Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/054

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 76-77).
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« Tout bon raisonnement offense » ; ainsi parle Stendhal. Parole un peu trop forte, et qui, elle-même, offense, donnant ainsi en quatre mots la règle et l’exemple. Comprendre cela, c’est comprendre la force catholique, que les prêtres rassemblent et conduisent, mais qui est dans les passions. Une passion cède à une passion plus forte ; cela est réglé ; rien n’est plus simple. Un homme menace ; si vous lui faites peur il ne menace plus ; il n’est pas moins ingénu quand il se soumet. Les tyrans ont la bonne manière, qui est de toujours forcer sans jamais raisonner. Ceux qui ont à maintenir une discipline, chefs d’atelier, maîtres d’école ou officiers, arrivent souvent à cette conclusion saisissante qu’une brute sévère est souvent plus aimée qu’un homme qui veut avoir raison. Selon le jeu naturel des passions, la foudre est adorée. Observez bien pourquoi on aime communément un pouvoir fort, vous comprendrez que les hommes sont toujours religieux par leur nature animale. La Majesté n’est autre chose que la force lorsqu’elle ne s’abaisse jamais jusqu’à raisonner. L’homme subit aisément la force ; ce grand Univers l’a dressé. Ce qui plaît, au fond, dans la guerre, c’est le jeu de la force sans aucune hypocrisie ; le vaincu n’est jamais humilié. Et pourquoi ? Parce que la force de l’autre donne au vaincu justement les passions qui conviennent à son état, le découragement, le besoin de paix ; il ne traite pas avant d’en être là. Un soldat, qui n’est que soldat, rend très bien son épée, et estime le vainqueur.

La lutte d’esprit, au contraire, irrite ; car le bon raisonnement ne force pas ; il invite poliment l’adversaire à apaiser lui-même sa passion ; cela le jette dans une guerre contre lui-même, très pénible, et humiliante par la conscience des fautes. Un homme veut une place, et il se remue pour l’avoir ; il a besoin de croire que ses compétiteurs sont tous sans droits et sans talents ; essayez de lui dire qu’il ne les connaît point, qu’il ne les a pas vus à l’œuvre ; neuf fois sur dix vous avez raison. Mais quel visage il vous fait voir ! Vous l’invitez à tuer lui-même son cher désir, son beau désir. Ou bien raisonnez sur le luxe, avec un homme qui va se payer une auto. C’est l’inviter à une souffrance volontaire. Il vous hait ; il vous supprime ; il vous bannit de sa pensée. Mais si vous lui gagnez au jeu les vingt mille francs qu’il allait y mettre, vous n’êtes plus qu’une force aveugle ; dans le fond il adorera votre bonne chance. On félicite l’homme heureux ; on ne félicite pas l’homme qui a raison. Ou bien proposez à un prodigue de faire ses comptes avec lui ; rien n’offense plus vivement, peut-être. Au lieu que s’il veut vous emprunter de l’argent, et si vous refusez tout net, il n’y pense plus. Il y a un instinct décidé des puissants et des riches contre tout raisonnement qui veut être bon. Le naïf raisonneur c’est le Primaire ; et la haine du Primaire est bien catholique.