers autrui. La dignité de l’individu est froissée et piétinée ; des maîtres sans vertu, tyrans et esclaves en même temps, adorent l’humiliation d’autrui, la louent, la récompensent, et foudroient l’audacieux qui veut se tenir sur deux jambes à la manière humaine, au lieu de marcher à quatre pattes. Vous n’avez qu’à voir comment on traite un instituteur, lorsqu’il parle en homme ; presque toujours on lève le fouet ; et si d’autres à côté rampent bien, on fait leur éloge. Et les tyrans, encore trop nombreux, qui pratiquent avec une espèce de fureur ce mauvais dressage d’animaux, voudraient faire croire qu’ils travaillent à ressusciter le sentiment du devoir, aujourd’hui, disent-ils, trop oublié. Cette confusion des notions mettra le corps social tête en bas, par l’avancement des lâches et des esclaves, si nous n’y prenons pas garde.