Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/045

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 64-65).
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XLV

Quand on creuse dans la terre, on découvre des couches bien différentes par la composition, la structure et l’âge ; la plus ancienne porte communément les autres ; mais souvent aussi elles sont bousculées, renversées, mélangées, triturées. Les sentiments humains sont ainsi par couches, l’un portant l’autre, mais non sans éruptions et bouleversements. Je distinguerais trois âges.

Il y a l’enfance, qui est l’âge de l’amour. Les relations y sont de parenté, sans distinction du moi et du toi, ni du mien ni du tien. Les tribus les plus primitives que l’on connaît vivent sur des idées de ce genre-là, assez obscures pour nous ; les hommes sont groupés par familles, mais dans chaque famille il y a un peu de tout, hommes, animaux, pluie, vent ; et les uns disent qu’ils sont des perroquets, d’autres qu’ils sont des bisons, d’autres qu’ils sont nuages et pluie ; et très sérieusement, comme leurs cérémonies et leur magie le prouvent. Et ce n’est que la relation de parenté la plus étroite, celle des parents aux enfants, qui est ainsi généralisée ; l’enfant est d’abord sa mère, à parler exactement. Ces primitifs sentent vivement cela ; un fils est son père ; il n’y a point de morts ; les morts sont les vivants comme le fils est son père. Quand le fils est malade, on soigne aussi bien le père. Le moi ne se distingue point ; et c’est l’âge du communisme. Il est bon de remarquer, car on n’y pense point, que toute famille vit encore aujourd’hui en communisme. Et c’est l’âge de Dieu le père.

Il y a la jeunesse, qui est l’âge de la crainte et de la fureur, d’un mot, l’âge de la guerre. Ce qui occupe ici principalement les esprits, c’est la relation de défense commune, soit contre les choses et les bêtes, soit contre les hommes. Et c’est l’âge de l’obéissance, de l’admiration, de l’ambition. Il y a alors des héros qui se reconnaissent à leur force, et aux acclamations, et qui déjà possèdent. Hercule est maître de sa massue, par la raison qu’aucun autre ne peut s’en servir ; ainsi pour toute arme et pour tout outil. Mais cette propriété est fondée seulement sur les services que l’on peut rendre ; chacun possède selon ce qu’il peut et sait faire. C’est l’âge du collectivisme ; et toute armée en guerre vit selon le collectivisme. Dieu est alors le Maître.

Il y a la maturité, qui est l’âge de la paix. La relation qui domine ici c’est l’échange, ou le commerce. Il y a accumulation de biens, dissimulation dans le marchandage, double ruse, ruse du vendeur et ruse de l’acheteur ; probité avec cela, car les contrats sont respectés ; c’est l’âge de la justice et de la propriété individuelle. L’égalité est dans le droit, en même temps que l’inégalité se montre dans les profits. La force est méprisée, parce qu’elle trouble les prix et les marchés ; la force entoure le juge, qui maintient les contrats. Chacun dit « moi » et compte en secret son argent. L’intelligence règne, et l’avocat gouverne. L’escompte veut un calendrier, et paie les astronomes. Le Positif a ses balances, et se moque des fétiches. Le militaire est gendarme ; la dot paie l’amoureux. Le paradis est mis en actions. Dieu est Juge. Il a ses avocats et ses huissiers à verge, qui sont curés et bedeaux.