Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/050

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 71-72).
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L

Les forces sociales sont trop puissantes encore. Je n’entends pas par là les cuirassiers, les lignes de fantassins, les gendarmes, les agents ; ce n’est là qu’une contrainte, et il est clair qu’on ne peut pas contraindre tout un peuple, en lui empruntant pour cela ses propres forces. Le chef est toujours matériellement plus faible que ses subordonnés. Non. Ce qui est redoutable, c’est le consentement, l’enthousiasme, l’adoration. Tout mouvement de religion semble être révolutionnaire par nature ; il l’est toujours dans le fond. On adore toujours ce qui est beau et bon ; on n’adore jamais ce qui est vil et méchant. Mais, par le plaisir d’adorer, on adore l’adoration ; voilà toute la malice.

Je lisais des récits de la Mecque, où l’on voit que les Mahométans, après avoir fait un voyage pénible, sont enfin récompensés au delà de leurs plus folles espérances. Par quoi ? Par la grâce du ciel, entendez par le bonheur d’adorer en même temps qu’une foule d’autres, qui ont fait voyage aussi, avec la même espérance, et qui attendent la même récompense. Et tout cela est inexplicable si l’on considère la religion elle-même, qui n’est qu’un recueil de contes puérils et de maximes morales comme on en trouve chez tous les peuples. Seulement cela n’est qu’un prétexte pour une prodigieuse Effervescence. Chacun forme alors en même temps que les autres, porté, soulevé par les autres comme les autres par lui, chacun forme alors des pensées flamboyantes, belles, vraies. Alors s’exerce véritablement la Poésie, ce qui veut dire Création. Un beau concert, une belle déclamation nous font éprouver quelque chose de semblable. Et qui donc peut être sûr qu’il ne pleurera pas à quelque drame grossier, tout à fait dépourvu de vraisemblance ?

L’homme vit de Spectacles et de Cérémonies. La vie privée l’ennuie assez, et l’accable bientôt, par les soucis, par la prose, par la perspective d’une mort sans ornement. Mais la Cérémonie divinise tout. La guerre est Cérémonie. Si on ne la prend pas ainsi, on n’y comprend plus rien. Ils courent vers la souffrance et vers la mort ; il faut même les retenir. Oui, mais ils y vont tous ensemble. L’union fait Preuve, Chacun est croyant, et léger pour soi, intrépide, invulnérable. La guerre est Poésie. L’Épopée est une espèce de chanson de marche, souvent ennuyeuse parce qu’on la lit dans un fauteuil ; mais lorsque le son et le rythme figure le pas d’une grande foule et la Patrie en effervescence, on part bientôt pour la Mecque, et le voyage fait preuve. Toute guerre fait preuve, les morts témoignent. Les uns disent qu’Hélène n’était pas à Troie ; d’autres veulent prouver, par le compte des années, qu’elle n’était plus belle. Mais le guerrier qui veut la reprendre, et l’autre, qui veut la garder, savent qu’elle est dans la ville et qu’elle est plus belle que tout. Tant de cadavres autour des murs le prouvent bien.